Université Catholique de l’Ouest : témoignage de B. Roy-Jacquey
Les services diocésains « Famille », « Société et Culture » ont organisé, le 15 décembre 2012, une après-midi de formation à l’intention de toutes les personnes qui s’interrogent sur le projet de loi dite « mariage pour tous ». Vous trouverez ci-après l’intervention du Docteur Bernadette Roy-Jacquey*, sollicitée en tant que pédopsychiatre.
J’ai été requise pour vous dire, en 10 minutes, ce que ma pratique de pédopsychiatre me suggère quant aux questions qui nous réunissent ce soir.
Oui, c’est d’un vrai problème de société dont il convient de débattre en en respectant la complexité. Toutes les sciences humaines sont concernées, sans qu’aucune ne puisse s’approprier la réponse définitive à ces questions, pas plus la pédopsychiatrie qu’aucune autre.
Ce débat nous interroge sur la représentation que nous avons du monde et de nous-mêmes, et sur la représentation des relations que nous avons avec le monde et avec nous-mêmes.
Dans cette perspective, il devient pertinent de se demander ce que le projet gouvernemental vient bousculer dans nos représentations de la conjugalité, de la parentalité et de la filiation, entrainant malaise et passion.
J’ai pensé vous raconter trois histoires marquantes de ma pratique :
La première : Il y a 45 ans, j’étais une jeune professionnelle, attachée de pédopsychiatrie, dans un hôpital d’enfants parisien.
Un petit garçon de 5ans et demi est hospitalisé pour une puberté précoce. Les explorations vont montrer que cet enfant, déclaré garçon à la naissance, élevé comme tel, est en réalité de sexe féminin. Son appareil génital interne, féminin, est normal. Mais je vous épargne un cours sur le syndrome de Debré Fibiger…
Il m’est demandé si on peut transformer ce petit garçon, bien viril, déjà mûr pour la grande école, en fille ?
Je suis bouleversée, mon « savoir » me dit que ce petit garçon va en devenir fou.
La révélation inéluctable est laissée aux parents, en évitant tout conseil sur la manière de la faire. Et la mère nous dira :
« Je lui ai dit, tout simplement, la vérité : on a reçu tous les résultats de l’hôpital et, maintenant, on sait : les docteurs se sont trompés quand tu es né, tu n’étais pas un petit garçon, tu étais bien la petite fille que j’attendais ».
Heureusement qu’aucun pédopsychiatre n’avait su pour cette mère, ni osé un conseil. Elle, seule, pouvait avoir cette parole salvatrice, maintenant son enfant dans la persistance de l’être. L’évolution de cette enfant, que j’ai connue jusqu’à ses quatorze ans, a été incroyablement favorable.
Le sombre pronostic dont j’avais la représentation avait été déjoué par cette mère avec une liberté et une créativité magnifiques.
Ce jour là, j’ai compris que nos théories scientifiques ne peuvent enfermer quiconque dans des pronostics en forme de destin tout tracé : chacun de nous vit une histoire et non un destin !
Deuxième récit : Je vous raconte une visite à une jeune accouchée, pour illustrer ce qu’est une représentation d’enfant.
Quand je viens voir ce nouveau-né, à la Maternité, je vois d’abord le bébé physique, le bébé pédiatrique (3 kg 250, 50cm ). Mais ce n’est pas de ce bébé là dont je parle quand je dis : « Oh ! il est magnifique ! je n’ai jamais vu de nouveau-né aussi beau ! » Sa mère ne me dit pas que j’exagère, non elle sourit devant cette description où elle reconnaît son bébé psychique c’est à dire, à la fois, le bébé imaginaire, désiré, tissé tout au long de la grossesse et le bébé mythique, porteur des ambitions parentales. (il sera 1er violon à l’OPPL, président de la République… pape!)
C’est ce bébé psychique, parfait, que la mère voit en regardant, toute énamourée, son nouveau-né.
Vous voyez nous avons déjà deux bébés, mais ce n’est pas tout ! En les regardant, une jeune femme sentira monter en elle une nostalgie et ce désir « si on en faisait encore un ! » Et voilà un troisième bébé. Celui-là c’est le bébé fantasmatique qui habite toute femme, tous ces bébés possibles, innombrables comme les étoiles du ciel, tous ces enfants fantasmatiques du désir ancestral.
