Réflexions crépusculaires – Maurice Barth
«Voici en deux mots qui est l’auteur : Maurice Barth, dominicain d’une grande tradition hélas perdue, a 96 ans, et il reste militant au vrai sens du terme. Il a milité toute sa vie, en étant en particulier très proche d’Henri Curiel, et s’est engagé dans tous les combats de la Palestine ou de l’Amérique latine avec sa théologie de la libération (il était un proche de Mgr Oscar Romero). Il a rédigé ce texte, sous la pression de quelques frères dont je suis, pour faire un bilan de ses engagements dans l’Eglise, C’est Arnaud de Coral, ancien patron du Jour du Seigneur, qui a tout pris sous sa dictée en organisant l’ensemble, car Maurice est presque aveugle depuis quelques années.
Personnellement je suis très heureux du résultat. J’avais envie de lui dire de l’intituler “indignez-vous”, mais le titre est déjà pris par Stéphane Hessel, qui a le même âge. Je souhaiterais qu’on puisse sortir une brochure, à partir de ce texte, dans le genre de celle de Stéphane Hessel. Si ce texte vous plait vous le diffusez, il est fait pour ça » .
Frère Régis, Dominicain.
17 Mai 2012.
RÉFLEXIONS CRÉPUSCULAIRES
Il y a longtemps que je me pose des questions sur mon Église… des questions qui se résument à celle-ci : comment sa caste gouvernante – qui a fini par se substituer à la communauté des croyants – peut-elle retrouver le chemin de cette bonne nouvelle qu’elle m’a pourtant transmise ?
C’est de l’Église que j’ai reçu la bonne nouvelle annoncée par Jésus, résumée au tout début de son ministère par la lecture qu’il fait d’Isaïe à la synagogue :
« L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce que le Seigneur m’a consacré par l’onction ».
« Il m’a envoyé porter la Bonne nouvelle aux pauvres, annoncer aux prisonniers qu’ils sont libres, et aux aveugles qu’ils verront la lumière, apporter aux opprimés la libération».
Jésus développera par la suite ce message :
Aimez vous les uns les autres, soyez des porteurs de paix, luttez pour la justice.
Ne cherchez pas les honneurs, la gloire.
Soyez des serviteurs de vos frères et sœurs, pratiquez la miséricorde, consacrez-vous en premier lieu aux pauvres et aux déshérités, aux victimes des injustices, ne craignez pas de vous placer à contre courant des conventions, des traditions, des autorités.
Cherchez la vérité mais ne l’imposez pas.
Ce que vous faites au plus petits des hommes, c’est à moi Jésus que vous le faites…
L’évangile constitue la charte du christianisme. Comment l’Église est-elle venue à pratiquer tout autre chose ?
L’histoire est bien connue : le représentant de l’enfant né dans une étable s’installe dans un palais à Rome avec sa cour et ses titres princiers. Puis dès le VIIIème siècle il créé un Etat avec ses diplomates, ses services de renseignements, ses courtisans, ses intrigues. Il devient donc souverain politique d’un territoire, avec tout ce que cela suppose de lourdeur administrative et de compromissions politiques. Jésus n’avait pas prévu cela !
Combien de fois le pape a-t-il fait intervenir l’armée, ne serait-ce que pour défendre son territoire, comme lorsqu’il fait appel à l’armée française au XIXème siècle.
Combien de fois les nonces apostoliques se sont-ils compromis avec les régimes en place, comme ce fut le cas avec le régime de Vichy, ce qui avait d’ailleurs provoqué en 1945 une réaction de la revue dominicaine “la vie intellectuelle” qui demandait la suppression des nonces.
Comment défendre son territoire dans un esprit d’évangile ?
Comment éviter de laisser s’installer une collusion du pouvoir spirituel et temporel qui suscite les croisades, les guerres politiciennes et les guerres de religion, et finalement une histoire de violence ?
Tout cela est bien connu.
