Mouvements sociaux en Europe : vers un nouveau départ ?
Par Christophe Ventura
Il y a dix ans, une année après la tenue du premier Forum social mondial (FSM) à Porto Alegre (Brésil), se déroulait, avec succès, la première édition du Forum social européen (FSE) à Florence (Italie) [1].
Au lieu de se renforcer au fil du temps, cette dynamique de rassemblement des mouvements sociaux engagés contre le néolibéralisme dans l’espace européen s’est effritée au cours des années qui ont suivi. Le FSE s’est ainsi éteint, dans une grande discrétion, en 2010 à Istanbul (Turquie) [2].
Où en est aujourd’hui la tentative de (re)mobiliser un mouvement social à l’échelle continentale, capable d’articuler anciens et nouveaux acteurs de la contestation surgis en 2011 (Indignés, Occupy Wall Street) pour imposer un rapport de forces aux gouvernements et aux institutions de l’Union européenne (UE) ? Et ce, alors que la crise systémique du capitalisme, dont les formes singulières s’expriment en Europe à travers la crise de l’euro et des dettes souveraines, fait vaciller un Vieux Continent dont les sociétés – toujours plus soumises à l’hégémonie de la bourgeoisie allemande – s’enfoncent, notamment depuis 2010, dans la tourmente austéritaire ?
Deux événements visant à impulser ou relancer cette dynamique de convergence des résistances et des luttes sociales au niveau européen viennent précisément d’avoir lieu.
A l’occasion des dix ans du FSE, la ville de Florence a accueilli, du 8 au 11 novembre, entre 2 000 et 3 000 personnes, 300 organisations et réseaux issus de 28 pays dans le cadre d’une rencontre intitulée « Florence 10 + 10 » [3]. Il s’agissait essentiellement de représentants d’organisations associatives et syndicales (quelques-unes membres de la gauche de la Confédération européenne des syndicats – CES – et d’autres non membres de la structure européenne), d’ONG, de mouvements sociaux et citoyens, ainsi que de partis politiques membres du Parti de la gauche européenne (PGE). Quelques militants engagés dans le mouvement des Indignés étaient également présents, ainsi qu’une partie du comité d’organisation du prochain FSM qui se tiendra à Tunis du 26 au 30 mars 2013.
Selon Raffaella Bolini (membre du comité d’organisation de l’événement [4]), l’objectif de cette rencontre était de « de réunir ensemble les acteurs les plus actifs des luttes sociales au niveau européen » pour contribuer à relancer une dynamique et une stratégie communes.
Pour sa part, la CES, impliquée dans le « Dialogue social européen » en tant que « partenaire social » reconnu par l’UE [5], s’est – pour la première fois de son histoire – prononcée contre un traité européen, le Pacte budgétaire. Elle a lancé un appel pour une Journée européenne d’action et de solidarité contre l’austérité, le 14 novembre.
Cette fois-ci, l’organisation a donc clairement marqué son désaccord avec le cours actuel des politiques européennes. Sa journée d’action, intitulée « Pour l’emploi et la solidarité en Europe. Non à l’austérité », s’est matérialisée par l’organisation de mobilisations simultanées dans 28 pays (grèves générales en Espagne, en Grèce, en Italie et au Portugal, manifestations ou actions dans une quinzaine d’autres).
Une cinquantaine d’organisations membres (sur les 85 affiliées) ont participé à cette journée qui est venue s’ajouter aux nombreuses grèves générales déjà organisées, largement à l’initiative des mouvements syndicaux, dans plusieurs pays européens depuis 2009-2010 (Espagne, Grèce, Italie, Portugal, Royaume-Uni notamment).
Une délégation de la CES était également présente à Florence quelques jours avant son initiative continentale, témoignant ainsi de l’existence d’une reconnaissance mutuelle entre les acteurs.
Au-delà du bilan quantitatif, comment évaluer les perspectives des mouvements sociaux en Europe et les limites auxquelles ils se confrontent ?
