Afrique : René Dumont avait raison
René Dumont (1904-2001) ingénieur agronome français, premier candidat écologiste aux présidentielles de 1974, est l’auteur d’un livre phare L’Afrique noire est mal partie paru en 1962, qui vient d’être réédité. Marc Dufumier montre que ses pronostics se sont hélas pour une grande partie réalisés.
Cinquante ans après sa première parution, les éditions du Seuil rééditent [1] L’Afrique noire est mal partie, le célèbre ouvrage de René Dumont, accompagné d’une préface du Président Abdou Diouf, secrétaire général de la Francophonie, et d’une autre de Jean Ziegler. L’occasion pour ce dernier de rendre un vibrant hommage à l’agronome écologiste «visionnaire et prophète ».
Cinquante ans après, l’Afrique sub-saharienne semble n’être pas encore parvenue à recouvrer son indépendance économique, à mettre fin à l’extrême pauvreté et à assurer la sécurité alimentaire du plus grand nombre. Cette région est celle dont la croissance économique au cours des cinq dernières décennies a été la plus faible au monde. «Trop de tracteurs et de caféiers », « pas assez de cultures nourricières », «structure commerciale à dominante de traite », « coût excessif des grands travaux hydrauliques », « école servilement copiée » qui « accroît le mépris du travail manuel » , « superstructure administrative bien trop lourde », « éléphants blancs »,« fonds publics détournés de leur but », «népotisme », etc. Ces formules semblent d’une incroyable actualité. René Dumont n’aura-t-il donc pas eu tout simplement raison ? Et les mêmes questions se posent aujourd’hui : quelle importance accorder à l’agriculture ? L’avenir est-il aux cultures d’exportation ? Doit-on favoriser la mécanisation des tâches agricoles ? Faut-il promouvoir la grande hydraulique ? Quel appui assurer à la paysannerie? Comment gouverner l’économie?
Dans la postface de l’ouvrage, j’ai noté que les projets de développement agricole inspirés de la grande agriculture motomécanisée d’Europe ou des Amériques n’ont pas eu les résultats escomptés en Afrique subsaharienne. En témoigne le succès fort limité des variétés « améliorées » de céréales, légumineuses et tubercules, sensibles aux stress hydriques, gourmandes en engrais minéraux, et peu tolérantes ou résistantes aux insectes prédateurs et agents pathogènes. Car plutôt que d’utiliser comme autrefois des variétés adaptées à la diversité des milieux, les agriculteurs africains ont été en fait contraints d’adapter leurs environnements aux nouveaux matériels génétiques, quitte à ce que ces derniers soient outrancièrement simplifiés et fragilisés. Leur emploi est allé de pair avec une consommation accrue d’énergie fossile et de produits phytosanitaires.
Certes, les accroissements de rendement dans les grands périmètres irrigués des fleuves Sénégal, Niger, Nil bleu et Zambèze, ont été parfois spectaculaires ; mais les coûts pour la fertilisation des rizières, la protection contre les ravageurs et le fonctionnement des motopompes, ont été tels que les paysans n’ont généralement guère pu obtenir des revenus suffisants pour satisfaire les besoins de leurs familles, renouveler leurs équipements et payer les redevances pour l’eau. D’où les multiples projets de réhabilitation de ces mêmes périmètres irrigués pour lesquels l’aide étrangère est encore sollicitée. À quoi s’ajoutent maints dégâts environnementaux : pollution des eaux de surface et souterraines, propagation involontaire de maladies et de parasites véhiculés par les eaux d’irrigation (bilharziose, paludisme, etc.), épuisement des sols en oligo-éléments, salinisation des terrains mal irrigués et insuffisamment drainés, etc.
Mais il ne faut pas pour autant désespérer il existe d’ores et déjà des techniques agroécologiques qui permettraient aux paysanneries africaines d’accroître leurs rendements à l’hectare en ayant recours aux ressources naturelles renouvelables disponibles (énergie solaire, eaux pluviales, azote de l’air, éléments minéraux du sous-sol, etc.) et en faisant un bien moindre usage des engrais de synthèse et des produits phytosanitaires coûteux en argent, en énergie fossile et en dégâts sanitaires et environnementaux. Malheureusement, ces pratiques paysannes sont encore souvent sous-estimées par les pouvoirs publics et les agents de l’Etat .
Marc Dufumier
Marc Dufumier dirige la chaire d’agriculture comparée à AgroParisTech. Son dernier ouvrage vient de paraître : « Famine au sud, malbouffe au nord », Nil éditions, 2012. Il est président de la nouvelle association pour la Fondation René Dumont. Site : http://www.fondationdumont.com
Source : article publié dans le trimestriel « L’Ecologiste » n° 38, octobre-décembre 2012. Site : http://www.ecologiste.org
[1] « L’Afrique noire est mal partie », par René Dumont, Ed. Le Seuil, Essais, 320 pages, 20 €, réédité en octobre 2012.
Présentation de l’éditeur :
Défi lancé aux agriculteurs africains, L’Afrique noire est mal partie fit scandale au moment de sa parution, en 1962. René Dumont, ingénieur agronome, dresse un constat peu encourageant de l’Afrique sub-saharienne qu’il parcourt et observe. Dans un contexte de décolonisation optimiste, sa voix de théoricien mais aussi d’homme de terrain s’élève à contre-courant des discours et des pratiques des élites issues des indépendances, pour sommer les Africains de reprendre en main leur agriculture en parvenant notamment à établir une culture vivrière locale – et à éradiquer ainsi la faim.
50 ans après, L’Afrique noire est mal partie demeure une référence dans les débats sur la suffisance alimentaire en Afrique sub-saharienne. Charlotte Paquet Dumont la replace dans son contexte tandis qu’Abdou Diouf et Jean Ziegler, dans les deux préfaces à cette édition, examinent l’analyse de René Dumont dans l’évolution de ces cinq décennies, en évaluent la validité actuelle, tout en développant, chacun, un avis distinct et argumenté.
Rédigée par l’actuel dirigeant de la chaire d’agriculture comparée à AgroParisTech, Marc Dufumier, la postface met en relief le texte sans aucun doute le plus important de René Dumont, qui s’impose plus que jamais comme « prophète et visionnaire ».
LIRE les extraits suivants (sommaire et préfaces) :
– Le combat de René Dumont par Charlotte Paquet-Dumont, présidente d’honneur de la Fondation René Dumont.
– Afrique, le continent du futur par Abdou Diouf, ancien président du Sénégal, Secrétaire général de la Francophonie.
– René Dumont, visionnaire et prophète, par Jean Ziegler, rapporteur spécial à l’ONU pour le droit à l’alimentation de 2001 à 2008, professeur émérite de sociologie à l’université de genève, auteur de nombreux ouvrages dont Destruction massive. Géopolitique de la faim.
Téléchargeable (en pdf) en cliquant ci-après : l-afrique-noire-est-mal-p
Source : : http://www.seuil.com/livre-9782021086447.htm
Pour ALLER PLUS LOIN : lire l’enquête de Marie-Monique Robin « Les moissons du futur – Comment l’agroécologie peut nourrir le monde », Ed. Arte Editions – La Découverte, 224 pages, 20€, octobre 2012 et voir le documentaire associé disponible en DVD (Arte Editions).