Vatican II : cinquante ans après
Par José Comblin (1923-2011)*
1. Avant le Concile
La majorité des évêques qui arrivèrent au Concile Vatican II ne comprenaient pas pourquoi et dans quel but ils avaient été convoqués. Ils n’avaient pas de projets. Ils pensaient comme les fonctionnaires de la Curie que le Pape seul pouvait tout décider et qu’il n’était pas nécessaire de convoquer un concile. Mais il y avait une minorité très consciente des problèmes dans le peuple catholique, surtout dans les pays intellectuellement et pastoralement plus développés. Là on avait vécu les épisodes dramatiques de l’opposition entre les préoccupations des prêtres davantage mêlés au monde contemporain et l’administration vaticane. On savait ce dont on avait souffert durant le pontificat de Pie XII qui s’opposait à toutes les réformes souhaitées par beaucoup. Tous ceux qui recherchaient une insertion de l’église dans le monde contemporain, produit par le développement des sciences, de la technologie et de la nouvelle économie aussi bien que par l’esprit démocratique, se sentaient opprimés. Il y avait une élite d’évêques et de cardinaux qui étaient très conscients des réformes nécessaires et qui voulurent profiter de la chance providentiellement offerte par Jean XXII. La Curie n’acceptait pas les idées du nouveau pape et beaucoup d’évêques étaient déconcertés, parce que le modèle de Pape qu’offrait Jean XXIII était tellement différent de celui que l’on croyait obligatoire depuis Pie IX.
Les commissions préparatoires du Concile étaient clairement conservatrices, et, à cause de cela, les perspectives des théologiens et des experts amenés par les évêques plus conscients étaient assez pessimistes. Mais il y eut le discours d’ouverture de Jean XXIII, qui rompit résolument avec la tradition des Papes antérieurs. Jean XXIII annonça que le Concile n’était pas réuni pour faire de nouvelles condamnations d’hérésie, comme c’était l’habitude. Il dit qu’il s’agissait de présenter au monde un autre visage de l’église, qui la rendrait plus compréhensible de ses contemporains. La majorité des évêques ne comprit rien, et pensa que le Pape n’avait rien dit puisqu’il n’avait mentionné aucune hérésie. Pour le Pape, il ne s’agissait pas d’augmenter le nombre de dogmes, mais davantage de parler au monde moderne en un langage qu’il puisse comprendre. Une minorité éclairée comprit le message et sentit qu’elle aurait l’appui du Pape dans sa lutte contre la Curie.
La Curie romaine avait une stratégie. Elle avait une méthode pour annuler le Concile. Les commissions avaient préparé des documents sur toutes les questions annoncées. Tous ces documents étaient conservateurs et ne permettaient aucun changement réel dans la pastorale. Ces documents seraient remis aux commissions conciliaires qui les approuveraient, et le Concile se terminerait en quelques semaines avec des documents inoffensifs qui ne changeraient rien. L’important était de faire une liste de commissions avec des évêques conservateurs et d’expliquer au Concile que le plus pratique serait d’accepter les listes déjà préparées par la Curie, étant donné que les évêques de l’assemblée ne se connaissaient pas.
Le premier à découvrir cette stratégie fut don Manuel Larrain, évêque de Talca, Chili, et président du CELAM. Lui et don Helder Camara – ils étaient des amis intimes, habitués à travailler ensemble – allèrent informer les leaders de l’épiscopat réformateur. La Curie avait préparé une liste des membres des commissions, choisis de telle manière qu’on savait qu’ils approuveraient les textes de la Curie sans problème. Il s’agissait de refuser les listes préparées par la Curie et de demander que les commissions soient élues par le Concile lui-même. Les leaders, les cardinaux Döpfner de Munich, Allemagne, Liénart de Lille, France, Suenens de Malines, Belgique, Montini de Milan et quelques autres prirent la parole et demandèrent que le Concile lui-même nomme les membres des commissions, ce qui fut approuvé par acclamations.