Aujourd’hui encore, l’Église Etat se résigne difficilement à ne plus dominer le monde comme elle l’a fait durant des siècles. Elle continue à le faire notamment par son appareil théologique, disciplinaire et administratif qui lui sert surtout à se justifier de dicter la conduite à tenir et imposer sa morale abstraite et arbitraire, sa liste de péchés véniels et mortels, ses rites et ses dogmes.
Jésus Christ a dit : « Allez, enseignez toutes les nations » mais n’a pas dit « imposez leur votre langue, votre culture, vos mœurs et vos traditions ». Réalise-t-on le non sens qu’il y a à faire réciter le symbole de Nicée, issu d’une culture grecque ancienne, à des indiens d’Amazonie ? Et qui plus est en latin ou en espagnol, qui ne sont pas leur langue ?
Elle se résigne encore moins à changer ses modes de gouvernements issus d’un autre âge. Les élaborations intellectuelles en vue d’enrichir et d’ouvrir les horizons demeurent étroitement surveillées. L’inquisition n’existe plus, mais les condamnations sans appel n’ont pas épargné les plus indiscutables théologiens comme Yves Congar et Marie Dominique Chenu en France ou Jon Sobrino au Salvador.
Trop de contradictions demeurent entre le message transmis et sa mise en œuvre, entre l’appel de Jésus au dépouillement et la pratique du pouvoir impérial, les fastes issus de la Renaissance.
Trop de gages sont donnés à la politique des puissants, au détriment des pauvres, qui constituent la grande majorité de la population mondiale.
On trouve ça et là dans les textes officiels des qualificatifs qui ne correspondent pas à la réalité : L’Église se dit « société parfaite », « experte en humanité » ou encore « servante et pauvre ». Pauvreté relative quand on sait que l’Église d’Italie possède un tiers des biens immobiliers du pays et ne paie pas d’impôts. L’autosatisfaction de l’« experte en humanité » se trouve dans l’encyclique de Paul VI sur le développement « Populorum Progressio ». Cette évocation lors d’un débat à la télévision allemande auquel j’ai participé en 1967 a aussitôt provoqué un énorme éclat de rire.
Rire compréhensible quand on sait qu’il a fallu attendre le Concile Vatican II pour que l’Église reconnaisse officiellement la liberté de conscience et les droits humains.
Aujourd’hui il ne s’agit plus seulement d’incroyants qui, à l’instar de Voltaire, s’en prennent à l’Église, mais des croyants qui, de plus en plus nombreux, contestent la structure et le fonctionnement de leur Église.
Depuis quelques temps, des contestations ouvertes se manifestent parmi les prêtres. Récemment, en Allemagne et en Autriche, un texte contresigné par plusieurs centaines de prêtres demandait des réformes dans la structure et le gouvernement de l’Église. Leurs évêques, qui doivent leur nomination à leur conservatisme et à leur conformisme, n’ont bien sûr pas bougé. Quant au pape, il s’est contenté de les rappeler les chrétiens à l’obéissance. Mais le mouvement est lancé, même s’il est minoritaire.
AMERIQUE LATINE : QUAND DES CHRETIENS
RENCONTRENT LES PAUVRES
Les évènements qui ont secoué les chrétiens d’Amérique Latine dans la seconde moitié du XXème siècle constituent une illustration de l’incapacité de l’institution à porter un regard neuf sur l’humanité et à répondre aux appels des hommes et des femmes qui cherchent à conformer leurs engagements dans le monde à une foi vécue au quotidien.
Ces évènements posent en fait deux questions : celle de l’engagement des chrétiens dans la vie sociale, et celle de l’attitude du Vatican qui a reproduit ici, une fois encore, sa politique générale dans le monde, inspirée d’une conception de la vie spirituelle séparée totalement de la vie sociale.
Comment en est-elle venue à casser ces mouvements d’engagement des chrétiens, à refuser toute évolution à l’intérieur de son système, et à faire le choix politique de soutenir les régimes autoritaires ?
