N’incriminons pas le « printemps arabe » !
Gare aux clichés sur le monde musulman
Par Olivier Roy
Ça recommence ! Mais quoi ? Le grand clash des civilisations, la « colère musulmane », le monde islamique qui s’embrase, l’incapacité de l’islam à accepter l’esprit critique et la liberté de pensée ?
Mais quand on regarde les faits, que voit-on ? Quelques milliers de manifestants à Tunis et à Benghazi, certes très violents, à peine plus au Caire ; en Afghanistan, un attentat de plus dans une longue série qui relève d’une autre logique, et à Paris quelques dizaines de jeunes supposés salafistes qui viennent prier devant l’ambassade américaine et semblent tout surpris d’être mal accueillis. Et pour la grande masse des musulmans, la passivité, sinon l’indifférence.
Une fois de plus le décalage entre les titres et la réalité est sidérant. Bien sûr, c’est parce que l’opinion publique voit la réalité à travers un cliché tenace : le monde musulman est un, agit en tant que monde musulman, et tant qu’une réforme théologique n’aura pas touché l’islam, celui-ci ne saurait entrer dans la modernité.
En fait, les protestations et la forme qu’elles prennent ne peuvent se comprendre que si on dissocie justement les deux niveaux : le religieux et le politique. Le défi que représente le blasphème n’est pas propre à l’islam, mais la violence politique est, quant à elle, une conséquence du processus de transformation qui traverse le Moyen-Orient.
De La Dernière Tentation du Christ, de Martin Scorsese en 1988, à Golgotha Picnic, de Rodrigo Garcia en 2011, en passant par le détournement de la Cène par le publiciste Marithé et François Girbaud en 2005, certains milieux chrétiens ont manifesté pour empêcher le spectacle ou l’affichage (et parfois violemment), et l’Eglise catholique a entrepris un certain nombre des démarches, pacifiques, pour faire interdire l’objet du scandale (l’affiche publicitaire de la Cène, par exemple).
Aujourd’hui, tant l’Eglise que les musulmans parlent de la « souffrance » du croyant et de son indignation face aux incessantes agressions contre le sacré. C’est le symptôme d’une dissociation croissante entre des communautés de foi qui ne veulent plus souffrir en silence et une culture sécularisée qui ne voit dans le religieux que du bizarre ou du fanatique. Par contre, la violence contre les ambassades américaines, toute minoritaire soit-elle, est très politique. Les trois premières ambassades attaquées se trouvent dans les trois pays qui ont fait le « printemps arabe » (Tunisie, Egypte, Libye), et le seul Etat qui essaie de prendre la tête de la nouvelle protestation, l’Iran, est celui dont la position au Moyen-Orient a été presque entièrement sapée par ce même « printemps arabe ».
Ce ne sont pas les auteurs du « printemps arabe » qui ont attaqué les ambassades américaines, ce ne sont même pas les premiers bénéficiaires des élections, les Frères musulmans et Ennahda, ce sont au contraire ceux pour qui le « printemps arabe » a détourné les pays arabes de leur vrai combat. Il faudrait que l’opinion occidentale comprenne enfin que les sociétés arabes sont tout aussi divisées et complexes que leurs voisines du Nord.
Les salafistes tunisiens refusent la démocratie, rejettent toute vision nationale (ils arrachent le drapeau tunisien encore plus souvent que le drapeau américain) et veulent ramener la Tunisie dans le cadre de l’oumma imaginaire et militante qu’ils promeuvent.
C’est donc normal qu’ils fassent tout pour imposer terreur et guerre civile. En Libye, ce sont des djihadistes locaux, incapables de peser sur les élections, qui ont attaqué – et la main d’Al-Qaida n’est pas loin, qui a bien des morts à venger.
En Egypte c’est plus complexe, car une partie des salafistes est bien entrée dans le jeu électoral, ce qui explique la moindre violence des manifestants. Quant aux islamistes au pouvoir, ils se retrouvent de fait dans une configuration pro-occidentale (hostilité à l’Iran, volonté de tisser des liens économiques avec l’Occident), mais ont du mal à clarifier leur position envers les salafistes (en Tunisie, le ministre de l’intérieur est partisan de la répression, mais le chef historique d’Ennahda, Rached Ghannouchi, s’y oppose encore).
Enfin, en donnant voix à la majorité du peuple aux dépens des régimes, le « printemps arabe » a remis en cause les équilibres géostratégiques du Moyen-Orient, articulés jusqu’ici sur le conflit israélo-palestinien.
Désormais, le conflit majeur, c’est celui qui oppose un axe sunnite (des Frères musulmans aux Saoudiens en passant par la Turquie), et un axe chiite autour de l’Iran et de ses alliés (le Hezbollah et le régime syrien). Et de fait, le premier axe partage, du moins en ce moment, la même obsession d’un Iran nucléaire, que l’on retrouve à Tel-Aviv, à Paris et à Washington.
C’est pourquoi Téhéran et le Hezbollah ont tout intérêt à mobiliser la « rue arabe » contre l’Occident, pour tenter de reprendre le leadership moral qu’ils ont brièvement exercé après la dernière guerre du Liban en 2005 : d’où la surenchère sur Salman Rushdie. Mais c’est trop tard : la « rue arabe », d’Alep à Tripoli, a d’autres combats à mener que celui des caricatures du Prophète.
Olivier Roy
Olivier Roy, Politologue, spécialiste de l’islam est professeur à l’Institut universitaire européen de Florence (Italie), où il dirige le Programme méditerranéen.
Source : article publié dans Le Monde daté du 21 sept. 2012
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