La conclusion fut que les nouvelles commissions rejetèrent tous les documents préparés par les commissions préparatoires, ce qui fut une affirmation de l’épiscopat face à la Curie romaine. Le Pape était heureux. En quelques heures, Manuel Larrain et Helder Camara firent évidemment des listes des évêques latino-américains qui pouvaient intégrer les commissions et d’autres firent de même pour les autres continents car Manuel Larrain avait assurément beaucoup de contacts dans le monde. Dès le début il fut clair que le Concile serait une bataille de chaque heure contre la Curie romaine. Le Pape n’avait pas la force de changer la Curie. Jusqu’à aujourd’hui les Papes sont prisonniers de la Curie qui en principe dépend d’eux. L’administration est plus forte que le gouvernement dans l’église comme dans de nombreuses nations. L’administration peut empêcher tout changement par sa seule inertie. Même Jean-Paul II n’osa pas intervenir à la Curie. Impuissant à Rome, il partit dans le monde où il fut acclamé triomphalement.
La majorité conciliaire, que le groupe d’opposition réussit à conquérir, ne voulait pas de rupture et a donné, à cause de cela, de l’importance à la minorité conservatrice, même réduite, qui représentait les intérêts de la Curie et s’identifiait à elle. Pour cela, de nombreux textes furent ambigus parce que, à la suite d’un paragraphe réformiste, venait un paragraphe conservateur qui disait le contraire. D’un côté des thèmes nouveaux étaient annoncés, et ensuite s’ouvrait un espace pour les thèmes anciens de la tradition des Papes Pie IX à XII. Cette ambigüité a beaucoup nui à l’application du Concile.
La minorité conciliaire et la Curie ne se sont pas converties. Elles s’opposent toujours à Vatican II et trouvent des arguments dans les textes conciliaires eux-mêmes conservateurs. Quand Jean-Paul II citait les textes de Vatican II, il citait les textes les plus conservateurs, comme si les autres n’avaient pas existé. Par exemple, dans la Constitution Lumen Gentium, il est clair que ce qui ressort, c’est la place donnée au peuple de Dieu. Cependant, lorsqu’il est question de la hiérarchie, le peuple de Dieu disparaît et tout continue comme toujours. En 1985, sur l’instigation du cardinal Ratzinger, le peuple de Dieu fut éliminé du vocabulaire du Vatican. Depuis lors, aucun document romain ne fait référence au peuple de Dieu, qui était le thème important de la constitution conciliaire. Le cardinal Ratzinger avait découvert que le peuple de Dieu était un concept sociologique, bien que le terme de peuple ne se rencontre pas dans les traités de sociologie. Le peuple n’existe pas sociologiquement, parce que c’est un concept théologique, biblique.
Cette situation va avoir beaucoup d’importance dans l’évolution ultérieure de Vatican II dans l’église. Dès le début, il y a eu un parti auquel fut toujours accordé importance et pouvoir, et qui s’est opposé à toutes les nouveautés. Aux élections pontificales qui, comme toujours sont manipulées par quelques groupes, le problème de Vatican II fut décisif et les Papes furent élus parce qu’on savait leurs réticences envers les documents conciliaires dans tout ce qu’ils avaient de neuf. Le Pape actuel peut vivre dix années de plus ou encore davantage. Après lui, on peut penser que sera de nouveau élu un Pape peu engagé du côté du Concile, pour utiliser un euphémisme, parce que les groupes qui défendent cette position sont très forts à la Curie et au collège des cardinaux, et il n’y a pas de signes que les futures nominations puissent apporter des changements d’orientation. Les dernières nominations à la Curie sont éloquentes.
2. De 1965 à 1968
L’histoire de la réception de Vatican II fut déterminée par un événement totalement imprévu. 1968 est la date symbolique de la plus grande révolution culturelle dans l’histoire de l’Occident, plus que la Révolution française ou la Révolution russe, parce qu’elle touche la totalité des valeurs de la vie et toutes les structures sociales. À partir de 1968 il y eut beaucoup plus qu’une protestation des étudiants. Ce fut le début d’un nouveau système de valeurs et une nouvelle interprétation de la vie humaine.
