Rompre l’enfermement
C’est le thème du dossier du numéro 56 de la revue “Réseaux des Parvis” actuellement sous presse.
Notre société enferme tous ceux dont elle estime à tort ou à raison devoir se protéger ; les lois sécuritaires se succèdent, nos prisons sont surpeuplées, des frontières s’érigent… Ce dossier, présenté ci-après, est fait de témoignages d’acteurs qui décrivent des pistes – aussi ténues soient-elles – de sortie de situations d’enfermement. Il illustre la force de vie qui anime la résistance obstinée à ce que l’on estime inacceptable.
Il ne se veut pas exhaustif : bien d’autres formes d’enfermement pourraient être abordées, comme par exemple celui que provoque la misère.
Les conditions souvent dramatiques des migrations feront l’objet d’un prochain dossier. Ce thème est simplement abordé ici à partir des Centres de Rétention Administrative qui sont une forme particulière d’emprisonnement, plus cruelle, moins protégée par la loi, que la prison elle-même.
Lucienne Gouguenheim
Plaidoyer pour un soin éthique de la folie par Bernadette Roy-Jacquey et Martine Charlery (médecins psychiatres)
La maladie mentale est une des formes d’enfermement les plus cruelles :
– enfermement en soi-même ;
– enfermement dans le regard porté par autrui ;
– enfermement par l’organisation des prises en charge hospitalières, avec, sous le dernier quinquennat, un passage inquiétant de l’ancienne politique de « secteur » à une politique maxi sécuritaire.
Parler de « L’enfermement et sortir de l’enfermement » lorsqu’il s’agit de malades mentaux, c’est aller du plus intime de la souffrance d’un sujet au plus public de la politique sanitaire d’un État à l’égard de la folie et de la place qui lui est reconnue.
Quand cette place est déniée, c’est l’humain qui est en danger, la barbarie n’est pas loin… La surmortalité dans les hôpitaux psychiatriques français pendant la Seconde Guerre mondiale en a constitué un signe inquiétant.
Nous avons pris le parti, pour cette contribution à la revue Parvis, qui est toujours au plus près de l’actualité sociale et politique, de fixer l’objectif sur la question des lois sécuritaires qui régissent les hospitalisations sous contrainte, lois dont l’application est dénoncée.
N’ayons jamais honte d’être différents (Michel Deheunynck)
Depuis quelques mois, je suis prêtre accompagnateur dans une équipe d’aumônerie au service de personnes hospitalisées en secteurs psychiatriques : un monde d’exclusion et de captivité, un monde qui fait peur ; mais un monde qui, ne faisant partie ni des bien-pensants ni des bien-comme-il-faut, a tant à nous apprendre.
Non productives dans notre société marchande, ces personnes sont plutôt bien placées pour nous rappeler une valeur essentielle : celle de notre humanité.
Libérées des tabous, des bonnes convenances, du bien se tenir, elles nous font comprendre que le vivre ensemble se joue d’abord dans l’authenticité intérieure, aussi perturbé que soit cet « intérieur » ; que le sens de cette vie qui leur échappe est prioritaire sur la façon de vivre ; que le partage n’est pas seulement une affaire de générosité individuelle, si difficile à mettre en œuvre quand on a tant perdu de soi-même, mais une intuition que les ressources de la vie ont vocation à être partagées dans une communauté de destin.
Personnellement, à leur école, j’ai déjà dû et pu vivre certains dépassements et vaincre certaines résistances.
