L’invitée : la philosophe Myriam Revault d’Allonnes
Education, culture, valeurs… Pour la philosophe, la crise ne se réduit pas à sa dimension économique. Globale, elle est aussi devenue permanente. Et sans issue ?
« Réfléchir sur le contemporain, travailler à une philosophie du présent, de l’actuel, en recourant toujours aux grands auteurs classiques qui nous aident à mieux voir, à situer les grands mouvements et les ruptures » : voilà la méthode à laquelle se montre fidèle, depuis toujours, Myriam Revault d’Allonnes, spécialiste de philosophie politique et morale. La modernité est donc l’ample champ d’études qu’elle s’est choisi, qu’elle arpente dans le cadre de l’enseignement qu’elle dispense à l’école doctorale de Sciences-Po Paris, comme professeur des universités à l’Ecole pratique des hautes études, et dans ses livres. A la modernité, Myriam Revault d’Allonnes a consacré nombre d’ouvrages que rassemble un mélange d’exigence et de clarté, la volonté de transmettre trouvant toujours à se marier avec la plus grande rigueur et la profondeur. Il y a eu Ce que l’homme fait à l’homme, en 1995, puis Le Pouvoir des commencements. Essai sur l’autorité, en 2006, L’Homme compassionnel, en 2008, et encore, deux ans plus tard, Pourquoi nous n’aimons pas la démocratie (1) . Dans son nouvel ouvrage, c’est encore l’homme contemporain et son vécu qu’elle ausculte : l’individu d’aujourd’hui, plongé dans La Crise sans fin.
Entretien – Propos recueillis par Nathalie Crom
Comment vous est venue l’envie de réfléchir sur le thème de la crise ?
Il y a un faisceau de raisons. Certaines sont conjoncturelles : je veux parler de l’omniprésence médiatique de la question de la crise, de la prolifération des discours, surtout depuis trois ou quatre ans : crise économique, crise des subprimes… Le problème, c’est qu’on ne se pose jamais la question de savoir ce dont il s’agit. Or de quoi parle-t-on ? Qu’est-ce qu’une crise ? J’ai été frappée en outre par le fait que l’entrée de la crise dans les discours politiques et médiatiques se fait exclusivement par le biais de l’économie. Pourtant, des auteurs tels que Hannah Arendt ont écrit, dans les années 1960, un certain nombre d’ouvrages fondamentaux sur la crise de la culture, de l’éducation, de l’autorité, de la transmission, des valeurs… Si l’on veut vraiment réfléchir sur la crise, il n’y a pas que la crise économique. J’ai donc essayé de relier ces observations à ce que je savais de la notion de crise.
Qu’en saviez-vous ?
On parle de la crise comme s’il s’agissait d’un état permanent, et c’est effectivement vécu par l’homme contemporain comme un état permanent. Pourtant, classiquement, la crise est un état d’exception, dont on doit sortir. C’est ce que nous apprend l’étymologie. Le mot « crise » vient du grec ancien. La krisis, pour les Grecs, signifie trois choses. Dans le registre médical, il s’agit de l’état paroxystique de la maladie, dont il faut absolument sortir — le moment où on se trouve face à une alternative : la vie ou la mort. Mais la crise, cela veut dire aussi : la décision — c’est lié au sens précédent, à la nécessité de prendre une décision pour en sortir. Troisième sens : le filtre, le tamis, c’est-à-dire le jugement. Crise et critique ont ainsi la même étymologie. Pour les Grecs, le mot se rattache donc au domaine médical, mais aussi au judiciaire, au politique et au militaire.
La Crise sans fin relie la crise et la façon dont l’homme s’inscrit dans le temps et l’Histoire. Quel est ce lien ?
La crise révèle toujours une expérience du temps. Toutes les sociétés ont une expérience du temps, si différentes soient-elles les unes des autres. Les Grecs vivaient dans une dimension de l’Histoire qui n’est pas la dimension moderne. Pour les hommes de l’Antiquité, la crise n’était pas corrélée à l’idée qu’il y a un progrès dans l’Histoire, comme ce sera plus tard le cas pour les modernes.
Que s’est-il passé, fondamentalement, entre l’Antiquité et les Temps modernes ?
Est apparue l’idée que ce sont les hommes qui font l’Histoire. Dans l’ancienne vision théologique, l’Histoire était faite par Dieu. Pris dans une Histoire qu’il ne fait pas, l’homme attend un événement qui va advenir : il est dans l’espérance eschatologique, c’est-à-dire l’attente du Jugement dernier. Avec la modernité, l’homme devient l’auteur d’une Histoire dans laquelle il s’investit. Cela instaure un nouveau rapport au temps, dans lequel va s’insérer la notion de crise. La modernité est le moment de multiples ruptures. Il y a une crise des fondements, liée à la perte de la transcendance, à la dissolution des certitudes. Kundera analyse très bien, dans L’Art du roman, la façon dont Don Quichotte, sortant de sa maison, ne reconnaît plus les lieux autour de lui, ne reconnaît plus rien. Il est perdu, parce qu’ont disparu les repères qui existaient jusqu’alors.