Vatican II répondit aux interrogations et aux défis de la société occidentale en 1962. Les problèmes traités, les réponses proposées, les discussions sur les structures ecclésiales, les idées sur une réforme liturgique, tout cela avait été préparé par des théologiens et pastoralistes, surtout depuis les années 30, dans les pays d’Europe Centrale, en France, en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas, en Suisse, avec quelques zones dans le Nord de l’Italie. La société européenne détruite par la guerre était reconstruite et l’église se trouvait en position de visibilité sociale. Elle était aux commandes en Allemagne, en Italie, en Belgique, aux Pays-Bas, et avait une participation dans les gouvernements français. En réalité, elle avait perdu le contact avec la classe ouvrière, mais cette dernière diminuait déjà numériquement à cause de l’évolution de l’économie vers les services. Le nombre de Catholiques pratiquants diminuait, mais pas d’une manière qui attirât l’attention. L’église avait un clergé fidèle, un épiscopat assez éclairé, bien que peu réformiste socialement, mais identifié aux partis chrétiens-démocrates. Le grand problème de l’église était la tension entre les secteurs les plus engagés dans la nouvelle société et le monde romain de Pie XII, appuyé par les églises de pays moins développés et plus traditionalistes, comme l’Espagne, le Portugal, l’Amérique Latine, l’Italie, surtout au sud de Florence, ou des peuples catholiques du Sud-Est de l’Europe. Les problèmes étaient structuraux, et n’atteignaient ni les dogmes ni la morale traditionnelle.
En 1968 éclatait une révolution totale qui touchait tous les dogmes et toute la morale traditionnelle ainsi que toutes les structures traditionnelles de l’église comme de toute la société. En 1968, Vatican II aurait été impossible, parce qu’il n’y aurait eu personne ou presque personne pour comprendre ce qui se passait. Vatican II répondait aux problèmes de 1962, mais n’avait rien pour donner des réponses aux défis de 1968. En 1968, le Concile aurait été un Concile conservateur effrayé par les transformations culturelles radicales qui commençaient.
Les manifestations extérieures de la révolution des étudiants dans tout le monde occidental développé furent réprimées avec facilité, et, à cause de cela, beaucoup pensèrent que ce serait un épisode sans conséquences importantes. En réalité, c’était le début d’une ère nouvelle qui est toujours en plein développement de nos jours. 1968 signifie un changement de toute la politique, de l’éducation, de toutes les valeurs morales, de l’organisation de la vie et de l’économie.
1968 est une date symbolique qui évoque les grands événements qui ont changé le monde dans les années 60, surtout à partir de 1965.
a. 1968 a signifié une critique radicale de toutes les institutions établies et de tous les systèmes d’autorité. C’était la contestation globale de toute la société organisée traditionnelle. La critique visait l’état, l’école à tous ses niveaux, l’armée, le système judiciaire, les hôpitaux. C’était une critique de toutes les autorités établies qui commandaient par la force des structures et faisaient de tous les citoyens les prisonniers des institutions. Il est clair que l’église catholique était comprise dans cette critique. L’église catholique était le modèle type d’un système institutionnel radicalement autoritaire. Elle fut immédiatement attaquée et dénoncée avec vigueur. Les changements conciliaires, si timides, ne pouvaient convaincre la nouvelle génération. Vatican II était totalement anodin en le comparant à la révolution culturelle ayant éclaté en 1968.