L’enfermement carcéral aujourd’hui (Nicole Palfroy)
Dans le climat souvent sordide qui règne dans les prisons et surtout les maisons d’arrêt (la promiscuité, cause de manque d’hygiène, de bruit, de disputes, engendre la violence et les dépressions qui vont souvent jusqu’aux automutilations et aux suicides – 1 tous les 3 jours, 3 tentatives par jour, en moyenne), les relations avec l’extérieur sont essentielles : elles sont assurées sous de multiples formes, par les aumôneries ou les organismes divers qui sont à la fois à l’écoute des personnes incarcérées et de leurs familles et qui œuvrent aussi pour une prison visant la reconstruction de l’humain ; ils demandent également que soient substituées d’autres sanctions à celle de la prison qui détruit l’être humain plus qu’elle ne le prépare à une réinsertion dans le monde. La prison n’étant pas le remède absolu au mal-être social, la solution n’est pas dans la multiplication de places en détention, mais dans des mesures alternatives à l’incarcération ou d’aménagement de la peine, comme le travail d’intérêt général, le sursis avec mise à l’épreuve, l’ajournement du prononcé de la peine avec obligation de réparer les dommages faits à la victime, la semi-liberté, la liberté conditionnelle, la surveillance à distance avec le bracelet électronique. Ces mesures se développent d’ailleurs depuis quelques années.
On suit avec intérêt les projets de l’actuelle ministre de la Justice qui vont dans ce sens.
Tentatives d’évasion (Huguette Charrier)
Une lettre pleine de soleil : X sort de prison la semaine prochaine. Il a purgé sa peine, passé son bac ; j’étais alors membre d’Auxilia comme professeur de philo et c’est à ce titre que je l’ai accompagné. Chaque quinzaine, un devoir et une lettre personnelle. Récemment je lui ai proposé de dessiner la « Caverne » évoquée par Platon, au Livre VI de La République. Non sans arrière-pensée. Il s’est, comme naturellement, approprié la douloureuse marche du prisonnier vers la lumière du jour, du domaine des ombres vers un Réel qui prend du sens.
C’est bien ce qu’ils font tous, enfermés qu’ils sont sans jouir pour autant d’une solitude où ils pourraient penser, se retrouver tels qu’en eux-mêmes. Un espace clos mais peuplé, comme peut l’être une ville encerclée, en état de siège, sous tension. Mais ici la peine est multiforme et si destructrice qu’on ne peut survivre en ces lieux que si l’on tente d’en sortir ; depuis le projet d’évasion (on trouve toujours des complices, à l’intérieur comme à l’extérieur) jusqu’à l’évasion de l’esprit : on prépare un diplôme, on apprend une langue étrangère, on participe aux activités ponctuelles, ateliers d’écriture, sport, et même conversion religieuse, office religieux, prière, il n’est pas jusqu’à la messe catholique qui ne devienne attrayante.
Accueil des familles dans une centrale (Claude Dubois)
Pendant 18 ans j’ai participé à l’accueil des familles des détenus d’une centrale. Cette centrale a été une des premières à bénéficier d’un accueil des familles, initiative d’un couple ému par la longue file d’attente sur le trottoir, debout, par tous les temps, exposée au regard des « honnêtes gens ». Être proche ou famille d’un condamné vous enferme souvent, aux yeux des autres, dans la catégorie des complices et vous revêt d’un habit de honte.
Chacun arrive avec sa souffrance, souvent celle d’un quotidien difficile, d’une vie brisée, à laquelle s’ajoute un poids d’angoisse, celle d’ignorer dans quel état d’esprit sera celui qu’ils viennent visiter. Sera-t-il déprimé, revendicateur, possessif, jaloux, violent, anéanti ?
À nous d’écouter toutes ces attentes et ces craintes, leur permettre de se libérer par la parole. Souvent certains nous ont dit : « votre présence, votre accueil m’ont permis de tenir… À vos yeux nous sommes quelqu’un ».