A cette crise des fondements s’ajoute logiquement celle des normes : sur quoi va-t-on régler désormais ses jugements, son action ? La modernité voit l’homme conquérir son autonomie : avec les philosophies des Lumières, l’humanité sort de la minorité pour devenir, en quelque sorte, majeure. Mais l’homme, dès lors, est contraint de prendre le risque de son propre jugement, de décider par lui-même. Autre rupture : l’homme moderne s’engage dans une réflexion constamment renouvelée sur lui-même — une interrogation et une critique de soi. C’est là qu’on voit comment les deux notions de crise et de critique, associées dans l’étymologie, se rejoignent à nouveau.
Avec la modernité, la notion de crise envahit-elle toute la sphère de l’existence ?
Oui. Après l’Antiquité, et jusqu’au xviiie siècle, la notion de crise était uniquement utilisée dans le domaine médical. C’est au xviiie siècle que l’on commence à trouver dans les textes un certain nombre d’expressions qui parlent de la crise économique, notamment sous la plume du marquis d’Argenson, ministre de Louis XV. Puis l’emploi du terme explose, avec spécialement Diderot et Rousseau. La crise sort alors du registre strictement médical pour s’appliquer à la société. Rousseau, dans l’Emile, écrit cette phrase mémorable : « Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions. » Les grandes philosophies de l’Histoire qui marquent la modernité, celles élaborées par Hegel ou Marx, sont habitées par l’idée de progrès. Dans ce cadre, les crises sont des moments cruciaux, qui s’inscrivent dans le développement historique et font avancer l’Histoire. Elles sont des étapes fondamentales, des moments à la fois incontournables et nécessaires. La modernité ne peut se développer qu’à travers des crises. Elle est liée à la scission : entre le sujet et l’objet, entre l’homme et le monde, et à l’intérieur de l’homme lui-même. L’homme moderne est un homme déchiré. Evidemment, on est vite amené à penser les crises comme des étapes nécessaires vers la réconciliation entre l’homme et le monde, de l’homme avec lui-même.
Comment passe-t-on, au cours du XXe siècle, de la crise comme étape historique à la crise sans fin que ressent l’homme d’aujourd’hui ?
Il faut faire une différence entre la modernité triomphante, telle qu’elle s’est développée à partir du XVIIe, avec l’émergence du rationalisme scientifique, pour durer jusqu’au début du XXe siècle, et ce que j’appellerais le contemporain. C’est dans ce temps contemporain que la notion de crise a changé : elle n’est plus un moment, une étape qui permet d’avancer, mais elle devient une crise infinie. L’un des événements fondamentaux qui marque ce basculement est l’effondrement de l’idée de progrès, vers quoi jusqu’alors tendait l’Histoire.
Plusieurs événements y ont contribué. D’abord, la découverte du malheur de l’Histoire, surtout après la fin de la Seconde Guerre mondiale et la révélation de la tragédie qui s’est déroulée dans les camps. Les expériences totalitaires en URSS et en Europe de l’Est ont aussi joué un rôle important, de même que les retournements du progrès technique — ces découvertes a priori positives, telles que le nucléaire, dont s’est révélé le potentiel destructeur. Tout cela fait que nous n’adhérons plus à l’espérance, qui était celle des Lumières, d’un progrès de l’Histoire. Du coup, notre rapport à l’avenir et l’expérience que nous avons du temps ont changé. Il y a une exacerbation de l’incertitude, liée à une perception de l’accélération croissante des processus. Tout va de plus en plus vite, même si on a l’impression que rien ne change…
Pour la première fois dans toute son histoire, l’homme ne sait pas vers quoi va l’avenir. Dans l’Antiquité, il ne le savait pas non plus, mais, de toute façon, c’étaient les dieux qui décidaient pour lui. Depuis la modernité, c’est lui qui décide, mais la nouveauté contemporaine, c’est qu’il ne sait pas vers où il se dirige. Le voilà l’auteur d’une Histoire dont il n’est plus le maître, qui n’a plus de maître. Et notre rapport au futur ayant changé, nous n’avons plus, non plus, le même rapport au passé et au présent. Dans la modernité triomphante, l’homme en situation de crise a des difficultés, mais ce n’est pas un homme essentiellement souffrant, la crise est un moment difficile qu’il doit surmonter. Aujourd’hui, l’individu se vit comme souffrant. Et sa souffrance est d’autant plus grande qu’il ne sait pas comment il va en sortir.
Cela a-t-il des répercussions concrètes ?