b. 1968 fut le début d’une lutte contre tous les systèmes de pensée, ce que l’on appelle « les grands récits ». Les systèmes sont des formes de manipulation de la pensée, des expressions de domination intellectuelle. Aucun système qui a la prétention d’être « la vérité » n’est acceptable. De cela souffrent les dogmes et le code moral de l’église catholique, et toute sa prétention de « magistère ». Vatican II ne pouvait ni ne cherchait à imaginer que fût possible une telle situation. Il n’y eut là aucune discussion d’aucun dogme et le système de pensée ne fut jamais en rien mis en question. La nouvelle génération conteste maintenant tout le système doctrinal de l’église catholique, parce que ce système ne permet pas le libre exercice de la pensée. Non pas que la nouvelle génération veuille nier tout le contenu doctrinal, mais elle ne veut pas accepter tout un système sans le discuter d’abord, et elle ne veut pas l’accepter tout d’un bloc. Elle veut examiner chaque élément, l’accepter ou non.
c. Il y eut simultanément l’explosion de la révolution féministe. La découverte de la pilule qui permet d’éviter la fécondation et permet donc la limitation des naissances, déclencha un enthousiasme universel parmi les femmes qui prirent connaissance de la nouveauté. C’était un élément fondamental de la libération des femmes, qui étaient totalement dépendantes de maternités à répétition. C’était une nouveauté pour l’église aussi. Il n’y avait rien dans la Bible sur cette technologie. Les évêques des pays socialement les plus développés, les théologiens consultés par le Pape furent d’avis qu’il n’y avait rien dans la morale chrétienne qui puisse condamner l’usage de la pilule. Mais le Pape se laissa influencer par le versant le plus conservateur bien que minoritaire, et la publication de l’encyclique Humanae Vitae fit l’effet d’une bombe. Beaucoup ne pouvaient croire que le Pape eût signé cette encyclique. Ce fut une révolte immense parmi les femmes catholiques. Elles n’appliquèrent pas l’interdiction papale et apprirent la désobéissance. De là vient la fuite des femmes. Or ce sont les femmes qui transmettent la religion. Lorsque les femmes cessèrent d’enseigner la religion à leurs enfants, apparurent des générations qui ignoraient tout du christianisme. De nombreux évêques furent déchirés, mais ils ne pouvaient rien faire car le Concile n’avait touché en rien au primat du Pape. Le Pape décide seul, même contre tous. C’était le cas : le Pape avait décidé contre les évêques, les théologiens, le clergé, les laïcs qui étaient informés. Par malheur, ce fut l’œuvre du Pape Paul VI, qui grâce à ses nombreux mérites dans l’histoire du Concile, apparaissait comme un homme d’ouverture. Pourquoi justement lui ? On aurait mieux compris de la part d’un autre, bien que l’effet produit eût été semblable. Pour beaucoup, Humanae Vitae était comme un démenti du Concile : rien n’avait changé !
d. 1968 et la société de consommation.
Jusque-là, la consommation était orientée par les coutumes. Il y avait une consommation modérée et limitée. Les riches ne faisaient pas ostentation de leur richesse. Il n’y avait pas de profits scandaleux. La consommation dépendait de la régularité de la vie : repas réguliers et traditionnels, fêtes traditionnelles avec des coûts traditionnels, avec un rythme de vie où le travail occupait la place centrale. À partir des années 60, le travail cessa d’être le centre de la vie. Désormais, il y avait la quête d’argent pour pouvoir payer les vacances, les week-ends, les fêtes qui se multipliaient indéfiniment, et la consommation festive. Le travail est ce qui permet la consommation. Le travail agricole disparaît dans les pays les plus développés, le travail industriel diminue, et les services, à force d’être ennuyeux, n’offrent aucune satisfaction humaine. Les mêmes structures sociales stimulent la consommation, et ceux qui ne peuvent consommer se sentent rejetés par la société. Dès lors les gens dépensent ce qu’ils n’ont pas et payent leurs achats en 12, 48, 70 mois. On peut consommer sans payer tout de suite. On paye pendant des années. Les jeunes n’ont plus de règles, ils dépensent le plus possible.
e. Le capitalisme incontrôlé.
