Le Moyen-Orient va-t-il plonger dans la guerre ?
Par Jacques Amalric
Russie, Arabie saoudite, Chine, États-Unis, Iran, Turquie, Quatar… Dans l’ombre de la guerre civile syrienne, toutes les puissances du XXIe siècle défendent leurs intérêts. Tandis que Bachar al-Assad plie mais ne rompt pas, ses alliés et adversaires se préparent à une guerre qui pourrait s’étendre à toute la région.
« Une guerre par procuration ». C’est ainsi qu’un homme généralement aussi prudent que Ban Ki-moon, le secrétaire général des Nations unies, a qualifié en juillet dernier les combats qui déchirent la Syrie. Ce jugement, fondé sur la transformation d’une protestation populaire réprimée dans le sang en une guerre civile dont chaque camp s’est assuré entre-temps des soutiens étrangers, signifie que la guerre en Syrie ne cessera probablement pas avec la chute du régime criminel de Bachar al-Assad. Non seulement parce que les haines ethnico-religieuses latentes ont été durablement exacerbées par un an et demi d’affrontements, mais aussi parce que les « parrains » extérieurs ne voudront pas en rester là et chercheront à utiliser le carnage pour tenter de remodeler le Moyen-Orient à leur convenance. Passage en revue des principaux « parrains » du conflit.
Les alliés régionaux de Damas
Le principal allié de la Syrie, dont le régime est contrôlé par des alaouites (une branche dissidente du chiisme qui représente entre 10 et 12 % de la population syrienne), est l’Iran, à majorité chiite. Au début du mois d’août, Téhéran a dépêché à Damas le plus proche conseiller de l’ayatollah Khamenei pour réaffirmer son soutien à Bachar al-Assad. « Ce qui est en train de se produire en Syrie ne relève pas d’un problème intérieur », a déclaré l’envoyé iranien Saeed Jalili. « C’est un conflit entre l’axe de la résistance et ses ennemis dans la région et dans le monde. L’Iran ne tolérera, sous aucune forme, la rupture de l’axe de résistance dont la Syrie fait intrinsèquement partie ». Par « ennemis dans la région et dans le monde », il faut entendre principalement Israël et les États-Unis ; mais plus généralement sont visés les pays occidentaux à l’origine des très dures sanctions économiques infligées à l’Iran pour le contraindre à abandonner tout programme nucléaire militaire, ainsi que bon nombre de pays à dominante sunnite, l’Arabie saoudite en premier. Pour l’Iran en effet, la perte de la Syrie serait un coup très dur, ne serait-ce que parce qu’il n’aurait plus les moyens d’approvisionner en armes son allié libanais, le Hezbollah.
L’aide de Téhéran à la Syrie est d’abord d’ordre diplomatique, aussi bien aux Nations unies qu’au sein de l’Organisation de la coopération islamique (OCI). L’Iran, cependant, n’a pas pu s’opposer au mois d’août à la suspension de la participation de la Syrie à cette dernière organisation. Il mise maintenant sur une renaissance du Mouvement des non-alignés, issu de la guerre froide, et dont il vient de prendre la tête pour trois ans, pour susciter de nouveaux soutiens à la Syrie et aussi à sa propre politique nucléaire. Parmi les soutiens déjà acquis, Cuba, le Venezuela et quelques autres pays motivés essentiellement par l’antiaméricanisme. Brésil et Inde sont encore à classer parmi les hésitants. Téhéran fournit également à Damas une aide technologique et militaire : surveillance électronique et aérienne des rebelles, envoi de cadres anti-insurrectionnels, aide financière, livraisons de pétrole et, plus récemment semble-t-il, assistance militaire directe via les forces d’élite iranienne. L’Armée syrienne libre (ALS) affirme ainsi avoir capturé en juillet une cinquantaine de ces hommes, mais Téhéran prétend qu’il s’agit de pèlerins anciens combattants qui se seraient égarés…
Le soutien de l’Irak, dominé par des partis chiites depuis la chute du sunnite Saddam Hussein, est moins affirmé que celui de l’Iran. D’abord parce que le pays sort d’une longue épreuve et qu’il est encore sous surveillance américaine. Ensuite parce qu’il compte une très forte minorité sunnite, favorable aux rebelles syriens.