Au milieu du XXème siècle, en Europe et en Amérique du Nord, les mouvements d’Action Catholique sont très influents. Il s’agit de mouvements spécialisés par types de professions (ouvriers à la JOC, agriculteurs au CMR…), qui s’engagent fortement dans les luttes sociales de l’époque avec la devise « Tout l’évangile dans toute la vie ». Les années 50 et 60 sont également l’époque des prêtres ouvriers, ces prêtres qui avaient décidé de s’intégrer professionnellement au monde ouvrier. Ces mouvements exercent – via l’Action Catholique du Canada notamment – une influence certaine sur les Églises d’Amérique Latine qui entreprennent de mener des enquêtes sur la situation socio-économique dans les différents pays du continent. Elles prennent alors conscience du drame dans lequel vit la majorité de la population, et à travers cela, des contradictions entre cette situation et les exigences de l’évangile. Ce mouvement de prise de conscience porte non seulement sur la situation de l’époque, mais également sur son enracinement historique.
En effet, dès l’origine de la colonisation, le « roi catholique » d’Espagne, se croit autorisé à distribuer les terres des Indiens aux colons qu’il envoie sur ce nouveau continent, et ce au nom d’une vision théocratique de son pouvoir. Il agit au nom du pape dont il tient son pouvoir, et donc en quelque sorte au nom de Dieu qui règne sur la terre entière, car il estime avoir ainsi reçu la mission de s’emparer de ce continent inconnu pour « l’évangéliser » : les Indiens qui n’ont pas été massacrés sont ainsi alors baptisés de gré ou de force et leur terre distribuée aux colons par la même occasion. C’est ainsi que se constituent les grandes propriétés, et l’oligarchie qui les accapare et s’est perpétuée jusqu’à nos jours.
En dépit des admonestations, comme celles du religieux dominicain Montesinos, la majorité des colons « catholiques » n’a cessé de traiter les Indiens comme des êtres inférieurs, voire comme des esclaves. Cinq siècles après l’arrivée de leurs ancêtres, les descendants demeurent les principaux propriétaires des richesses du pays et les maîtres du jeu politique.
Au milieu du XXème siècle, la majeure partie des pays du continent est dirigée par des dictatures qui maintiennent par la force et la violence l’ordre établi par cette oligarchie coloniale.
C’est dans ce contexte que des chrétiens décident dans les années 60 de créer des communautés ecclésiales de base (CEB). Les CEB organisent la vie quotidienne dans sa totalité et prennent en charge les différents domaines de la vie sociale : santé, environnement, aide sociale, éducation et bien sûr, vie chrétienne. Ces communautés sont par là des lieux de réflexion sur le lien de la foi avec la vie de tous les jours. Il s’agit en effet d’essayer de saisir les évènements sous le regard de la foi et inversement de vivre la foi au regard des évènements. C’est ce qu’on appelle les signes des temps. La méditation de l’évangile est un élément essentiel des CEB.
Ces présences dans la vie sociale et politique ont eu des conséquences sur la pratique religieuse de ces pays. Là où ils se contentaient trop souvent du culte, les chrétiens découvrent la nécessité de dépasser ces niveaux pour que la foi anime toute la vie sociale.
Ce renouveau ecclésial est loin d’être marginal. Une grande partie des évêques du continent accompagne le mouvement et préconise officiellement un « choix prioritaire des pauvres » lors de la deuxième CELAM, Conférence Générale de l’Episcopat d’Amérique Latine, à Medellin (Colombie) en 1968. Un choix qui désigne non seulement ceux qui ne possèdent rien, mais qui en même temps sont aussi sans droit et sans voix.
Des théologiens leur emboîtent alors le pas en cherchant à saisir la signification et la portée de cette option de l’Église pour les pauvres, en élaborant ce qu’on a appelé la Théologie de la libération, ou comme le disent certains, le christianisme de la libération. Il s’agit d’un courant théologique globalisant, à la fois politique, culturel, et spirituel :
– Politique : en prenant l’option des pauvres, les chrétiens d’Amérique Latine se solidarisent aussi avec leurs luttes.
– Culturel : l’Amérique Latine étant indienne, ils cherchent à construire une Église à partir de la culture ancestrale et à « désoccidentaliser » la théologie.
– Spirituel : le message évangélique inspire le mouvement.
