Nous n’avons pas assez fait confiance aux petits paysans
Un entretien avec Olivier de Schutter, Rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation.
A travers des rapports précis et argumentés sur l’agriculture de demain, la flambée des prix des denrées alimentaires ou encore la ruée sur les terres agricoles, Olivier de Schutter* avance des solutions pragmatiques pour améliorer la sécurité alimentaire.
Propos recueillis par Olivier Tallès
La Croix : Vous êtes l’enfant d’une civilisation européenne qui n’a pas connu la faim depuis la Seconde Guerre mondiale. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à ce fléau ?
Olivier de Schutter : Je suis effectivement issu d’un monde très privilégié. Mon père était un diplomate. Mes premiers souvenirs d’enfant remontent à Bombay, en Inde, où il était en poste. Je me rappelle très bien les images de ces mendiants aux feux rouges avec des membres atrophiés qui venaient demander la charité. Cela m’a beaucoup bouleversé.
J’ai passé ensuite mon adolescence au Rwanda. Le contraste inouï entre le luxe dans lequel nous sommes éduqués et la pauvreté environnante ne m’a pas laissé indifférent. Jean Ziegler, mon prédécesseur au poste de rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation, a eu cette même expérience tôt dans sa vie et il utilise le mot de culpabilité pour décrire son combat. Cela traduit bien mon sentiment : on a envie de se racheter. C’est sans doute de là que vient mon engagement.
Vous êtes un juriste spécialiste des droits de l’homme. Quel est le lien entre les droits de l’homme et le droit à l’alimentation ?
O.S. : Les organisations de développement utilisent de plus en plus le droit à l’alimentation dans leurs démarches. Pour lutter contre la faim, les solutions purement techniques ne marchent pas si on ne tient pas compte de la responsabilité des États à l’égard des populations. C’est d’abord une affaire de pouvoir entre les gouvernements et la capacité des petits paysans à négocier des prix rémunérateurs. Le droit à l’alimentation revient à mettre les projecteurs sur des problèmes ignorés des autorités.
Comment faire progresser ce droit à l’alimentation ?
O.S. : Je prône la démarche participative. Le droit à l’alimentation, c’est créer des mécanismes à l’écoute des plus pauvres. Nous n’avons pas assez fait confiance aux petits paysans. Ce sont des gens très inventifs qui comprennent bien les obstacles auxquels ils sont confrontés. En les écoutant davantage, on identifie plus rapidement les solutions les plus accessibles. Il y a ensuite une complémentarité à trouver entre les initiatives locales et les réformes structurelles. Les microprojets ne peuvent s’étendre sans un environnement macro-économique propice. A l’inverse les projets venus d’en haut ne débouchent sur rien s’il n’existe pas des acteurs sur le terrain pour les mettre en œuvre.
Votre mandat est d’avancer des propositions pour faire reculer de moitié la faim dans le monde entre 1990 et 2015. Cet objectif est-il encore réalisable ?
O.S. : Aujourd’hui, 16% de la population ne parvient pas à se nourrir décemment, contre 20% en 1990. Pour répondre aux Objectifs du millénaire, il faudrait descendre à 10% de personnes mal-nourries. Personne n’ose sérieusement prétendre qu’on y parviendra à temps. Et le tableau serait encore plus sombre si on laissait de côté la Chine où d’énormes progrès ont été réalisés en milieu rural ces vingt-cinq dernières années. Dans beaucoup d’autres parties du monde, le nombre de personnes en insécurité alimentaire n’a pas baissé, il a même augmenté. Je rappelle que 42% des enfants en Afrique subsaharienne sont mal nourris. Ils manquent des aliments nécessaires à leur plein épanouissement.
Après les émeutes de la faim, en 2008, la communauté internationale a fait une série d’annonces pour améliorer la sécurité alimentaire. Qu’en est-il aujourd’hui ?
O.S. : Il y a eu un vrai changement de paradigme ces dernières années. Avant 2008, on pensait résoudre la question de la faim par l’aide alimentaire et par l’exportation, vers les pays déficitaires, de produits à bas prix écoulés sur les marchés internationaux. Désormais tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut aider ces pays à se nourrir par eux-mêmes en leur donnant la capacité de reconstruire leur système agricole négligé pendant trois décennies. Voilà pour la rhétorique. Dans les faits, on assiste à une spéculation foncière et on compte sur des investisseurs privés pour relancer le secteur. Or, ces acteurs ne sont pas intéressés à soutenir les petits agriculteurs. Ils veulent renforcer l’agro-export, les cultures de rente. Ils ont d’autres intérêts que la réduction de la pauvreté rurale.
