La finance est intrinsèquement instable
La crise d’aujourd’hui n’est pas le simple résultat d’une série de dysfonctionnements. Elle s’explique avant tout par l’incapacité des mécanismes de marché à réguler la finance. C’est l’analyse qu’André Orléan, directeur de recherches au CNRS et directeur d’études à l’EHESS expose dans l’entretien ci-après donné à Alternatives Economiques.
Entretien
Propos recueillis par Philippe Frémeaux
Pour expliquer à la fois le surgissement et l’amplitude de la crise, on incrimine souvent les innovations financières débridées de ces dernières années et le manque de régulation de ce secteur. Vous insistez plutôt sur le caractère intrinsèquement instable de la finance.
Tout à fait. Ce diagnostic s’oppose radicalement au diagnostic dominant, et notamment à celui formulé par le G20, qui voit la crise comme résultant d’une série de dysfonctionnements. On nous explique, par exemple, que la titrisation était opaque, que les produits structurés étaient difficilement évaluables, que les agences de notation (*) étaient déficientes, que les systèmes de rémunération poussaient à prendre des risques excessifs, que les normes comptables étaient procycliques, que les autorités de régulation n’assumaient pas leurs responsabilités ou encore que les banques centrales n’ont pas vu la bulle (*).
Toutes les institutions auraient fauté sauf une, étrangement, le marché lui-même, qui se trouve exonéré de toute responsabilité. S’il a mal fonctionné, cela ne tiendrait nullement à des déficiences qui lui seraient intrinsèques, mais au fait qu’on lui aurait livré des produits mal dessinés, trop opaques. En conséquence, selon le G20, tout doit être transformé à l’exception de la concurrence financière, dont “l’intégrité” doit être préservée. Elle demeure, dans le projet du G20, comme le mécanisme central qui organise l’allocation du capital à l’échelle planétaire. On n’ose pas, ou on ne veut pas, remettre en cause l’idée que le marché disposerait de capacités régulatrices intrinsèques.
Pourquoi cette vision est-elle inappropriée?
Parce qu’elle perd de vue l’essentiel, à savoir l’origine des déséquilibres, qui réside dans l’instabilité propre aux marchés d’actifs. Il est dans leur nature de produire des évolutions de prix excessives. Telle est la source du mal. Sur les marchés de biens ordinaires, quand les prix s’écartent de la vraie valeur des biens, le jeu de l’offre et de la demande provoque un retour automatique à l’équilibre. Par exemple, lorsque le prix dérive à la hausse, la demande s’affaiblit, ce qui pousse alors le prix à la baisse. Tout le problème est que, sur les marchés d’actifs, ce mécanisme ne fonctionne pas : quand les prix augmentent, cela peut produire l’augmentation de la demande, et non sa baisse ! C’est ce que l’on a observé dans l’immobilier. Parce que la montée des prix permet de dégager des plus-values et donc des rendements, elle attire de nouveaux investisseurs, qui nourrissent la demande et stimulent à nouveau la hausse des prix. Il s’ensuit la formation d’une croissance auto-entretenue des prix, encore appelée “bulle”, qui vient contredire la thèse selon laquelle la concurrence financière serait stabilisante.
Notons que notre hypothèse d’instabilité explique aussi bien l’excès baissier que l’excès haussier. Quand les prix baissent, la chute des rendements, loin de faire repartir la demande comme le voudrait l’hypothèse d’efficience financière, provoque un mouvement de fuite des investisseurs qui accentue encore la pression baissière. Seule l’intervention d’acteurs extérieurs à la finance, à savoir la puissance publique, a pu stopper la chute vertigineuse des prix, preuve manifeste de l’incapacité du système financier à s’autoréguler.
La crise actuelle n’a donc rien de spécifique ?
Non. Ce qui me frappe, au contraire, c’est son caractère tout à fait classique. Elle trouve son origine dans une bulle immobilière associée à une bulle du crédit : une configuration souvent observée dans le passé et dont on sait qu’elle est très perturbatrice. Les mécanismes de base en sont bien connus : l’augmentation du prix de l’immobilier, parce qu’elle provoque une sous-estimation du risque hypothécaire, favorise le crédit, ce qui stimule en retour la demande de logements et nourrit puissamment la hausse des prix.