Dans un premier temps, il convient de les définir. Pour Raffaella Bolini, les mouvements sociaux sont « les personnes et les groupes sociaux qui, affectés par la destruction des droits, de la démocratie et des biens communs, luttent pour se défendre dans leur vie concrète et pour leur futur. »
Pour sa part, Hugo Braun, responsable d’Attac Allemagne, considère que « les mouvements sociaux sont aujourd’hui un conglomérat où l’on retrouve en vrac des ONG et des initiatives s’appuyant sur les classes moyennes, avec une orientation légèrement à gauche et une participation très limitée des syndicats. »
Kenneth Haar, militant d’Attac Danemark et chercheur au Corporate European Observatory (CEO), precise : « Les mouvements sociaux qui agissent actuellement réunissent en réalité trois types de mouvements. Tout d’abord, nous avons les mouvements traditionnels, les syndicats en premier lieu. Ensuite, nous avons de nouveaux mouvements qui sont conduits par une variété d’acteurs : précaires, chômeurs, étudiants. On les retrouve dans Occupy et les Indignés. Enfin, il existe une troisième catégorie qui regroupe un mélange d’organisations et de groupes qui ont évolué ensemble à travers le mouvement altermondialiste et le FSE, comme le mouvement Attac ».
Pour le syndicaliste et co-président de la Fondation Copernic Pierre Khalfa, « on assiste à une profusion de mobilisations qui, partout, ont été soutenues par les populations ». Il considère que ces dernières « n’ont pas été isolées et [que] les exigences qu’elles ont mises en avant sont entrées en résonance avec les préoccupations du plus grand nombre. »
Pourtant, comme il le constate volontiers, « nulle part, elles n’ont réussi à inverser, ni même à infléchir, le cours des politiques menées ». Et d’ajouter : « Les mouvements sociaux se trouvent donc dans une situation paradoxale : d’une part, ils ont été capables d’exprimer le refus des politiques d’austérité avec le soutien des populations, mais, d’autre part, ils sont pour le moment en situation d’échec stratégique, n’ayant pas été capable de transformer un tant soit peu la situation actuelle ».
Conditions socio-politiques des luttes
Plusieurs réalités historiques, idéologiques, politiques et socio-économiques pèsent, en effet, sur les mouvements sociaux. Ils sont affectés par l’affaiblissement du mouvement ouvrier, l’effondrement du communisme d’Etat et la conversion durable de la social-démocratie au néolibéralisme qui rend très difficile toute alliance – même ponctuelle – avec elle. Cette dernière situation nourrit, par ailleurs, les phénomènes d’abstention dans les élections politiques et/ou de votes en faveur des forces réactionnaires et de l’extrême droite lorsque des franges significatives des classes moyennes et des classes populaires vivent un déclassement économique et social qui n’est plus pris en compte par des forces politiques censées défendre leurs intérêts face aux groupes dominants.
Enfin, la transformation majeure du régime économique fragmente les groupes sociaux dominés d’une manière nouvelle par rapport à la période historique du capitalisme industriel.
Avec le passage de ce dernier au capitalisme financier, la structure des activités, du travail et des classes sociales s’est en effet modifiée, notamment au sein des catégories populaires. Cela s’est traduit par le déclin relatif et progressif de la classe ouvrière industrielle et manuelle et, dans le même temps, l’émergence d’un nouveau prolétariat issu du développement de l’économie des services.
Confrontés à l’intermittence dans le travail, au chômage et à la précarité, les groupes sociaux de ce secteur (les jeunes, les femmes et les immigrés qui en constituent les principaux contingents) sont, par définition, moins socialisés dans des espaces de luttes durables, moins organisés et moins conscientisés.
Pour leur part, dans ces conditions nouvelles, les intellectuels critiques sont plus que jamais déconnectés des catégories populaires. Pourtant, de l’unité de tous ces groupes dépend leur potentiel transformateur.
Deux groupes sociaux restent aujourd’hui en mesure de s’engager dans des dynamiques de luttes face à des oligarchies relativement soudées dans leur gestion de la crise.
D’une part, la partie des classes populaires constituée du salariat stable que l’on retrouve encore dans les grandes filières industrielles et la fonction publique. D’autre part, la fraction de la classe moyenne intellectuelle progressiste qui, cependant, vit en dehors des réalités socio-culturelles des classes populaires.