Le dernier maillon de l’alliance régionale autour de la Syrie est le Liban, dont Damas n’a jamais vraiment voulu accepter l’indépendance et à propos duquel Bachar al-Assad s’était écrié, en octobre dernier : « Toucher à la Syrie, c’est prendre le risque de mettre le feu à toute la région ! ». Bien que dirigé par un gouvernement contrôlé par le Hezbollah, le multiconfessionnel Liban a pris soin jusqu’à l’été de prendre ses distances avec le conflit syrien. Mais depuis quelques semaines, les signes d’une « contamination » du pays se multiplient : accrochages à la frontière avec la Syrie que réfugiés et combattants syriens franchissent, affrontements entre alaouites libanais du Nord, favorables au régime Assad, et sunnites soutenant les rebelles syriens, enlèvements de réfugiés syriens par des chiites libanais voulant obtenir la libération de parents capturés par l’ALS. Dernier incident, sans doute le plus révélateur : l’arrestation d’un ancien ministre libanais chrétien et très proche de Bachar al-Assad, soupçonné d’avoir préparé des attentats inter-confessionnels sur l’ordre de Damas.
Le tandem sino-russe
De la Chine et de la Russie, c’est cette dernière qui se veut le plus ferme soutien de la Syrie. Alors que pour Pékin, il ne s’agit que de réaffirmer son opposition à toute ingérence dans les affaires intérieures d’un pays (celles de la Libye a posteriori, celles de la Syrie bien entendu, mais surtout les siennes) et son droit à se procurer des matières premières en commerçant avec n’importe quel régime, la Russie de Vladimir Poutine a fait du dossier syrien l’un des piliers de sa diplomatie. Et cela pour plusieurs raisons.
La première raison, bien évidemment, est la défense de la non-ingérence dans les affaires intérieures de la Russie à un moment où Vladimir Poutine fait face à une opposition politique particulièrement virulente ; la volonté de tenir tête aux États-Unis et à leurs alliés, au sein du Conseil de sécurité, pour qu’ils ne puissent pas rééditer le « coup libyen », à savoir obtenir un mandat onusien pour protéger les populations civiles d’un pays, mais en finir par les armes avec le régime oppresseur. Jamais Vladimir Poutine ne l’a dit, mais on peut penser, en se souvenant des méthodes qu’il a employées en Tchétchénie, qu’il ne lui déplairait pas de faire savoir à ses concitoyens caucasiens qu’il n’aurait aucun scrupule à employer les mêmes s’il en ressentait la nécessité. Car la sauvagerie que déploie un Bachar al-Assad contre une partie de son peuple n’est pas dissemblable à celle dont a fait preuve Vladimir Poutine à l’encontre des Tchétchènes.
Jouent enfin les raisons stratégiques : depuis la chute de l’Irak de Saddam Hussein et la montée de l’islamisme suite aux révoltes arabes des deux dernières années, Moscou a vu fondre comme peau de chagrin son influence au Moyen-Orient qui était fondée sur un soutien indéfectible aux régimes se réclamant du nationalisme arabe. Ses deux dernières « cartes » restent la Syrie de Bachar al-Assad qui se présente comme laïque et un régime iranien religieux, ennemi historique des Arabes et plus récemment des États-Unis et d’Israël, mais avec lequel Moscou entretient d’importantes relations commerciales, notamment dans le domaine nucléaire.