La suppression de toutes les lois qui contrôlent les mouvements de capitaux stimule la course à la richesse. Une nouvelle morale mesure la qualité des gens par l’argent qu’ils accumulent et par l’ostentation de leur richesse. À partir de là, les maîtres du capital font ce qu’ils veulent et comme ils veulent, avec le risque de provoquer des crises financières dont les victimes sont les petits. Jusqu’à l’extinction du communisme en URSS, le magistère luttait contre ce communisme et accordait peu d’attention au développement rapide d’une nouvelle forme de capitalisme. En Amérique Latine, l’église réagit très timidement à la conquête économique par les grands centres capitalistes mondiaux. En pratique, l’église prend le chemin d’oublier Gaudium et Spes et d’accepter l’évolution du capitalisme incontrôlé. La doctrine sociale de l’église a perdu toute signification prophétique car en pratique rien n’a été appliqué à des cas concrets. En pratique le magistère a accepté le nouveau capitalisme.
Rien de cela n’a été provoqué par le Concile. On ne peut pas attribuer à Vatican II tout ce qui est arrivé consécutivement à la grande révolution culturelle de l’Occident. Car cette révolution a eu des répercussions immédiates sur la jeunesse de l’église. Tous sentirent que l’institution de l’église était profondément mise en question et dépréciée. Cette dépréciation n’est pas venue de Vatican II mais de la grande crise culturelle. L’effet le plus visible fut la crise sacerdotale. Quelque 80 000 prêtres quittèrent le sacerdoce. Presque tous les séminaristes quittèrent le séminaire. Cela fut attribué au Concile par tous ses adversaires. En réalité il n’y avait rien dans Vatican II qui pût expliquer cet événement. Le départ de millions de laïcs catholiques ne s’explique pas non plus par Vatican II. Mais tout s’explique par la révolution culturelle de la jeunesse. Pourtant les Papes Jean-Paul II et Benoît XVI eux-mêmes ont fait plusieurs fois allusion à cet argument, tout en n’osant pas l’exprimer plus clairement.
3. La réaction de l’église fut celle que l’on pouvait craindre
Le pape et de nombreux évêques acceptèrent les arguments des conservateurs selon lesquels les problèmes de l’église venaient de Vatican II. Divers théologiens qui avaient été les défenseurs et les promoteurs des documents conciliaires, changèrent et adoptèrent la thèse des conservateurs, parmi lesquels le pape actuel lui-même. Ils disaient que le Concile « a été mal interprété ». à cause de cela, le pape convoqua un synode extraordinaire en 1985, à l’occasion des 20 ans de la clôture du Concile pour lutter contre les fausses interprétations et donner une interprétation correcte. En réalité, la nouvelle interprétation, la « bonne », consistait à supprimer tout ce qu’il y avait de neuf dans les documents de Vatican II. Un signe très symbolique en fut la condamnation de l’expression « peuple de Dieu ». L’époque des expériences était terminée, disait Jean-Paul II. En pratique, ce que l’on fit fut de refaire ce que l’on a fait après la Révolution française : fermer les portes et les fenêtres pour couper la communication avec le monde extérieur et renforcer la discipline pour éviter les départs. Mais on ne réussit pas à éviter les départs. Le problème, c’est que l’église n’a plus une multitude de paysans pauvres. En Amérique latine, les pauvres vont chez les évangéliques.
Depuis, dans le langage officiel, on fait référence au Concile, mais son message reste ignoré. Le Concile reste dans les souvenirs et est à la base des minorités sensibles à l’évolution du monde actuel. La jeunesse, nouveaux prêtres compris, ne sait pas ce que fut ce Concile Vatican II, qui pour eux n’offre aucun intérêt. Ils sont plus intéressés par le catholicisme antérieur à Vatican II, avec sa sécurité, ses beautés liturgiques et la justification d’un autoritarisme clérical qui leur épargnait les problèmes.
La réaction de l’église fut le retour à la discipline antérieure. Le symbole de cette réaction fut le nouveau code de droit canonique par lequel est maintenue toute la structure ecclésiale du code de 1917, avec parfois un langage moins autoritaire et plus fleuri. Le nouveau code ferme la porte à tout changement qui pourrait être inspiré par Vatican II. Il a rendu Vatican II historiquement inopérant.