Des contradictions non résolues
Les mouvements sociaux et l’altermondialisme fourmillent de propositions politiques pour contrer le rouleau compresseur austéritaire et offrir de nouveaux paradigmes face au capitalisme productiviste et consumériste. Mais il convient d’admettre que, dans la période actuelle, le problème est moins une question de « propositions » ou de « projets » que de groupes sociaux existants et d’organisations mobilisées pour les porter.
Cela se révèle d’autant plus difficile dans un espace économique et financier élargi – l’Union européenne -, qui institue une « démocratie limitée » à l’échelle continentale et nationale. Dans cette dernière, l’économie, la finance, la politique monétaire sont des domaines mis hors de portée de la souveraineté populaire. Ainsi, les contradictions non résolues auxquelles ont dû faire face les Forums sociaux européens se sont accentuées avec l’approfondissement de la crise et de l’austérité.
Celles-ci ont entraîné une augmentation significative de la conflictualité sociale partout en Europe : grèves générales, actions dans les usines et les entreprises, mouvements étudiants, contestation de fractions des classes moyennes – Indignés, etc. -, luttes autour de thématiques agricoles, rurales et environnementales dans les territoires locaux, etc.
Mais, en aiguisant la dimension défensive des résistances, elles ont, dans le même temps, consolidé les forces centrifuges qui contiennent les mouvements sociaux depuis quinze ans.
Ainsi, ces derniers sont affectés par des phénomènes de représentativité sectorielle, de fragmentation, de manque de coordination entre les luttes locales (comme celles dirigées contre le mégaprojet inutile d’aéroport de Notre Dame des Landes ou de lignes de train à grande vitesse Lyon-Turin [6]), nationales et européennes.
Ces limites concernent également la dimension politique et stratégique. Malgré l’existence d’une large palette de propositions reflétant leur diversité, les mouvements sociaux en Europe restent incapables d’élaborer un socle programmatique commun, concret et applicable, du fait de désaccords persistants sur certaines questions vives comme l’avenir de l’UE.
Ils font également face à des stratégies syndicales défensives qui se traduisent, dans des pays comme l’Allemagne, l’Espagne ou l’Italie [7], par la signature d’accords d’un nouveau type avec le patronat sur la flexibilité du travail – et le recul des droits sociaux et syndicaux – en échange d’engagements à la non délocalisation, etc. [8]. Mettant à rude épreuve l’unité syndicale dans les pays concernés, ces dynamiques affaiblissent significativement l’ensemble du front de la contestation.
Vers des jours meilleurs ?
Pourtant, malgré l’ensemble de ces difficultés, nombre d’animateurs des mouvements sociaux considèrent entrer dans une phase plus prometteuse.
Pour ces derniers, la séquence ouverte par le 14 novembre et la rencontre de Florence signale, comme le résume Raffaella Bolini, une « reconnexion des mouvements, ce qui est fondamental pour créer un meilleur rapport de forces ». Cependant, précise-t-elle, « ce n’est que le tout début. Un événement comme Florence ne suffit pas pour dépasser la fragmentation des agendas dont nous souffrons ».
Sur ce point, Hugo Braun confirme : « Florence 10+10 a démontré que la plupart des groupes qui ont participé n’étaient pas encore prêts à abandonner leurs intérêts particuliers et à construire une stratégie commune contre la domination du néolibéralisme. Ceux qui ont pratiquement le plus participé sont ceux qui étaient actifs lors la période précédente. Les dits « nouveaux mouvements » (Indignés et Occupy) n’ont pas joué un rôle prépondérant ». Et d’ajouter : « Quant aux syndicats, surtout représentés par la Confédération générale italienne du travail (CGIL), la Confédération générale du travail (CGT) française et quelques syndicats de gauche minoritaires d’Italie et de France, ils ne sont pas intervenus de manière constructive ».
Pour Kenneth Haar, « Florence 10+10 a été un moment important. Il a rassemblé diverses forces de toute l’Europe dans un moment très difficile. Il a également permis d’observer l’état des contradictions à l’œuvre entre les pro-Europe fédérale et les critiques de l’UE, les Indignés et les syndicats, entre les mouvements issus de luttes différentes. »
« Nous devrions »,insiste-t-il, « lire cette situation comme une invitation à réfléchir sur la faiblesse des mouvements sociaux et la confusion qui existe en leur sein. Une conclusion s’impose une nouvelle fois : cela prend beaucoup de temps de construire un sens et un front communs ».