Une petite fille l’exprimait ainsi : tu sais, il y a plein de bébés dans mon ventre, ils sont tout petits, minuscules, ils attendent seulement que je sois grande pour sortir !
Mais avec ce troisième bébé, ce n’est pas encore fini car en regardant dormir ce nouveau-né, vous vous dites : « qu’il en profite » ! Puis, vous avez soudain envie d’être à sa place, et de dormir paisiblement dans un couffin, comme la jeune mère du film de Coline Serreau.
Et voici le quatrième bébé, le bébé que j’ai été, resté là, au plus profond de ma mémoire, comme un étranger à demeure, qui remonte lui aussi.
Pourquoi insister sur tout cela ?
Parce que, face à un enfant, toutes ces représentations nous habitent, le plus souvent inconsciemment, en tout cas de manière peu claire. Manière de dire que le quatrième bébé, l’enfant que j’ai été, resté en moi comme un étranger à demeure, est toujours prêt à remonter pour crier à l’aide.
C’est important de ne pas confondre les besoins des enfants des autres avec ceux de l’enfant que nous avons été et que nous n’avons peut-être pas fini de réparer.
Peut-être, alors, peut-on mieux comprendre la passion avec laquelle certains veulent à tout prix faire valoir leur point de vue, par exemple, quant aux enfants élevés dans une famille homoparentale. On comprend qu’on puisse être péremptoire quand on vole au secours de l’enfant qu’on a été et qu’on craint menacé.
Peut-on revisiter nos représentations de l’homosexualité ?
Récemment j’ai signé une pétition demandant que l’Ouganda abolisse la peine de mort et/ou la prison à vie pour les homosexuels. En France, nous récusons toute homophobie et nous tenons que l’homosexualité n’est ni une maladie, ni une perversion, ni un péché, comme l’écrivait récemment Maurice Godelier dans le Monde.
Mais est-ce vraiment si clair ?
Je pense à cette déclaration, déjà publiée par La Croix et Le Monde lors du PACS, signée par un des experts auprès de la Conférence épiscopale de France, qui dit :
« Il ne peut y avoir de couple homosexuel puisque « le couple » implique la différence des sexes. L’homosexualité n’est pas du tout un choix d’objet parmi d’autres, mais un complexe qui signe l’échec de l’intériorisation de l’autre sexe »
Dire cela c’est présenter cette différence comme pathologique, c’est affirmer qu’il s’agit d’une déviance. Point final !
Ensuite, est indiqué qu’il faut « les considérer comme des gens comme les autres », alors que, précisément, on dit qu’ils sont du côté de la pathologie.
Cela constitue une double injonction contradictoire, et surtout, cela occulte, de prime abord, tout débat ouvert par ces manières d’être au monde. Qualifiées de pathologiques, elles deviennent alors du ressort des professionnels de la santé, et on réduit ainsi ce qui concerne la vie sociétale à une question de santé publique.
Il faudrait dire « des sujets comme les autres », sujets dont la parole, comme celle de tout sujet, doit être entendue dans l’interrogation qu’elle pose à ces autres sujets que nous sommes… et notamment quant à leur sexualité.
Que sommes-nous capables de dire de notre conjugalité aujourd’hui ?
Dès qu’on envisage d’en parler, une première question se pose : existe-t-il « une » conjugalité, la vraie, la seule ? Avec ceux qui l’incarnent, et les autres ?
Cette manière de penser ce qui est le bien, a prévalu aux débuts de la prise en charge de la maltraitance.
Je m’explique, avec un troisième récit, celui de la prise en charge de ces personnes, fort justement condamnées en justice : les parents qui ont maltraité leurs enfants.
Quand j’ai commencé à exercer en pédopsychiatrie, les juges des enfants prononçaient des déchéances de droit de puissance paternelle pour enfants nés et à naître. On était mauvais parent et définitivement mauvais parent… Cela désignait subtilement les autres parents, vous et moi, comme les bons parents, définitivement bons parents.
