Droits humains, Dignité et Indignation
Par Juan José Tamayo*
Les droits humains sont l’utopie du XXIème siècle. C’est ce qu’a dit José Saramago. À juste titre. La dictature des marchés, qui gouverne le monde aujourd’hui, a petit à petit éliminé toute trace de démocratie autour d’elle, elle a dynamité la culture des droits humains, elle les a vidés de leur fondement anthropologique, a nié leur universalité et les a réduits à un seul : le droit de propriété. Seuls les propriétaires sont sujets de droits. Et plus ils détiennent de propriétés, plus ils jouissent de droits.
Telle est la brutalité de la réalité. Les discours universalistes abstraits sur les droits humains ne comptent pas, car ils ne sont rien d’autre qu’idéalisme claironné qui ne résiste pas à l’analyse des faits. C’est la logique intraitable du néolibéralisme, qui est encore plus évidente dans la présente crise financière, qui répond à une crise morale plus profonde. L’éthique est en effet soumise au harcèlement des marchés et elle a perdu toute autonomie et aptitude à conduire l’économie, la politique, la vie des citoyens.
Au fondement de la négation des droits humains on trouve la négation de la dignité humaine. Je fais mienne à cet égard la thèse exposée par Jürgen Habermas dans La constitution de l’Europe (Trotta, Madrid, 2012) : la dignité de l’être humain est la source morale de laquelle tous les droits humains fondamentaux tirent leur substance. C’est en effet ce que pose avec clarté la Déclaration Universelle des Droits Humains à deux moments de son développement : dans le Préambule, qui affirme la foi dans les droits fondamentaux de l’être humain, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, et à l’article 1er : « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ». Les droits humains, reconnaît Habermas, on un visage de Janus et regardent simultanément dans deux directions : vers la morale et vers le droit. En d’autres termes, ils ont un contenu moral et la forme de droits positifs. La dignité de la personne est précisément la charnière conceptuelle qui permet de réaliser l’union des deux directions.
C’est précisément l’appel à la dignité humaine qui a rendu possible la réalisation d’un consensus entre des parties d’origine culturelle distincte. Cependant, cela ne doit pas servir à occulter les différences plus profondes. Il faut actualiser les différents aspects du sens de la dignité humaine en fonction de la diversité des contextes et des violations qu’elle subit. Par exemple, la marginalisation des classes sociales appauvries ; le traitement inégalitaire des femmes au travail ; la présence insuffisante de femmes dans les postes de direction des entreprises ; le nombre limité de femmes dans les parlements, les gouvernements, etc. ; la discrimination des étrangers et des minorités religieuses, culturelles et linguistiques ; les expulsions brutales d’immigrants et de demandeurs d’asile… La liste des discriminations pourrait s’étendre indéfiniment. Ce sont ces discriminations qui font naître chez les personnes et les groupes qui en sont victimes la conscience d’être maltraité et des attitudes d’indignation justifiée.
Le respect de la dignité de toute personne requiert la reconnaissance de généreux droits d’accès à la liberté, tels l’inviolabilité et la liberté de mouvement de la personne, la libre relation et la libre pratique religieuse, qui sont apparus pour éviter l’intrusion de l’Etat dans la sphère privée. Il requiert de même la reconnaissance des droits démocratiques de participation. Les uns et les autres sont considérés comme des droits fondamentaux classiques. Mais ils ne suffisent pas. L’expérience de l’exclusion, de la misère et de la discrimination démontre de façon aveuglante que les droits fondamentaux classiques atteignent une « valeur égale » pour tous les citoyens, selon l’heureuse expression de Rawls, quand sont mis en pratique les droits sociaux et culturels, dont l’objectif est de réduire les grandes et graves inégalités sociales et l’exclusion d’ensembles, y compris de continents entiers, de la vie sociale et culturelle.
À cause de leur caractère d’universalité abstraite, les droits humains doivent être précisés et reformulés en termes concrets dans chaque culture. Dans des contextes culturels différents, les législateurs et les juges parviennent d’habitude à des issues différentes. Des exemples ? La règlementation de questions éthiques controversées comme l’euthanasie, l’avortement et la manipulation eugénique du patrimoine génétique.
« Les droits humains – poursuit Habermas – ont toujours surgi de la résistance contre le despotisme, l’oppression et l’humiliation… L’appel aux droits humains se nourrit de l’indignation de ceux qui sont atteints par la violation de leur dignité humaine » (p. 16). Le mouvement actuel des Indignés, qui s’est étendu au monde entier, est la réponse exacte à l’indignation créée par la négation de la dignité de groupes, de pays, de régions et de continents entiers. Le Printemps arabe est une réponse au dépouillement de leur dignité dont furent l’objet les pays dudit environnement à cause des retards apportés par des gouvernements autocratiques. Plus profond est le dépouillement de la dignité, plus douloureuse est la blessure de l’être humain et plus fortement résonne le cri des Indignés.
* Juan José Tamayo est titulaire de la chaire de Théologie et Sciences des Religions de l’Université Carlos III de Madrid et auteur de « Invitation à l’utopie » (Trotta, 2012).
Source : article en espagnol :
Traduction par Didier Vanhoutte – Août 2012