Et Pierre Khalfa d’ajouter : « La plupart des organisations présentes dans les Forums sociaux s’étaient déplacées, ce qui n’était pas donné d’avance. Même si comme d’habitude, le processus d’écriture du texte final a été un peu chaotique, le résultat est plutôt satisfaisant ».
Deux initiatives principales ont été annoncées pendant cette rencontre (voir texte en annexe). La première est l’organisation d’une nouvelle journée d’action commune le 23 mars 2013 à l’occasion du Sommet européen semestriel. La seconde est le lancement d’un processus visant à rassembler l’ensemble des forces sociales, en lien avec les forces politiques (sous des formes à déterminer laissant la direction de la préparation aux mouvements sociaux), qui luttent contre l’austérité en Europe. Et ce, afin de bâtir un cadre de travail permanent et pérenne, ainsi qu’un agenda de mobilisations communes.
Cet « Alter Summit » devrait se tenir du 7 au 9 juin à Athènes [9]. Constituera-t-il ce point de « (re)connexion » pour les mouvements sociaux, syndicaux et politiques de transformation en Europe ?
NB : cet article constitue une actualisation et un développement de « Crise économique et luttes politiques et sociales en Europe. – Limites et perspectives d’un mouvement social à l’échelle européenne » (http://www.medelu.org/Limites-et-perspectives-d-un).
Il reprend certains éléments de ce texte et s’appuie sur des entretiens réalisés entre le 20 et le 25 novembre 2012 auprès d’animateurs de mouvements sociaux européens.
Christophe Ventura – 1er décembre 2012
Notes
[1] Des dizaines de milliers de personnes venues du monde entier y affluèrent. A cette époque, le contexte était marqué par l’après 11 septembre 2001 et les politiques belliqueuses et sécuritaires des faucons néoconservateurs de George Bush (Afghanistan, Irak), par la montée en puissance de gouvernements progressistes et de mouvements sociaux en Amérique latine remettant en cause les dogmes néolibéraux, par l’hégémonie des Etats-Unis et des institutions financières internationales, par les premières mobilisations d’ampleur contre le néolibéralisme en Europe ( contre le G 8 à Gênes ou contre le traité de Nice de l’Union européenne en 2000), par l’entrée de la Chine au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
[2] Voir Nota bene.
[3] Site officiel : http://www.firenze1010.eu
[4] Représentante de l’association d’éducation populaire Arci au sein de nombreux réseaux altermondialistes et au Conseil international du Forum social mondial.
[5] Elle « participe, [à ce titre], à l’élaboration des politiques économiques et sociales au plus haut niveau, en collaboration avec tous les organes de l’UE :présidence, Conseil, Commission européenne et Parlement européen ». (http://www.etuc.org/r/64)
[6] Sites de la Coordination des opposants au Lyon Turin (http://lacoordinationcontrelelyon-turin.overblog.com/) et, en italien, du mouvement NO TAV (http://www.notav.info/)
[7] Le 21 novembre, après soixante-dix jours de négociations, syndicats et patronat (ABI, ANIA, Confindustria, Alliance coopérative internationale, Réseau des entreprises Italie, syndicats CISL, UIL et UGL) ont signé un accord pour « la croissance de la productivité et de la compétitivité ». Celui-ci remet en cause la structure des relations sociales dans le pays. Désormais, des accords d’entreprise pourront se substituer aux conventions collectives et accords de branche qui, jusqu’à présent, régissaient horaires, salaires et définition des postes de travail.
[8] Le gouvernement français s’intéresse particulièrement à ce modèle. Lire « Marché du travail : Paris regarde l’exemple italien », Le Monde, 14 novembre 2012. (http://www.lemonde.fr/marche-du-travail-paris-regarde-l-exemple-italien)
[9] Pour en savoir plus : http://www.altersummit.eu/
Source : http://www.medelu.org/Mouvements-sociaux-en-Europe-le