Vous défendez une agriculture vivrière et familiale. N’est-ce pas l’agriculture productiviste qui a sorti l’Europe de la faim ?
O.S. : N’oublions pas que l’Europe a effectué une transition économique en l’espace d’un siècle, en créant des emplois dans l’industrie puis les services et en réduisant peu à peu les actifs agricoles. Il est tout à fait illusoire de penser qu’on peut effectuer le même trajet en l’espace d’une génération ou deux en Afrique. D’autant plus que ces pays ne sont pas en mesure de créer des emplois en suffisance dans l’industrie et les services. Ils ne pourront pas absorber le surplus de main d’œuvre qui résulterait d’une désertification des campagnes à travers le recours à l’agriculture agro-industrielle.
Le Brésil y est pourtant parvenu ces ceux dernières décennies …
O.S. : Le Brésil est un pays où deux agricultures coexistent. La première, totalement mécanisée, utilise les technologies de pointe et reste très compétitive sur les marchés internationaux. La seconde est l’agriculture familiale, dont la production est écoulée sur les marchés locaux. C’est elle qui nourrit 80% de la population brésilienne. Pour lutter efficacement contre la malnutrition, le pays a lancé dans les années quatre-vingt-dix des programmes rapprochant les petits producteurs des populations pauvres des villes. Les paysans ont trouvé des débouchés dans les cantines scolaires, les restaurants communautaires, les marchés subventionnés … C’est le soutien à l’agriculture familiale qui a fait reculer la faim au Brésil, pas l’agro-exportation.
Vous insistez sur l’autosuffisance alimentaire et vous avez eu de vifs débats à ce sujet avec Pascal Lamy, directeur général de l’Organisation mondiale du commerce. Dans certains pays, n’est-ce pas un mythe ?
O.S. : Pascal Lamy a voulu décrédibiliser mes propos. Je n’ai jamais utilisé le terme d’autosuffisance alimentaire. Evidemment, tous les pays ne peuvent pas subvenir à leurs besoins. Reste qu’on a trop souvent par le passé investi dans les cultures d’exportation telles que le coton, le tabac, le café, la noix de cajou. Résultat, de nombreux Etats n’ont pas développé les agricultures vivrières susceptibles de renforcer leur sécurité alimentaire. A l’ère du changement climatique, les pays producteurs seront de plus en plus affectés par la sécheresse ou les inondations, qui se traduiront par les flambées des prix sur les marchés internationaux. La meilleure façon d’éviter les chocs à répétition, c’est d’encourager toutes les régions du monde à produire autant qu’elles le peuvent. La dépendance est un risque et un danger. La facture alimentaire des 47 pays les moins avancés a été multipliée par 6 entre 1992 et 2008. Ils importent plus de 25% de leur nourriture Aidons-les à produire davantage pour eux-mêmes. C’est bien pour les paysans et c’est indispensable pour se prémunir contre les hausses brutales des prix.
Propos recueillis par Olivier Tallès
* Qui est Olivier de Schutter ?
Olivier de Schutter est né le 20 juillet 1968 d’une famille belge aisée. Fils de diplomate, il grandit jusqu’à l’âge de 15 ans en Inde, en Arabie saoudite et au Rwanda, pays qui le marquera profondément. Il choisit d’étudier le droit international et obtient une licence dans cette matière en 1990 à l’Université catholique de Louvain (UCL), puis un master à l’Université américaine Harvard. Docteur en droit, il se spécialise rapidement dans les questions de droits de l’homme. En 2000, il devient secrétaire général de la Ligue belge des droits de l’homme avant de prendre, quatre ans plus tard, le poste de secrétaire général de la Fédération internationale des droits de l’homme. En 2008, il succède au Suisse Jean Ziegler à la fonction de Rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation. Professeur de droit international à l’UCL, il est l’auteur de nombreux ouvrages économiques et sociaux.
Source : article publié dans le quotidien La Croix du 20 août 2012.
Illustration : site Nations Unies