Mais l’intensité de la crise reste très inhabituelle, comment l’expliquez-vous ?
En effet, ce double mécanisme de bulle immobilière et de bulle du crédit ne produit pas nécessairement une dévastation planétaire. Il aurait pu conduire à une crise localisée sur le seul marché immobilier des Etats-Unis. S’il en a été autrement, cela tient à l’interconnexion générale des marchés financiers, produit de la libéralisation des trente dernières années. Celle-ci a homogénéisé le comportement de tous les acteurs, faisant en sorte que banques et investisseurs adoptent des stratégies de plus en plus similaires. D’où la diffusion généralisée des crédits subprime (*) et des produits structurés.
Or on sait depuis Darwin que la capacité d’adaptation d’une espèce dépend de la diversité de son patrimoine génétique. Lorsque tous les individus sont identiques, ils peuvent tous périr suite au même choc. En l’occurrence, l’interconnexion généralisée des marchés et le jeu de la concurrence ont créé une situation où tous les acteurs avaient en quelque sorte le même patrimoine génétique ! Résultat : quand la bulle des subprime a éclaté, elle n’est pas restée cantonnée à quelques acteurs spécialisés sur le marché du crédit immobilier états-unien, mais elle a touché toute la finance mondiale, sans que quiconque ait développé des stratégies immunisantes.
Mais tous les dysfonctionnements pointés par les régulateurs ont tout de même joué un rôle…
Evidemment, mais ils sont eux-mêmes un produit de la concurrence financière qui incite ces agents et ces institutions à adopter les comportements qu’on leur reproche aujourd’hui, des comportements qui ne sont pas exogènes au fonctionnement des marchés. Prenons le cas des agences de notation. Pourquoi n’ont-elles pas bien noté les produits structurés ? La réponse donnée aujourd’hui consiste à dire qu’il y aurait eu un conflit d’intérêts : puisque les offreurs de produits structurés payaient la notation, les agences étaient incitées à minimiser les risques. Cela n’est pas faux, mais le problème est bien plus profond ! Le véritable enjeu tient à la nature même de l’évaluation financière. Dans le cas de la bulle immobilière, par exemple, la question est de savoir à quelles conditions elle pouvait être identifiée a priori. C’est là un point tout à fait essentiel pour qui veut éviter que la crise actuelle se renouvelle.
L’analyse en termes de dysfonctionnement des institutions retient l’idée que l’on pourrait faire en sorte que les erreurs passées soient évitées à l’avenir (sans que l’on nous dise d’ailleurs pourquoi il en serait ainsi). Ma conviction est, au contraire, qu’il n’y a aucune raison de penser que les agences de notation ne referont pas les mêmes erreurs demain du fait même de la difficulté de leur métier : la valorisation de tout actif financier suppose une certaine représentation de ce que sera l’évolution économique future. Or, en cette matière, nos connaissances sont insuffisantes. Comme le soulignait John Maynard Keynes, le futur est radicalement incertain. Si l’on considère la conjecture d’avant 2007, il apparaît que les raisons qui ont conduit la majeure partie des acteurs financiers à repousser l’hypothèse d’une bulle immobilière étaient solidement fondées. Je ne suis pas sûr qu’on puisse faire beaucoup mieux, même une fois que seront résolus les conflits d’intérêts que connaissent les agences de notation. On peut montrer que c’est l’ensemble de l’opinion financière qui était favorable à ce laxisme des notations.
Le G20 réclame la mise en oeuvre d’une surveillance macroéconomique prudentielle permettant de prévenir la formation de bulles. Cela vous paraît-il aller dans le bon sens ?
Ces propositions vont effectivement dans le bon sens. Pour autant, je ne vois pas comment ces principes de surveillance pourront concrètement être mis en place et de manière efficace. La difficulté à détecter une bulle d’actifs, dont je parlais auparavant, est toujours là. Sauf à vouloir imposer des règles extrêmement rigides, par exemple une limitation à 10 % du volume annuel de crédits distribués.