Nous sommes donc au cœur d’une période d’intense vitalité de l’Église d’Amérique Latine, une vitalité sans doute unique dans son histoire de cinq siècles, et que beaucoup de catholiques d’Europe voient comme un signe de renouveau pour toute l’Église dans le monde, dans le sillage du concile Vatican II qui s’achève. En effet, ce choix prioritaire des pauvres par l’Église d’Amérique Latine n’est pas resté une formule simplement rhétorique, mais un engagement solidaire dans les luttes de libération contre les pouvoirs dictatoriaux et l’oppression des injustices structurelles.
Les peuples d’Amérique Latine sont croyants en grande majorité et les catholiques expriment volontiers leur foi dans la vie publique. La participation des chrétiens aux mouvements de libération est particulièrement active dans les pays qui sont en pleine guerre civile.
Au Salvador, durant la guerre civile, les manifestations contre la répression et pour la paix se terminent souvent à l’Église et les homélies de l’archevêque Oscar Romero dénonçant les injustices attirent une importante foule populaire.
Au Guatemala, la grande marche des Indiens se conclut par une messe sur la grande esplanade de la capitale.
Au Nicaragua, où les sandinistes, vainqueurs du dictateur Somoza, dirigent le pays, trois prêtres participent au gouvernement, et sur la radio nationale, un dominicain anime une méditation religieuse matinale intitulée « Evangile et Révolution ». Cet engagement public des chrétiens pour s’opposer aux dictateurs est certes minoritaire, mais très actif, et souvent soutenu par les évêques. Il y a les évêques dont on dit « si tu vois l’évêque, tu vois le peuple ». Et il y a ceux qui préfèrent fréquenter les salons de l’oligarchie. L’Église a donc une approche à deux versants, et n’est pas claire vis à vis de toutes ces questions.
De son côté, l’Oncle Sam veille sur son arrière cour et a une approche plus unilatérale. En cette période de guerre froide, les opposants aux dictatures ne seraient ils pas téléguidés par l’ennemi ? En tout cas, ces mouvements de libération ne vont pas du tout dans le sens de ses intérêts financiers et de sa stratégie. Il brandit l’hydre communiste qui lui semble menacer son arrière cour, ses républiques bananières, ses multinationales et les dictateurs à sa botte.
Le gouvernement américain décide à deux reprises de mandater une commission d’experts pour s’informer de ce qui se passe en Amérique Latine, et plancher sur la stratégie que doit y mener leur gouvernement. Elle publie le rapport Rockfeller en 1969, puis le rapport de Santa Fe en 1982.
Ces documents dénoncent les déviations dangereuses qui menacent la tranquillité du continent et font des recommandations précises dans tous les domaines : politiques, culturels, économiques et religieux. L’Église d’Amérique latine y est présentée comme infiltrée par le communisme et les Etats-Unis sont invités à combattre la théologie de la libération. C’est ce que développe clairement la proposition 3 du rapport Santa Fe :
« La politique extérieure des E.U. doit commencer à affronter (et non simplement à réagir a posteriori contre) la théologie de la libération telle qu’elle est utilisée en Amérique latine par le clergé de la théologie de la Libération ».
Ou encore : « En Amérique latine, le rôle de l’Église est vital pour le concept de liberté politique. Malheureusement, les forces marxistes-léninistes ont utilisé l’Église comme arme politique contre la propriété privée et le système capitaliste de production, en infiltrant la communauté religieuse d’idées plus communistes que chrétiennes.».
A la lecture de ces documents, on reste confondu devant le manichéisme primaire des experts, et pourtant, Reagan suivra à la lettre la plupart de ces recommandations, et fonde notamment l’école des Amériques pour former les militaires des régimes dictatoriaux d’Amérique Latine.
Cela va permettre aux dictatures locales de se servir de ces rapports pour accentuer leur répression, et en particulier pour tenter de se débarrasser des chrétiens qui participent à ces mouvements de libération. Ils partent à la recherche de ceux qui possèdent des bibles, car ils savent que ce livre est utilisé par les communautés de base comme le texte fondamental qui inspire leur mouvement. La bible est donc considérée par les dictateurs comme un livre subversif. Dans les pays d’Amérique Centrale en état de guerre civile, les militaires ont donc ordre de détruire celles qu’ils trouvent dans les maisons. Cela a souvent entraîné le massacre de ceux chez qui elles étaient trouvées.
