Chaos dans l’Eglise d’Angleterre
Par Eric Albert
« L’Eglise d’Angleterre vient-elle de se suicider ? » L’évêque de Chelmsford, livide, reçoit ce 20 novembre la question d’un journaliste comme un uppercut. Quelques instants auparavant, le synode a créé une surprise majeure en rejetant le droit des femmes à devenir évêque. Pour lui, et pour presque tout le clergé, le vote est un revers cuisant. Un petit groupe de conservateurs – des intégristes, disent leurs opposants – a réussi à bloquer une décision en discussion depuis douze ans.
L’évêque de Chelmsford, Dr. Stephen Cottrell, aurait normalement rejeté d’un revers de la main une telle question. Mais, sous le choc, il hésite. Sa voix tremble. Et s’il estime que l’Eglise d’Angleterre conserve un avenir, il reconnaît qu’il sera difficile de se remettre du coup : « L’Eglise nationale risque de devenir un embarras national. »
Depuis cette scène, la question a pris plus d’acuité : l’Eglise d’Angleterre a-t-elle effectivement commis un suicide ? Alors que les paroisses sont vides – baisse de moitié de la fréquentation depuis 1970 -, que la religion est quasiment absente du débat national, que le pays est en proie à une grave crise économique, le clergé s’étripe sur des questions de genre hors d’âge. La décision de rejeter les femmes évêques a été reçue dans une incompréhension générale, notamment par le grand public.
L’Eglise d’Angleterre a autorisé les femmes à devenir prêtres en 1992. Elles composent aujourd’hui la moitié des nouvelles ordinations, sans que cela pose le moindre problème. De plus, le gouverneur suprême est une femme, en la personne d’Elizabeth II. Dans ces conditions, leur interdire de devenir évêque défie la logique.
L’incompréhension s’étend au clergé et à la vaste majorité des croyants. Près des trois quarts des membres du synode ont voté en faveur de la proposition. L’archevêque de Cantorbéry, le Dr. Rowan Williams, était pour ; son successeur, le Dr. Justin Welby, qui prend ses fonctions en mars 2013, l’était aussi. Partout ailleurs, cela assurerait une nette victoire, mais pas dans l’Eglise d’Angleterre, dont les règles très démocratiques nécessitent d’obtenir une majorité des deux tiers dans ses trois Chambres : celle des évêques, celle du clergé et celle des laïcs. Les deux premières ont largement voté pour les femmes évêques. C’est la troisième qui a bloqué la loi, et encore de seulement six voix (sur 215 votes exprimés).
Tout le monde ou presque était en faveur de cette réforme. Mais, pour l’Eglise d’Angleterre, l’image qui restera dans le grand public est celle d’une institution arc-boutée sur des pratiques antédiluviennes.
Comment en est-elle arrivée là ? Le problème remonte à 1992, quand l’Eglise s’était déchirée sur les femmes prêtres. Deux courants – les évangélistes et les anglo-catholiques – s’y étaient alors opposés. Pour conserver l’unité de l’Eglise, ils avaient cependant obtenu une clause leur permettant de refuser d’avoir une femme prêtre dans leurs paroisses. Pour certains, qui se sont convertis au catholicisme, cela n’était pas suffisant. Mais nombreux sont ceux qui sont restés, acceptant une sorte de vie religieuse parallèle.
Le temps n’a pas servi à panser les plaies. Quand la question des femmes évêques a été officiellement posée en 2000, les mêmes courants se sont rebellés. Pour trouver un compromis, de longues négociations ont été entamées. Des solutions ont été évoquées, comme celle d’avoir des évêques qui leur soient spécialement dédiés. Cela a provoqué l’acrimonie des deux camps : les conservateurs estiment que leur croyance n’est pas respectée ; les libéraux craignent que les femmes ne soient que des évêques de « second rang » dans la mesure où elles n’auraient pas d’autorité sur les paroisses conservatrices.
A part quelques experts, plus grand monde ne comprenait la subtilité des discussions. Seule certitude, le compromis a réussi à mettre tout le monde en colère. Les conservateurs ont pratiqué une stratégie d’infiltration, en se faisant élire en nombre à la Chambre des laïcs. Plus motivés que la moyenne, ils ont profité du manque de volontaires pour prendre des sièges. « Le système a été détourné par une toute petite minorité très conservatrice et très organisée », tempête Giles Fraser, un prêtre.
L’Eglise d’Angleterre donne ainsi d’excellents arguments à ceux parmi les catholiques qui évitent toute discussion sur la question de la place des femmes au nom de l’unité de l’institution. De même, le processus transparent et démocratique du débat anglican devrait être un modèle du genre. Dans cette affaire, tout le monde a pu s’exprimer ou presque : les diocèses, l’épiscopat, les prêtres, les laïcs… Mais le résultat a été un étalement de divisions amères et irréconciliables.
Au passage, le rejet des femmes évêques provoque une crise constitutionnelle. L’Eglise d’Angleterre demeure officiellement « établie » au Royaume-Uni. Les évêques siègent encore à la Chambre des lords par exemple. Résultat, de nombreux députés appellent à imposer à l’institution religieuse la loi sur l’égalité entre les sexes : puisque celle-ci demeure officielle, comment accepter que l’un des principes de base de la société soit bafoué, s’interrogent-ils. Il demeure improbable que la menace soit mise à exécution, mais, à force de tergiversations, l’Eglise d’Angleterre aura réussi à se mettre tout le monde à dos.
Eric Albert
Londres, correspondance
Source : publié dans Le Monde daté du 6 décembre 2012.
Source Photo : http://info.catho.be/?p=17173