Les liens entre Damas et Moscou sont très étroits, en particulier sur le plan militaire : la plupart de l’armement de la Syrie (hélicoptères de combats, avions de chasse, défense anti-aérienne en particulier) est d’origine russe et bénéficie pour son entretien de techniciens et de conseillers russes dont le nombre est évalué à dix mille. Cette coopération n’a fait que s’accroître depuis le début du mouvement anti-Assad, il y a dix-huit mois. La Russie, dont la seule base navale en Méditerranée se situe en Syrie, à Tartous, affirme qu’elle n’est pas opposée à un départ de Bachar al-Assad, mais seulement à la suite d’un processus de transition qui permettrait de perpétuer le régime. Elle a utilisé à trois reprises déjà son droit de veto au Conseil de sécurité des Nations unies pour éviter toute ingérence occidentale dans la crise. Et pour souligner son opposition à toute intervention, elle a dépêché en juillet une dizaine de bâtiments de guerre dans la Méditerranée, dont deux navires de débarquement transportant des fusiliers marins.
Le front régional anti-Assad
Le maillon de ce front le plus directement impliqué dans la crise est la Turquie, qui réclame haut et fort le départ de Bachar al-Assad après avoir voulu en faire un allié régional. Faute d’avoir été entendu par Damas lorsqu’il prônait, au début des événements, une négociation avec les opposants et des réformes substantielles, le premier ministre (islamiste modéré) Recep Tayyip Erdogan s’est rallié à la cause des rebelles syriens. C’est sur le territoire turc que sont basés plusieurs groupes de combattants de la nébuleuse rebelle. Et, depuis la bataille d’Alep, c’est par la frontière turque que transitent les armes que ces groupes ont pu se procurer grâce à l’argent de l’Arabie saoudite, du Quatar et d’autres pétromonarchies. Dorénavant, c’est aussi en Turquie qu’arrivent la majorité des réfugiés syriens, même si on en compte déjà plusieurs dizaines de milliers aussi bien au Liban qu’en Jordanie. En cas d’intervention militaire en Syrie, la Turquie, qui est aussi membre de l’OTAN mais qui cherche à s’imposer comme puissance régionale et modèle d’un régime islamo-démocratique, se retrouvera en première ligne des opérations. Avec une préoccupation particulière : éviter que ne se pérennise un Kurdistan syrien autonome, à l’image du Kurdistan irakien déjà en place. En effet, après une longue période d’attentisme, les Kurdes syriens (entre 10 et 15 % de la population) se sont ralliés du bout des lèvres à la rébellion tout en profitant de la situation et du retrait de l’armée syrienne pour s’auto-administrer. Un fort mauvais exemple, estime Ankara, pour les Kurdes de Turquie. Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en guerre contre Ankara depuis 1984, a intensifié ses activités guerrières depuis quelques mois. Ce qui a conduit Erdogan à réaffirmer « le droit naturel » de la Turquie à intervenir au-delà de ses frontières, si le PKK utilisait le Kurdistan syrien comme base de repli. Le ministre turc des affaires étrangères, Ahmet Davutoglu a d’ailleurs proféré cette mise en garde : « Que ce soit une organisation terroriste qui se revendique de nos frères kurdes, comme le PKK ou une organisation terroriste comme Al-Qaïda, nous ne permettrons pas qu’une telle organisation s’installe à notre frontière ».
Les interrogations occidentales
À la fin du mois d’août, aucun gouvernement occidental concerné par la tragédie syrienne ne croit encore ni aux vertus de la diplomatie ni à celles d’une intervention militaire, pour mettre un terme au massacre. D’un côté, l’espoir d’une solution négociée s’est dissipé devant la volonté de Bachar al-Assad de s’accrocher au pouvoir par tous les moyens malgré les défections qui déciment son camp quand ce ne sont pas les attentats. Ainsi, le 18 juillet restera-t-il sans doute comme un des jours les plus noirs pour le dictateur syrien qui a perdu ce jour-là son vice-ministre de la défense et beau-frère, Assef Chawkat, son ministre de la défense (chrétien) Daoud Radjha et Hassan Turkmani, ancien ministre de la défense et grand ordonnateur de la répression.