Le Vatican est lui aussi obsédé par le danger communiste, et fait sienne la thèse américaine de la «troisième guerre mondiale», concept inventé par les américains pour justifier ses choix stratégiques. Il s’inquiète de ce fait des orientations prises par ces nouveaux mouvements chrétiens d’Amérique Latine et semble incapable, dans sa raideur manichéiste, de percevoir la portée de leur position. Du coup, il s’aligne docilement sur la stratégie américaine en soutenant les dictatures en place, dans la continuité de ce qu’il a souvent fait dans le passé (Mussolini, Franco, pour n’évoquer que l’histoire récente).
Les exemples suivants illustrent tristement la contribution du Vatican à la «troisième guerre mondiale ».
Cette contribution a commencé assez tôt. Dès 1954, bien avant les rapports Rockefeller et Santa Fe, les Etats-Unis s’étaient débarrassés du président du Guatemala, Jacobo Arbenz Gunzman, élu démocratiquement 3 ans auparavant. Il avait le tort d’avoir voulu redistribuer les terres par une réforme agraire, ce qui menaçait les républiques bananières. C’est sur un navire de guerre américain que le nouveau dictateur est installé au pouvoir et amène avec lui … le nonce apostolique. Le Guatemala va ensuite sombrer dans la violence et la guerre civile, dont les Indiens seront les principales victimes. Deux cent mille personnes seront torturées, assassinées et disparaîtront en une trentaine d’années.
En Argentine, la dictature des colonels (1976-1983) fera 70 000 victimes, également torturées, assassinées et disparues. Les versets subversifs du magnificat sont censurés : « Il renversera les puissants de leur trône, il élèvera les humbles ». L’épiscopat ne proteste guère. Quand des mères de prisonniers viennent demander assistance au cardinal archevêque de Buenos Aires elles s’entendent répondre : « Je ne peux intervenir en faveur de communistes ». On ne peut exprimer l’amalgame plus clairement.
Au Chili, le général Pinochet est responsable du massacre de 3 000 personnes entre 1973 et 1981. Et son régime accueille, à l’instar de l’Argentine, d’anciens dignitaires nazis, dont certains sont parvenus jusque-là grâce à la protection du Vatican. Le nonce est un ami personnel du dictateur. Lors de sa visite en 1987, et tandis que sur les façades des immeubles d’immenses calicots annoncent la « nouvelle évangélisation », Jean-Paul II apparaîtra sur un balcon aux côtés du général, et lui donnera la communion lors de la messe. Que signifie la « présence réelle » dans un pareil contexte ?
Au Salvador, le nonce apostolique transmet à l’ambassade américaine les rapports envoyés à Rome par Oscar Romero, le seul évêque qui s’est solidarisé ouvertement avec l’opposition et les mouvements qui luttent pour la justice et contre la répression. Il a beaucoup de mal à être reçu par Jean-Paul II qui ne lui apporte aucun appui. Son assassinat prémédité ne soulève guère de protestations. Alors qu’il est déjà vénéré par le peuple salvadorien, sa béatification n’est pas d’actualité.
En 1983, le Nicaragua est en plein conflit entre les sandinistes au pouvoir, qui ont renversé le dictateur Somoza, et le mouvement de la «contra» soutenu par les Etats-Unis. C’est dans ce contexte que Jean-Paul II décide de visiter le pays, et prépare son voyage avec un opposant notoire au régime.
Depuis ces évènements, la situation en Amérique du Sud a considérablement évolué. Les dictatures ont presque toutes disparues. Les guerres civiles également, sauf en Colombie. Les injustices de fond demeurent néanmoins sous d’autres aspects.
Demeure également la prise de conscience par les chrétiens de la pauvreté et de la marginalisation de tout un peuple et des causes structurelles de cette situation.