C’est la nuit qu’il fait soleil (Françoise Gaudeul)
« C’est la nuit qu’il fait soleil » est le titre, un peu provocateur, d’une vidéo réalisée avec l’équipe d’aumônerie, un professionnel de la vidéo et Anne, Dominique, Liliane etc. qui sont détenues et passent Noël derrière les barreaux. Une réalisation très profonde vécue il y a quelques années, qui rassemble brièvement tous les sentiments, les émotions, les paroles fortes que ces femmes ont exprimés et partagés entre elles et avec nous : colère, haine, attente, remords, fraternité, entraide… et en final un peu d’espérance évoquée ainsi : « Tout le monde peut refaire sa vie, tout amour refleurit un jour, tout chemin a son destin, c’est la nuit que l’espoir renaît. »
Dans le couloir central de la prison se déroule ce jour comme une pièce de théâtre : « Une nuit j’ai été enfermée » clame une première femme pendant qu’une cage était symbolisée avec tous leurs bras. Une vue générale sur les portes, les cadenas, les verrous, puis les surveillants marchant dans les cursives, puis le grand filet séparant le rez-de-chaussée du premier étage… Par la suite tout est symbole : les mains attachées, les loups sur les visages, les bâtons portés parallèles en vertical et en horizontal pour signifier les barreaux, les danses de foulards, le poster d’une tête de mort avec un canotier et une croix toute simple…
« Il faut que les gens dehors sachent ce qui se passe ici. » (Jean et Annick Lanoë)
C’est un jeune Malien à qui je rends visite au Centre de Rétention Administrative (CRA) du Mesnil Amelot qui s’exprime ainsi. En France depuis 2000, il a été arrêté à sa descente du RER dans une gare de Seine-et-Marne alors que, comme chaque matin, il se rendait à son travail. Il ne semble pas réaliser ce qui lui arrive. Il ne comprend pas, il est perdu, envahi par l’angoisse.
Le CRA du Mesnil Amelot est une véritable prison avec double enceinte de barbelés, caméras de surveillance, où le visiteur est contrôlé corporellement et reste sous le regard des policiers durant l’entretien au parloir avec un retenu.
L’Observatoire citoyen de la rétention 77 a été créé à l’initiative de plusieurs associations (Cimade, RESF, la LD H, Turbulences et les Cercles de Silence du 77) avec 3 objectifs :
– exercer une plus grande vigilance sur les conditions de rétention en CRA , au moyen de visites régulières de retenus dans le but de les soutenir et de recueillir leurs témoignages ;
– assurer une présence régulière lors des audiences au tribunal pour collecter des
informations sur les pratiques des juges devant lesquels passent les retenus et soutenir ceux-ci ;
– témoigner et faire circuler l’information auprès de la population.
C’est dans le cadre de cet observatoire que nous rapportons les faits et situations qui suivent.
Cheminer avec les enfants rejetés, promesse d’humanisation réciproque (Bruno Kohler, directeur d’un Établissement Éducatif et Pédagogique)
Aussi singulier qu’ait été le vécu de chacun, ils ont en commun de n’avoir guère été considérés comme des sujets. Leur avenir confisqué, ils sont livrés à l’arbitraire d’une mort sociale sans pitié. Pour ne pas sombrer dans les abîmes du désespoir, ils adoptent des attitudes empruntées. Mais les uns comme les autres ne sont que des enfants dont la trop précoce adolescence a défait les amarres qui les retenaient à la vie. Tels des suppliciés, torturés par d’irrémédiables carences maternelles, ils sont tiraillés entre attachement fusionnel et bannissement. Ils luttent solitaires et désarmés contre vents et marées.
Tragique est leur perdition. Et pourtant, subsiste en eux une divine et immuable présence qui les fait espérer en une providentielle étoile. En prenant la peine de se pencher sur leurs juvéniles visages vieillis, on peut encore déceler l’ombre d’un sourire, discerner dans un regard dérobé l’empreinte d’un fragile désir, et percevoir dans le silence de leurs coeurs meurtris d’instantes prières conjurant le sort. Leur espérance en l’amour, même altérée par tant de défections, laisse entendre la mélodie d’une musique mélancolique, celle de l’ineffable tendresse d’une affection originelle.
Sensible à leurs tribulations, la société veut se montrer clémente par acquit de conscience. À l’impérative condition qu’ils se rangent. Pour mériter le respect, qu’ils se transforment en bons citoyens, autonomes, responsables et acteurs de leurs projets. Des injonctions contradictoires les somment de s’intégrer sans que leur soit accordé le minimum leur signifiant qu’ils sont tant soit peu acceptés. Mission impossible, qui les enferme dans leurs conduites jugées malsaines.