Dans le monde, la priorité accordée à la lutte contre le communisme – un communisme déjà en pleine décadence – a fait que l’église acceptera en silence – les silences de la doctrine sociale de l’église, disait le Père Calvez – le capitalisme effréné qui s’est installé dans les années 70. En Amérique Latine, le Vatican a appuyé les dictatures militaires et condamné tous les mouvements de transformation sociale au nom de la lutte contre le communisme. Depuis la présidence de Reagan, l’alliance avec les états-Unis fut fidèle jusqu’à la guerre en Irak qui ouvrit enfin les yeux du Pape pour un moment. De cette manière l’église s’alliait aux puissants du monde et se condamnait à ignorer le monde des pauvres dans sa pastorale réelle. Les nominations épiscopales en furent hautement significatives.
En Amérique Latine, la réaction de l’église à la révolution culturelle qui se déclencha dans le monde développé fut très douloureuse. Elle détruisit les quelques nouveautés qui étaient en train de naître. Car, en Amérique Latine, Vatican II signifia un changement réel. Le Concile Vatican II fut à l’origine de la conversion de l’épiscopat et d’une bonne partie du clergé et des religieux. Auparavant, il y avait eu des prêtres, des religieux, des laïcs et aussi des évêques qui avaient fait l’option des pauvres. À Rome, les évêques latino-américains se rencontrèrent et furent évangélisés par les évêques de l’option pour les pauvres. Le CELAM, avec l’accord de Paul VI, convoqua l’assemblée de Medellin qui changea l’orientation de l’église parce qu’elle tira du Concile des conclusions pratiques. Elle décida l’option pour les pauvres et le compromis pour un changement social radical, elle légitima les communautés ecclésiales de base et la formation des laïcs par la Bible, par l’action politique. Les CEB furent une structure nouvelle dans laquelle les laïcs avaient une réelle initiative et un réel pouvoir, quoique limité. Dans plusieurs régions, Medellin ne fut ni acceptée ni appliquée. Mais il y eut des régions importantes où Medellin changea l’église et fut l’application de Vatican II.
Tout ce mouvement fut systématiquement attaqué à Rome avec des arguments en relation avec des secteurs réactionnaires d’Amérique Latine. À partir de 1972 la campagne contre Medellin fut dirigée par Alfonso Lopez Trujillo. En dépit de cette campagne, Medellin fut quand même sauvée à Puebla en 1979. Mais durant le pontificat de Jean-Paul II la pression monta. Les avertissements romains, les nominations épiscopales, les signes de répression à l’encontre des évêques les plus compromis avec Medellin eurent de l’effet. La condamnation de la Théologie de la Libération en 1984 voulait donner le coup de grâce. La lettre du Pape à la CNBB l’année suivante limita un peu la portée de la condamnation, mais la Théologie de la Libération reste quelque chose de suspect.
4. Ce qui reste de Vatican II
Aujourd’hui, les réformes réalisées par Vatican II nous paraissent très timides et totalement inadéquates par leur insuffisance. Il faudra aller beaucoup plus loin parce que le monde a changé plus ces 50 dernières années que pendant les 2000 années précédentes.
De Vatican II nous mettons de côté ce qui suit qui doit subsister comme base pour les réformes à venir :
• Le retour à la Bible comme référence permanente de la vie ecclésiale, au-dessus de toutes les élaborations doctrinales ultérieures, au-dessus des dogmes et de la théologie.
• L’affirmation du peuple de Dieu comme participant actif à la vie de l’église, aussi bien pour témoigner de la foi que pour organiser la communauté, avec une définition juridique de droits et de recours dans le cas d’oppression par une partie des autorités.
• L’affirmation de l’église des pauvres.
• L’affirmation d’une église au service du monde sans recherche du pouvoir.
• L’affirmation d’un œcuménisme de partage plus intime entre les églises chrétiennes.