Les théologiens de la libération ont survécu et poursuivent malgré tout leur réflexion. De nouvelles réalités sont prises en compte : la marginalisation des femmes, des Indiens … Des théologiens indiens cherchent à élaborer une théologie ouverte aux richesses de la culture indienne. Les laissera-t-on travailler ?
Petit à petit, les évêques qui avaient pris cet appel du peuple de Dieu au sérieux sont remplacés par des membres ou des familiers de l’Opus Dei qui s’empressent de démolir l’œuvre pastorale de leurs prédécesseurs, comme par exemple dans le diocèse d’Helder Camara au Brésil. Par ailleurs, le deuxième successeur d’Oscar Romero au Salvador, Mgr Sayenz, lui aussi de l’Opus Dei, avait le grade de colonel (comme ancien aumônier des armées) et avait prêté serment à l’armée qui a assassiné son prédécesseur.
Les communautés ecclésiales de base se voient concurrencées par des milices qui ont la faveur du pape et de l’oligarchie comme les Légionnaires du Christ, fondés au Mexique par un pédophilie notoire, ou les Hérauts de Marie, dont les uniformes évoquent l’éducation militaire qui les a formés.
Cette contradiction flagrante avec l’annonce de l’évangile aux pauvres est une longue tradition séculaire de la politique vaticane. Alors que la guerre froide est maintenant une page d’histoire, le Vatican continue de surveiller de près l’Église en Amérique latine et à contenir au maximum les théologiens de la libération. Encore en 2007, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi a condamné fermement l’un d’entre eux, le jésuite Jon Sobrino, rescapé du massacre de ses confrères de l’Université centre-américaine (UCA) au Salvador. Les motifs allégués ne correspondent en rien au contenu de ses écrits.
UNE RÉFORME EST-ELLE POSSIBLE ?
Depuis une cinquantaine d’années se sont constitués un peu partout des groupes de catholiques cherchant à remettre en question le système en vigueur et à vivre « autrement ». En France ce sont les groupes qui s’expriment dans la revue « Parvis » ou le mouvement « Jonas » de prêtres contestataires. Leurs tentatives ne trouvent guère d’écho auprès des évêques qui les ignorent ou feignent de les ignorer.
Les mouvements de protestation initiés l’année dernière par 400 prêtres et théologiens autrichiens, allemands et suisses ont eu beaucoup plus d’ampleur dans leurs pays respectifs. Plusieurs dizaines de prêtres de Normandie ont tenté de joindre leur voix à la leur.
A l’origine de ce mouvement, un texte pétition intitulé “Église 2011 : un renouveau indispensable”. Ce texte publié dans le sillage de la très grave crise née des scandales pédophile du célèbre collège Canisius à Berlin dépasse cependant largement les faits et réclame une réforme en profondeur en 14 points. A travers cette réforme, c’est d’abord une nouvelle vision de l’Église qui est posée, une Église,
– invitée à cesser de faire de l’institution une fin en soi pour retrouver sa raison d’être comme porteuse d’une mission
– invitée à s’adresser à des hommes libres tant en dehors d’elle-même qu’à l’intérieur, en mettant en place une structure participative et un droit véritablement démocratique.
Pour l’instant, nous restons dans une tradition bien ancrée : le texte n’a pour l’instant reçu aucun écho de la part de la hiérarchie.
Gérard Bessière l’a évoqué dans une lettre intitulée “les derniers des Mohicans” (Octobre 2011), et s’étonne du silence des théologiens français face au renfermement de l’Église.
« Le climat de restauration s’appesantit dans l’Église. Le « peuple de Dieu » a beau poser des questions dans les synodes : Rome ne veut pas les entendre et les nonces font savoir aux évêques qu’ils ne doivent pas les transmettre. Pareille censure fait penser aux pratiques des régimes totalitaires. La suprématie pontificale contrôle la vie des Églises, elle nomme souvent des évêques à sa botte, elle fait fi de la collégialité épiscopale et de la sensibilité des fidèles.