Prenons l’exemple de la politique : elle est aujourd’hui beaucoup plus réactive et instantanée que porteuse d’une capacité d’initiative à long terme. Le pouvoir politique réagit aux catastrophes naturelles, aux crises économiques… Il y a une tension permanente entre la nécessité d’intervenir rapidement pour prendre des décisions qui engagent un avenir lointain et l’incapacité à s’arrêter pour réfléchir et élaborer des politiques à long terme.
Quand on entend crise, soulignez-vous, on pense crise économique. Pourquoi l’économie a-t-elle pris le pas sur tout le reste ?
Cette emprise de l’économie sur toutes les autres sphères de la vie a commencé dès le développement du capitalisme. Mais il y a aussi, en période de crise économique comme aujourd’hui, des considérations liées à la survie. Les individus sont sous la contrainte de l’économie pour assurer leur subsistance au jour le jour : comment vais-je payer mon loyer, mes factures, que se passera-t-il si je perds mon travail ? Ce n’est pas du fantasme, c’est du réel. Au point que le règne de la nécessité l’emporte aujourd’hui sur le règne de la liberté.
Si la crise économique était résolue, ne serions-nous plus en crise?
Tout se passe comme si la crise économique concentrait toutes les difficultés du vécu. En réalité, à supposer qu’un certain nombre de problèmes économiques soient résolus demain, on ne sortirait pas de la crise pour autant. Parce que la modernité, je le répète, est liée, consubstantiellement, à la notion de crise. Cela dit, il ne faut pas négliger ce que la crise peut avoir de fécond. Hannah Arendt écrit que c’est lorsque que nous avons perdu tous les repères traditionnels qui nous permettaient de porter des jugements que notre capacité à juger peut être relancée. Je ne dirais sûrement pas vive la crise, ce serait irresponsable. Mais je dis qu’on peut aussi l’appréhender comme une force positive qui nous oblige à penser autrement.
Le bouleversement de notre rapport au temps au cours du XXe siècle est-il le signe que nous sommes sortis de la modernité ?
Comme écrivait Paul Ricœur, le présent est toujours opaque à lui-même. Notre présent nous est opaque, et il est très difficile pour nous de savoir si nous avons franchi un seuil ou pas. Ce n’est pas parce que nous décrivons et analysons des transformations que nous pouvons décréter que nous sommes sortis de la modernité. Peut-être sommes-nous plutôt dans une radicalisation des traits de la modernité, une sorte d’exaspération.
Vous expliquez également que la crise n’est pas un concept, mais une notion irréductible, une métaphore. Qu’est-ce que cela signifie?
Je veux dire par là que la crise est une image qui rend compte d’une difficulté qui ne peut pas être énoncée conceptuellement. C’est une métaphore, en ce sens que l’expression métaphorique d’un problème permet de rendre compte d’un vécu, d’une expérience subjective que le concept n’arrive pas à saisir. La modernité, à cause de l’incertitude qui l’habite, se prête tout particulièrement à cette expression métaphorique. Et la crise contemporaine, ressentie par l’homme comme sans fin, est en quelque sorte à l’image du vécu de cet homme par rapport à son présent, son passé, son futur, sa place dans le monde et l’Histoire. La crise est la métaphore de son anxiété face à l’avenir. Est-il devenu un moins que rien dans l’univers ou a-t-il au contraire une place fondamentale ?
Tenter d’approcher de ce qui ne peut s’exprimer en concept, n’est-ce pas précisément le rôle de la littérature ?
Oui, et le rôle du roman surtout. Parce que, comme analyse Kundera, le roman est l’art de l’incertitude, de la pluralité. Le roman contemporain, lorsqu’il est intéressant, est aux prises avec cette question de la crise sans fin. Il s’en fait l’expression. Prenez, par exemple, un titre comme La Possibilité d’une île, de Michel Houellebecq. Que signifie-t-il ? On peut estimer qu’il renvoie à la métaphore de la vie comme navigation. L’incertitude du futur est métaphorisée comme une sorte de voyage en pleine mer, dans lequel il n’est pas question d’arriver au port. Jusqu’à une île, peut-être. Mais ce n’est pas certain.
Propos recueillis par Nathalie Crom
(1) Les ouvrages de Myriam Revault d’Allonnes sont essentiellement parus aux éditions du Seuil.
À lire
– La Crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps, de Myriam Revault d’Allonnes, éd. du Seuil, 208 p., 19,50 €, Septembre 2012.
– Chouette ! Philo. Abécédaire d’Artiste à Zombie, codirigé par Myriam Revault d’Allonnes et Michaël Fœssel, éd. Gallimard Jeunesse, coll. Chouette ! Penser, 310 p., 25,50 €.
Source : article publié dans le n° 3268 de Télérama, 1-7 sept. 2012, p. 4.