• L’affirmation de l’échange entre toutes les religions, ou pensées non religieuses.
• Une réforme liturgique qui use de symboles et de mots compréhensibles par les hommes et les femmes de l’époque. Les commissions formées à la suite de Vatican II ont abandonné beaucoup de mots et de symboles totalement dépourvus de sens pour les chrétiens d’aujourd’hui et faisant obstacle à la mission.
5. La situation de l’humanité d’aujourd’hui, en état de transformation radicale
a. Comment comprendre la foi ?
Avec la modernité, beaucoup de chrétiens ont perdu la foi ou ont pensé qu’ils l’avaient perdue, car ils avaient une idée équivoque de la foi. Actuellement, ce phénomène se multiplie parce que la formation intellectuelle s’est développée, et beaucoup restent avec une conscience religieuse infantile ou primitive qu’ils rejettent ou perdent quand ils arrivent à l’adolescence.
Les peuples primitifs de culture orale et les enfants croient aux objets religieux comme aux objets de leur expérience. Il est ainsi facile d’arriver à penser que la foi ressemble à l’expérience immédiate. Quand ils se rendent bien compte qu’ils ne peuvent mettre de la religion dans les objets de cette manière parce qu’est venu l’esprit critique, ils croient qu’ils perdent la foi parce qu’ils la confondent avec leur conscience religieuse infantile.
La foi diffère de l’expérience immédiate, de la connaissance scientifique ou de la connaissance philosophique. L’objet de la foi est Jésus-Christ, la vie de Jésus-Christ. C’est adhérer à cette vie et l’adopter comme règle de vie parce qu’elle a une valeur absolue, parce que cette vie est la vérité, que c’est ainsi que nous devons être homme ou femme. Ce n’est pas une évidence qui ne permet pas le doute. C’est une perception de vérité qui jamais n’ôte une partie de doute parce que c’est toujours un acte volontaire, et parce que cette vérité ne se voit pas. Le croyant ne se sent pas obligé de croire. C’est faire don de sa vie, c’est choisir un chemin. Il n’y a pas d’évidence que Jésus vit et est en nous, mais il se reconnaît parce qu’on sent une présence qui est un appel répété malgré tous les doutes.
De nos jours, le Pape condamne en tant que relativisme des phénomènes propres à l’être humain d’aujourd’hui qui ne peut plus comprendre la manière traditionnelle de connaître les objets de la religion. Ils ne font pas partie de son expérience de vie. La foi est connaissance de la vie de Jésus d’une manière totalement spéciale, sans comparaison avec les certitudes que l’on acquiert dans la vie de tous les jours. Cette condition de l’être humain actuel suppose une profonde révision de la théologie de la foi. Cette révision de la théologie se fait déjà, mais n’est pas divulguée, ce qui fait que, plus que jamais, des millions d’adolescents perdent la foi, parce qu’on n’explique pas ce que c’est.
b. La religion.
Nos contemporains délaissent les actes liturgiques officiels de l’église, parce qu’ils les trouvent ennuyeux. La messe habituelle est ennuyeuse, sauf dans quelques circonstances très spéciales où se présentent des milliers de gens. La répétition du même est ennuyeuse. La répétition de « dimanches de l’année » pendant tant de semaines est quelque chose d’ennuyeux. Le langage liturgique est pire, parce qu’il est en langue populaire. Quand la liturgie était en latin, elle était meilleure parce qu’elle n’était pas comprise. Une fois que l’on comprend, on remarque que le style est insupportable. Elle utilise un langage pompeux, formaliste, un langage de cour : « humblement nous demandons… ». Personne ne parle ainsi. « Nous associons notre voix à la voix des anges… ». Formule conventionnelle qui ne répond à rien dans la vie. Il y a des centaines de formules similaires. Les charismatiques sauvent la situation, mais leur liturgie est loin d’être une introduction au mystère de Jésus.
c. La morale.