Des milliers de chrétiens s’en vont sur la pointe des pieds sans être écoutés pendant qu’on recherche longuement un accord avec les intégristes. Le souci prévalent de continuité avec le passé commande. N’assistons-nous pas à l’enterrement discret du concile Vatican II ? »
Je ne crois pas à la possibilité d’une réforme dans le contexte actuel. Si elle était possible, après 2000 ans d’histoire, ce serait déjà fait. Durant ces millénaires, les tentatives de mise à jour ou de renouveau de ce type n’ont pas manqué. Elles ont toutes échoué, presque toujours du fait de l’intransigeance romaine dans le domaine doctrinal et disciplinaire ou de la lourdeur de l’appareil institutionnel, avec en arrière plan la mainmise de la curie
Les perspectives de changement n’apparaissent pas plus probables aujourd’hui. La forteresse est bien construite. La curie, avec le pape à sa tête, n’est guère disposée à en sortir pour s’installer dans un HLM ouvert aux laïcs, aux pauvres, aux femmes. Le système est trop bien ficelé depuis des siècles avec sa constitution privilégiant un pouvoir absolu du pape entouré d’une armée de fonctionnaires, sa « camarilla italienne », qui vivent en vase clos, et qui ne sont guère à l’écoute des évènements mondiaux. Ils sont donc peu enclins au dialogue.
Mais il ne s’agit pas seulement du type de pouvoir exercé à l’intérieur de la curie, il s’agit de l’existence même du Vatican comme Etat. Le temps des guerres de défense du territoire n’ont bien sûr plus lieu d’être, mais on voit régulièrement le Vatican mener des stratégies d’influence et de pouvoir dans les instances internationales, notamment dans les coulisses de l’ONU où le catholicisme est la seule religion à avoir un statut d’observateur. Au conseil de l’Europe également, le Vatican intervient, comme par exemple lorsqu’il fut question de publier un texte qui dénonçait les thèses et le mouvement créationniste. Le Vatican a fait pression pour empêcher cette publication en utilisant un pouvoir de type étatique. Que l’Église publie un texte pour s’exprimer sur cette prise de position du conseil de l’Europe, soit, mais il est excessif qu’il intervienne pour que le texte ne soit pas publié. On pourrait imaginer que sans être un Etat, l’Église puisse peser sur les évènements, mais sans ambiguïté… simplement avec l’entraide des chrétiens…
Les visites pastorales du pape dans les différents pays sont elles-mêmes ambivalentes, puisque le pape y est en même temps reçu comme un chef d’état.
Tout cela met le Vatican dans le jeu politique international, dans des systèmes de pouvoir qui ne sont pas du tout dans son rôle, et très loin de l’esprit de l’évangile prêché par le Christ. « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». Comment continuer à vivre clairement cette distinction ? Comment rester proche des pauvres et des sans droits lorsqu’on passe tellement de temps et dépense tellement d’énergie diplomatique à défendre ses propres intérêts ?
Cet Etat est un non sens : il fausse la transmission du message de l’évangile au cours des siècles et fait de surcroît obstacle à une réunification des catholiques avec les autres chrétiens, qui ne peuvent admettre la confusion inévitable entre le pouvoir politique et les exigences de l’évangile.
A deux reprises, au XXème siècle, l’Église a paru se remettre en question, écouter les signes des temps à la lumière de l’évangile. Ce fut d’abord le « choix prioritaire des pauvres » fait par l’Église en Amérique Latine. Une prise de conscience à la fois évangélique et politique de l’exigence exprimée par Jésus d’annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres. Nous avons vu comment le Vatican a réagi, par une chape de silence sur les dizaines de milliers de martyrs de la solidarité avec les pauvres, parmi lesquels Oscar Romero, deux autres évêques et une quinzaine de prêtres et religieuses.
A la même époque, un autre souffle d’air frais remuait l’Église. Le Concile Vatican II a suscité des espoirs de renouveau, d’ouverture au monde. La réaction ne s’est pas faite attendre longtemps et les nostalgiques des « traditions immuables » ont vite repris la main : béatification de Balaguer, main mise croissante de l’Opus Dei sur de nombreuses structures ecclésiales, réhabilitation de la liturgie latine, main tendue aux intégristes, néo-catéchuménat, remise en honneur du catéchisme romain… l’institution se replie sur elle-même.
