Le théologien Jung Mo Sung s’engage contre «l’idolâtrie» du néolibéralisme
Le congrès latino-américain de théologie s’est tenu du 7 au 11 octobre à Sao Leopoldo, près de Porto Alegre, dans le sud du Brésil. Cet évènement organisé par le réseau Amerindia est intervenu 50 ans après Vatican II et 40 ans après la parution du livre « Théologie de la Libération. Perspectives » de Gustavo Gutierrez. Lors de ce congrès, Jung Mo Sung*, économiste et figure de la théologie en Amérique latine, a dénoncé l’idolâtrie propre au néolibéralisme, et prôné une économie solidaire.
Rencontre avec un théologien engagé.
Propos recueillis par Jean-Claude Gerez
Vous affirmez que la domination du capitalisme est aussi spirituelle. Qu’entendez-vous par là ?
Le principal défi de la théologie est d’affronter aujourd’hui une nouvelle forme d’oppression liée à la globalisation économique. Cette domination n’est pas seulement économique ou politique, mais aussi profondément spirituelle. Le capitalisme colonise l’espace, y compris dans le champ spirituel. Même les pays de tradition culturelle millénaire, qu’ils soient bouddhistes, hindouistes ou confucianistes en Extrême Orient, sont en train d’adopter des modes de vie occidentaux. Démasquer et critiquer cette domination est un devoir fondamental pour la théologie qui doit jouer un rôle prophétique et critique dans la société.
Vous êtes en effet très critique à l’égard du néolibéralisme, employant même les termes «idole » ou « idolâtrie ». Le « marché » et ses lois seraient-ils pour vous une nouvelle forme de religion ?
Un des concepts théologiques fondamentaux de la Bible est l’idolâtrie. Toutes les sociétés produisent des dieux qui sont l’oeuvre d’actions et d’interactions humaines qui ont été sacralisées. Les prophètes ont perçu et critiqué ce processus. L’idole fascine et attire. Le néolibéralisme présente une logique idolâtrique à travers la fascination de nos sociétés pour les lois du marché, un système qui serait censé imposer et réguler seul ses règles. Face à cette dimension fascinante du capitalisme global actuel, il ne suffit pas de critiquer. Il faut démontrer le processus sacrificiel qu’il engendre (perte de l’emploi, délitement de la vie de famille, voire mort des plus pauvres…) pour se défaire de cette fascination qui nous aveugle. La théologie a une mission importante à accomplir dans la société pour dénoncer cette nouvelle fascination.
Existe-t-il une alternative au néolibéralisme ? Une autre économie, juste et éthique, est-elle possible ?
Il est difficile de définir ce qui est « juste » et « éthique ». C’est pour cela que je préfère la proposition de Franz Hinkelammert (NDLR : économiste, philosophe et théologien de la libération, il est né en Allemagne en 1931 mais vit depuis plus de trente ans en Amérique latine) qui parle d’une «économie pour la vie», c’est-à-dire pour que chacun puisse vivre dignement sur notre planète. Cette expression se rapporte à une phrase de Jésus dans l’Evangile : « Je suis venu pour que vous ayez la vie et que vous l’ayez en abondance » (Jean 10-10). Elle s’oppose à l’économie capitaliste dont l’objectif est la croissance économique et l’accumulation de capital. L’économie pour la vie implique également la préservation de l’environnement, qui est la condition de la vie de tous. Il s’agit de la vie sur terre, la seule dont nous ayons à prendre soin, la vie éternelle étant la grâce de Dieu.
Concrètement, quel serait, selon vous, le principal défi de cette «économie pour la vie» ?
Le grand défi pour construire une société juste et humaine, où tout le monde aurait une vie digne et agréable, est d’imaginer une nouvelle forme de rapport au travail. Notre économie se caractérise par la fragmentation du processus de production. Personne ne peut plus produire l’ensemble des biens nécessaires pour sa survie. Chacun fait une partie du travail et il y a nécessité de coordonner ces travaux et processus fragmentés. Le communisme propose, comme alternative au capitalisme, un modèle de planification centralisée par l’Etat. L’histoire a montré que ce chemin est inefficient car il est impossible de connaître de manière efficace tous les éléments de l’économie nécessaire à cette planification. Le néolibéralisme propose que le marché soit l’unique ou le principal instrument de coordination de la division sociale du travail. La lutte pour une « économie juste » ou une « économie pour la vie » passe nécessairement par de nouvelles façons de penser cette coordination. A ce titre, les expériences d’économie solidaire, communautaire ou régionale sont importantes et aident considérablement la vie quotidienne de ceux qui en font l’expérience. Ce sont des pistes à suivre.
Propos recueillis par Jean-Claude Gerez
Source :
* Jung Mo Sung est théologien et économiste, professeur et chercheur à la faculté méthodiste des sciences humaines et de droit de São Paulo.
A lire : un entretien (2007) de Jung Mo Sung : La domination est aussi spirituelle