Faire cela est un acte fort, car cela revient à dire que la logique des marchés n’est pas bonne, qu’il faut former une règle extérieure aux évolutions spontanées de la finance. Il faudrait aussi que les régulateurs soient prêts à prendre le risque d’imposer des contraintes en termes de distribution de crédits, qui seraient nécessairement fortement contestées au nom de la croissance et de l’emploi… Cela nécessite une puissance politique assez forte pour l’imposer et un discours théorique qui le justifie. Il ne me semble pas que ces deux conditions soient encore réunies aujourd’hui.
Que peut-on donc faire ?
Dès lors qu’on admet que les marchés financiers sont intrinsèquement instables, la seule solution qui puisse mettre un terme à l’instabilité financière serait de les supprimer ! Mais les marchés ont aussi une utilité : ils assurent la circulation du capital entre secteurs et entre régions. Si le capital était totalement immobilisé, l’investissement et la croissance en seraient freinés. Il faut donc faire un compromis entre les coûts et les avantages de la liquidité, ce que John Maynard Keynes appelait le “dilemme de la liquidité”. Ma proposition, puisque les bulles sont consubstantielles à la finance, est de les cantonner afin d’en limiter les effets. Et pour y parvenir, de rétablir du cloisonnement dans les activités financières.
Différentes solutions sont possibles. Dans les années 1930, le Glass-Steagall Act avait séparé les activités des banques de dépôt et celles des banques de financement et d’investissement, afin que les errements des secondes ne se répercutent pas sur les premières. Pour ma part, je serais favorable à un cloisonnement des activités financières par métiers, en distinguant par exemple l’immobilier, le crédit à la consommation, le financement des entreprises… Une telle réforme localiserait les difficultés. Elle aurait aussi un autre effet, de nature socio-économique : elle réintroduirait de la logique professionnelle, de la logique de métier, dans le comportement des acteurs. De nouvelles finalités seraient ainsi mises en avant qui viendraient concurrencer la toute-puissance du rendement financier.
Les conséquences pourraient en être importantes, car cette exclusivité de la valeur abstraite a encouragé la démesure des comportements financiers. Il faut casser cette abstraction et contraindre les acteurs à intégrer d’autres critères d’évaluation, d’autres visions du monde. Enfin, dans la mesure où la puissance de la finance est proportionnelle à la liquidité, le cloisonnement aurait pour effet de l’affaiblir notablement, rendant ainsi plus difficiles ses stratégies de contournement. Cela contribuerait à rétablir l’autorité du régulateur sur le régulé, alors qu’aujourd’hui, c’est ce dernier qui fait la loi. Segmenter la finance est la seule manière d’en reprendre le contrôle en limitant sa toute-puissance.
Propos recueillis par Philippe Frémeaux
*André Orléan, auteur notamment de « De l’euphorie à la panique : penser la crise financière », Editions Rue d’Ulm, 112 pages, 7 €, 2009.
Source : article publié dans « Comprendre la crise » Alternatives Economiques Hors-série Poche n° 58 – décembre 2012, en kiosque actuellement (9,50 €) ; Commande en ligne
Présentation du numéro : Le point sur les ressorts, les conséquences et les derniers rebondissements de la pire crise économique que le monde ait connue depuis 1929. Et des pistes pour définir ce que pourrait, ce que devrait être le monde d’après. Avec les contributions de : Jacques Adda, Michel Aglietta, Pascal Canfin, Denis Clerc, Daniel Cohen, Jezabel Couppey-Soubeyran, Jacques Delors, Pierre-Noël Giraud, Christophe Jaffrelot, Paul Krugman, Olivier Lacoste, Aranud Lechevallier, François Lemoine, André Orléan, Arnaud Parienty, Jean Pisani-Ferry, Mathieu Plane, Jacques Sapir, Laurence Scialom, Xavier Timbeau et toute l’équipe d’Alternatives Economiques.