Nos contemporains n’acceptent pas les codes moraux, et qu’on leur impose ou interdise des conduites parce qu’elles sont dans le code. Ils veulent comprendre la valeur des préceptes et des interdictions. C’est-à-dire qu’ils découvrent la conscience morale qui fait découvrir la valeur des actes. Ils n’acceptent pas la voix d’une conscience qui n’est rien d’autre que la voix du « surmoi ». Précédant la morale chrétienne, il y avait l’obéissance à l’autorité. Il fallait faire cela ou ne pas le faire, parce que l’église l’exigeait ou l’interdisait. Pour cette raison, les laïcs demandaient très souvent : cela peut-il se faire ? Si le prêtre disait que oui, le problème moral était résolu. De nos jours, cela appartient au passé.
d. La communauté.
Le christianisme est communautaire. Mais les formes traditionnelles de communauté tendent à s’affaiblir. La famille même a perdu beaucoup de son importance parce que ses membres se rencontrent moins. La paroisse actuelle a perdu le sens communautaire. Apparaissent de nombreuses formes nouvelles de petites communautés fondées sur le libre choix. Ces communautés auront la capacité de célébrer l’eucharistie, ce qui suppose une personne apte à présider l’eucharistie par groupe de quelque 50 personnes. Il n’y a aucune difficulté doctrinale, car dans les premiers siècles la situation était celle-là et il n’y a pas eu de problème. C’est fondamental, parce qu’une communauté qui n’est pas unie dans l’eucharistie n’est pas réellement une communauté chrétienne. Les prêtres à temps plein seront autour de l’évêque de chaque ville importante pour évangéliser tous les secteurs de la société urbaine.
Il est évident que nous ne savons pas quand et comment on en arrivera là. Il est peu probable qu’un Concile qui réunit seulement des évêques puisse découvrir les réponses aux défis du temps. Les réponses ne viendront pas de la hiérarchie, ni du clergé, mais des laïcs qui vivent l’évangile au sein d’un monde qu’ils comprennent. C’est pour cela que nous devons renforcer la formation de groupes de laïcs dont l’engagement concerne aussi bien l’évangile que la société dans laquelle ils travaillent.
Vatican II restera dans l’histoire comme une tentative pour réformer l’église au terme d’une ère historique de 15 siècles. Son seul défaut fut qu’il vint trop tard. Trois ans après sa clôture il se retrouvait mêlé à la révolution culturelle majeure de l’Occident. Ses détracteurs l’accuseront de tous les problèmes surgis de cette révolution culturelle, et, à l’aide de cela, ils le couleront. Mais Vatican II demeure comme un signe prophétique. Au sein d’une église prisonnière d’un passé qu’elle ne sait pas dépasser, il est une voix évangélique. Il n’a pas pu réformer l’église comme il le voulait, mais il fut un appel à regarder vers l’avenir. Cependant il y a de puissants mouvements qui prêchent le retour au passé. Il nous faut protester. Lorsque des gens qui ne comprennent rien à l’évolution du monde contemporain veulent se réfugier dans un passé sans ouverture, nous devons le dénoncer. Pour nous, Vatican II est Medellin. Ils ont aussi voulu couler Medellin. Medellin demeure comme le phare qui nous montre le chemin.
Ultime réflexion : l’avenir de l’église catholique est en train de naître en Asie et en Afrique. Ce sera très différent. Aux jeunes il faut dire : apprenez le chinois !!
* Ce texte a été publié à titre posthume dans « A Cincuenta anos del Concilio Vaticano II : verdaderas luces y urgentes desafios », Alternativas – Revista de análisis y reflexión teológica, no. 41, 2011, Editorial Lascasiana, Managua, Nicaragua, pp. 11-24. (28 juillet 2011).
Il a été diffusé récemment par Enrique Orellana de « Nós Também Somos Igreja » (Nous Sommes aussi l’Eglise – Chili) et publié le 11 août 2012 (Vaticano II: Cincuenta años después, por José Comblin)
Traduction française de Didier Vanhoutte