Actualité d’une mystique
Par Nicolas Weill
En consacrant un dossier spécial à la philosophe Simone Weil (1909-1943), sous la direction de Frédéric Worms, spécialiste de philosophie française contemporaine, la revue Esprit*opère une rentrée en forme de retour à l’un de ses fondamentaux : le christianisme de gauche engagé dans la cité. Engagée, ou mieux « exposée », cette normalienne et agrégée qui fit le choix de partager la vie des opprimés alors que, soeur du grand mathématicien André Weil, elle était tout droit sortie de la riche bourgeoisie parisienne, Simone Weil voulut vivre dans sa chair l’expérience ouvrière chez Alsthom puis chez Renault, dès le milieu des années 1930.
Militante de la gauche anarchisante et antistalinienne, elle fut proche de Boris Souvarine, biographe de Staline et contempteur du Petit Père des peuples. Mais, comme Orwell, l’auteur de 1984, dont Alice Holt, de l’université d’Oxford, nous montre que Simone Weil est si proche dans sa critique précoce du totalitarisme, elle sera déçue de son périple du côté des républicains espagnols.
Mystique, critique de la science moderne qu’elle accuse de trahir l’idéal grec du Bien en se perdant dans la technique ; juive rebutée par le judaïsme (au point d’être rendue aveugle au génocide), elle ira jusqu’au seuil du christianisme sans toutefois se convertir, attirée qu’elle est par d’autres spiritualités comme celle de l’Inde ou l’hérésie cathare. Résistante enfin, à Londres, elle se range du côté du général de Gaulle avant de mourir précocement de tuberculose, non sans laisser un des livres de philosophie politique à contre-courant des temps nouveaux, édité par Albert Camus : L’Enracinement (Folio, 1990).
Certes, rappelle Valérie Gérard, une spécialiste de cette pensée incandescente, pour Simone Weil, « l’enracinement, ce n’est pas l’amour des racines et l’identification à la nation, c’est la réponse à l’un des plus grands crimes qui soient contre les hommes : la colonisation qui est un déracinement ». Il est vrai aussi que le nom et l’oeuvre de Simone Weil se diffusèrent d’abord dans les cercles catholiques européens ébranlés par la deuxième guerre mondiale. Il n’en reste pas moins qu’à l’heure de la mondialisation et des crises que celle-ci a entraînées cette conception de la condition humaine respectueuse de la tradition, mais méfiante à l’égard de l’Etat centralisateur et éradicateur, hérité de Louis XIV, reste une proposition stimulante entre l’internationalisme d’hier et le multiculturalisme d’aujourd’hui.
Simone Weil, en réhabilitant le patriotisme (contre le nationalisme), fut accusée de flirter avec certaines des idées de la « révolution nationale » et de Vichy, comme le souligne Daniel Lindenberg, bon connaisseur de la vie intellectuelle des années 1930. Pourtant, cette tentative d’acclimater à gauche des idées de droite, n’est-il pas devenu un des moteurs paradoxaux de la vie politique française d’aujourd’hui, après les désillusions du marxisme, du progressisme, ou selon l’expression du directeur d’Esprit, Olivier Mongin qui clôt le dossier, de la « dialectique hégélienne » ?
« Pouvons-nous mettre nos pensées dans les pensées » de Simone Weil plutôt que dans sa personne, difficile à imiter et parfois à suivre, se demande Robert Chenavier, le président des Cahiers Simone Weil ? Oui parce que, constate-t-il, pour elle, « agir c’est lire » et que la lecture, tout comme le travail en usine ou la faim, doit être éprouvée, voire doit impliquer une épreuve physique. Elle nous oblige à nous confronter à un réel qu’elle a su ne jamais perdre de vue.
Nicolas Weill
* Esprit n° 387, Août-Septembre 2012, Simone Weil, notre contemporaine, Seuil, 240 pages,20 €
Source : article publié dans Le Monde daté du 26 août 2012.
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