On retirait l’enfant aux mauvais parents pour le confier à une bonne nourrice, une bonne famille d’accueil. Ensuite ces bonnes familles ont été « agréées », estampillées bonne famille parmi les bonnes familles…
Eh bien, ces familles d’accueil, écrasées par cette obligation d’être des super parents idéaux, se devaient de n’avoir aucune difficulté avec les enfants confiés. Si cela arrivait, elles ne pouvaient l’avouer, car si c’était su, on leur enlevait l’enfant pour le placer ailleurs et elles étaient disqualifiées.
Comme, bien sûr, les difficultés rencontrées venaient de ce que l’enfant avait souffert et souffrait d’avoir connu des parents à la parentalité défaillante, d’en être séparé tout en leur restant souvent éperdument attaché, tout recommençait dans le nouveau placement….
Mais si on reconnaît les maltraitants comme des parents qui ont de graves difficultés avec leurs enfants, tout en restant parents, ils ne deviennent plus l’incarnation même de mauvais parents, en quelque sorte « les mauvais parents idéaux », et alors il n’existe pas plus d’incarnation de « bons parents idéaux » .
Personne ici ne se doit d’incarner le bon parent idéal, il n’y a pas lieu de se persécuter avec ce projet illusoire d’être la mère idéale, d’un enfant idéal qu’on élèvera de manière idéale !
En réalité, nous sommes tous des parents ayant peu ou prou des difficultés avec leurs enfants, que nous les ayons mis au monde ou que nous les ayons reçus en adoption.
Vous voyez que cette manière de considérer les parents, qui ont maltraité leurs enfants, nous libère du poids de « parents idéaux » et nous sort de cette alternative manichéenne du tout ou rien.
Eh bien, mon propos, ma conviction est que la manière dont, aujourd’hui, certains dénient la qualité de couple, à des personnes qui vivent une homosexualité, traduit la crainte qu’alors le couple hétérosexuel ne soit déchargé d’incarner le couple idéal.
Et ce, indépendamment de ce projet gouvernemental de mariage pour tous, et quelle qu’en soit l’issue. Ce peut être, à juste titre, une crainte pour l’Eglise.
On connait bien cette charge qui pèse sur le couple hétérosexuel : il se doit d’incarner l’idéal définitivement, sans droit à une nouvelle union légitime en cas d’échec.
On sait les conséquences pour les divorcés-remariés, et pour la gestion de la procréation, très difficilement laissée à la liberté de conscience des conjoints.
Alors, je plaide pour un débat intra-ecclésial, mais sans sujets hors débat et réservés, comme décrété lors de synodes diocésains. Oui, c’est mon attente vis à vis de l’Eglise, et ma réponse à la question du Délégué épiscopal « Santé Solidarités » sur cette attente.
Je termine.
Regardons la réalité en face :
Aujourd’hui, en France, plus de 50 % des naissances se font hors mariage. Un couple sur trois divorce. Ce qui était dénoncé et stigmatisé (les filles-mères de mon enfance) s’est banalisé. L’homoparentalité existe. Que la loi soit ou non votée ne changera pas cette réalité.
Mon souci, ma préoccupation en tant que médecin, pédopsychiatre, est que ce débat difficile, passionnel, n’entraîne pas trop de difficultés supplémentaires pour des enfants dont les conditions de vie ne sont pas celles de la majorité.
Le regard porté sur le parent homosexuel comme celui porté sur le parent maltraitant peut être source de graves difficultés pour l’enfant.
Une adolescente me disait « Madame Roy, pourquoi on dit « qui a bu boira, qui a été maltraité maltraitera », vous croyez, vous, que je maltraiterai mes enfants ? »
Ce que je crois, ce que ma pratique m’a appris, c’est que nous risquons toujours de devenir ce que l’on nous assigne d’être.
Je vous remercie de votre écoute patiente.
*Bernadette Roy-Jacquey est médecin honoraire des Hôpitaux psychiatriques. Pédopsychiatre, elle a travaillé une quarantaine d’années dans le secteur public : dix ans à Paris, notamment à l’aide sociale à l’enfance, ensuite à Angers. Elle est membre du bureau de l’association TRAVERSES en psychiatrie et autres lieux, qu’en est-il de l’humain ? et du bureau de Evangile et Modernité-49 fédéré aux Réseaux du Parvis.