Peu étonnant, dans ces conditions, qu’après un nouveau veto russe et chinois au Conseil de sécurité, l’ancien secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, ait mis un terme à son mandat d’envoyé spécial des Nations unies et de la Ligue arabe. Alors que les quelques centaines d’observateurs n’ont jamais pu exercer leur mission, le cessez-le-feu que Kofi Annan croyait avoir conclu en avril n’a jamais été respecté par les troupes de Bachar al-Assad que les rebelles refusent de considérer comme un interlocuteur légitime. Il ne restait plus à l’ancien prix Nobel de la paix qu’à tirer les leçons de l’exercice et à avertir son successeur, l’Algérien Lakhdar Brahimi : « Sans pressions internationales sérieuses, déterminées et unies, comprenant les puissances régionales, il est impossible pour moi ou pour n’importe qui, d’imposer au gouvernement syrien et également à l’opposition, d’avancer vers un processus politique ».
Les plans américains
L’hypothèse d’une intervention armée a été écartée d’emblée par Barack Obama, en pleine campagne électorale. D’abord parce qu’elle serait en contradiction avec son programme de retrait d’Irak et d’Afghanistan (lire p. 36) ; ensuite parce qu’une telle opération, certainement pas comparable avec l’intervention en Libye du fait de l’armement syrien, risquerait de conduire à un affrontement avec la Russie ou l’Iran et d’embraser à coup sûr toute la région. Enfin, même si on évoque peu le sujet publiquement à Washington, Obama se souvient de l’épisode afghan, lorsque dans les années 1980, la CIA a armé les islamistes afghans pour chasser les Soviétiques du pays avant que les talibans ne retournent leurs armes contre les Occidentaux. Les plans américains face au baril de poudre syrien n’en comprennent pas moins différentes hypothèses de dérapage : affrontements frontaliers entre Damas et la Turquie ou la Jordanie, opération israélienne contre les installations nucléaires de l’Iran (lire p. 16), contagion du Liban par la guerre civile syrienne, recours par Bachar al-Assad aux armes chimiques ou bactériologiques. Personne, en effet, ne croit en la sincérité du dictateur qui a affirmé qu’il n’utiliserait pas cet arsenal contre son peuple mais seulement « en cas d’agression extérieure ».
Officiellement, les Américains ne livrent pas d’armes létales à la résistance syrienne, mais seulement des moyens de transmission et de communication. Peut-être. Mais ce sont des hommes de la CIA qui, de concert avec les autorités d’Ankara, supervisent en Turquie les livraisons d’armes payées par l’Arabie saoudite ou le Quatar, et évitent d’en faire bénéficier les groupes djihadistes ou proches d’Al-Qaïda.
La coopération américano-turque ne cesse de se renforcer. C’est ainsi qu’à l’issue d’une visite à Ankara, la secrétaire d’État américaine, Hillary Clinton, a annoncé la mise en place d’une équipe bilatérale, comprenant aussi bien des militaires, des spécialistes du renseignement que des politiques, pour hâter la chute de Bachar al-Assad et gérer une période de transition en évitant les erreurs commises en Irak en 2003, lorsque les Américains avaient totalement détruit le système étatique et politique de Saddam Hussein. Autre préoccupation américaine : faire le tri dans la myriade de groupes d’opposants et inciter ceux qui leur paraissent non subversifs à créer un gouvernement en exil. La création d’une force de stabilisation, dirigée par la Turquie et mandatée par la Ligue arabe, est aussi à l’étude dans l’espoir qu’elle permettrait d’éviter des vengeances inter-ethniques et un éclatement de la Syrie qui serait dû au repli d’alaouites dans les montagnes bordant la Méditerranée et à une sécession des Kurdes dans le nord.
Jacques Amalric
Source : article publié dans le magazine trimestriel Alternatives Internationales n° 56, septembre 2012, actuellement en kiosque.