On parle depuis 30 ans de la nouvelle évangélisation. Mais qu’y-a-t-il de nouveau ? On assiste à une restauration des vieilles méthodes missionnaires qui ne portent pas davantage d’attention aux questions angoissantes des hommes et des femmes du XXIème siècle. Quand l’Église va-t-elle vraiment commencer à les prendre en compte ? A remettre en question ses méthodes et son organisation ?
Si l’on considère le temps qu’il a fallu pour qu’elle accepte que le monde tourne autour du soleil, combien de temps mettra l’Église pour réaliser le bouleversement universel en cours ?
Beaucoup de catholiques eux le voient, et souhaiteraient de profondes réformes. Mais ceux qui le manifestent publiquement, comme Jonas en France, sont peu nombreux et sans prise sur l’appareil. Les autres, les plus nombreux sont silencieux, y compris l’Ordre dominicain auquel j’appartiens. Cela n’a pas toujours été le cas. Plusieurs années avant d’entrer dans l’Ordre je me souviens de SEPT, une revue située dans la mouvance dominicaine, qui fut interdite par Rome pendant la guerre d’Espagne car certains y émettaient de vrais doutes sur la légitimité du soutien à Franco. J’avais été impressionné par sa liberté de ton par rapport à l’Eglise, institution et appareil, par une réflexion sérieuse de type évangélique. J’ai retrouvé cette liberté de ton dans l’Ordre, il suffit de penser à des hommes comme Chenu, Féret, Congar, Maydieu et beaucoup d’autres moins en vue qui ont eu un certain nombre de problèmes avec Rome. Malheureusement, depuis quelques années, l’Ordre ne joue plus son rôle de critique évangélique par rapport à l’Institution, et on peut le regretter.
Tous les silencieux ont perdu espoir que le système puisse bouger un jour, ou ont peur que leur foi soit ébranlée. En effet, l’évangile a tellement été alourdi par l’énorme appareil dogmatique et ecclésial que la foi a fini par se confondre avec le système qui la transmet. Au point que si l’on critique l’interprétation du message évangélique par la tradition ecclésiale, on a l’impression de toucher le cœur de la foi… La foi est devenue si étroitement liée à ce qu’en dit l’institution qu’on ne peut critiquer celle-ci sans toucher à celle-là.
L’assemblée des croyants – l’ecclesia – s’est réduite à une institution qui, au cours des siècles, a transformé l’annonce de la foi en défense de la foi, qui est finalement devenue une autodéfense tout court. Le système est parfaitement verrouillé. L’institution Église ne semble par ressentir la nécessité de changer.
Le christianisme est loin d’avoir mis en œuvre le cœur du message évangélique : l’annonce aux pauvres de la bonne nouvelle de leur libération. Il faudra pour cela que l’Église se décide à ouvrir les yeux sur le monde nouveau en gestation – d’aucuns disent « en voie de destruction ». Elle sera alors contrainte de trouver enfin un autre langage, de porter un autre regard sur l’homme et l’humanité, un autre style d’institution et de gouvernance.
Maurice Barth – Janvier-avril 2012
Source illustration :
Fragment de la peinture murale « La verdad nos hará libres », en mémoire de Mgr Juan Gerardi (Cd. Guatemala). Mgr Romero est au centre de la peinture. Reproduction avec l’aimable autorisation de l’ODHAG (Oficina de Derechos Humanos del Arzobispado de Guatemala). Ce mural a été peint par Alessandra Vecchi, Maximo Arnoldo Currunchic Cúmez avec collaborateurs.
A LIRE :
– dans La lettre de Saint-Jacques, n° 132, décembre 2010 téléchargeable (en pdf) ci-après, le texte (page 3) « Portrait d’un frère : Maurice Barth » : lsj132
– l’ouvrage « Journal d’Oscar Romero », traduit et présenté par Maurice Barth, Ed. Karthala, collection Chrétiens en liberté, 432 pages, 1992.
– le Hors-Série n° 17 de la revue les réseaux des Parvis : « Théologies de la libération » paru en 2007, avec l’article de M. Barth « La théologie de la libération en Amérique latine » (pages 6-12).