La fin d’un monde
Par Geneviève Azam
Dans son « Bilan », Jean Ferrat chantait au tournant des années 1970, « Ah ils nous en ont fait avaler des couleuvres / De Prague à Budapest de Sofia à Moscou/Les staliniens zélés qui mettaient tout en œuvre … ». Après trois décennies de dérégulation effrénée, on peut remplacer « les staliniens » par les « propriétaires du capital » et conserver intact le refrain de Ferrat « Au nom de l´idéal qui vous faisait combattre / Et qui nous pousse encore à nous battre aujourd’hui ». Avec « La fin d’un monde », Geneviève Azam, membre du Conseil scientifique d’Attac-France, s’indigne devant le monde qui est imposé à 7 milliards d’êtres humains, en dénonce quelques unes des graves souillures et esquisse les lignes de cet autre monde qu’il faut « au lieu de se soumettre aux menaces et à l’administration de la catastrophe ». JC
La fin d’un monde
Nous n’irons pas à Bugarash dans les hautes Corbières nous réfugier pour échapper à la fin du monde le 21 décembre 2012 ! Car le délitement de ce monde et de ses anciennes promesses, celui de la mondialisation heureuse, de la finance créatrice, des progrès merveilleux de la génétique, de l’accomplissement dans une consommation dite responsable, de la dématérialisation des richesses, du développement durable et pour tous, laissent devant nous des menaces concrètes qui n’obéissent à aucun calendrier. Elles expriment la soumission au temps compressé de la rentabilité financière et le dépassement des seuils d’équilibre des écosystèmes. La liste s’allonge de jour en jour, mais loin d’être des événements isolés des uns des autres, ils s’emboîtent.
Le sort des travailleurs de Florange et des habitants de la vallée de la Fensch, est remis entre les mains d’une multinationale qui surfe sur les opportunités qui se présentent à elle. Mais ces personnes sont aussi les victimes d’une stratégie européenne et française qui a cru bon de miser sur «l’économie de la connaissance», sur les services haut de gamme, sur l’économie en réseau, hors sol, dématérialisée, verte en quelque sorte, laissant à d’autres, «moins développés», les productions qui rappellent douloureusement la dépendance à la matière, les industries polluantes. La sidérurgie en est un exemple parfait.
Arcelor Mittal a su jouer de cette situation. L’entreprise, soumise aux réglementations européennes en matière d’émission de gaz à effet de serre, a été un acteur clé sur le marché européen du carbone, autre vitrine de cette économie verte dont l’Europe se veut la promotrice. Dans le processus d’attribution des quotas d’émission fournis par les États, elle a su négocier l’obtention de nombreux droits, en lien avec ses pollutions et ses engagements à dépolluer. Comme toutes les autres entreprises européennes devant respecter un plafond d’émission dans le cadre de l’application du protocole de Kyoto, elle a obtenu ces droits gratuitement, le paiement n’étant envisagé qu’à partir de 2013. En guise de dépollution, cette entreprise a fermé les hauts fourneaux les moins rentables et a ainsi disposé de quotas d’émission en excédent. Ses ventes massives sur le marché du carbone ont -représenté au total près de 2 milliards d’euros et ont précipité la chute du prix des quotas, qui -s’échangent actuellement sur le marché européen à moins de 6 euros la tonne de CO2. Cette stratégie résume le fonctionnement de ce marché, qui a permis aux firmes les plus polluantes d’obtenir des subventions gratuites.
L’Union européenne s’était engagée à rendre payant l’accès aux droits d’émission à partir de 2013 et à utiliser les recettes pour le financement de la transition vers une économie peu carbonée. C’est dans ce cadre que des projets de captage et stockage du carbone devaient voir le jour dans l’Union, financés en partie sur ces fonds européens. Le projet Ulcos pour Florange en est un exemple : le CO2 capté aurait été transporté et stocké dans des aquifères marins près de Verdun. Laissons pour l’instant la question technique des procédés de captage et stockage, supposons qu’elle est au point et sans danger. Le raisonnement était le suivant. Le paiement des droits par les entreprises à partir de 2013 allait alourdir le coût de la pollution et inciter les entreprises à investir dans des projets de captage et stockage, de manière à économiser les droits. L’Union européenne et les États membres bénéficieraient de nouvelles recettes suite à la vente de ces droits et financeraient pour partie ces projets. Mais tout s’écroule ! Les recettes attendues de la vente des quotas seront bien moins substantielles eu égard au prix de la tonne de carbone sur le marché européen et surtout du fait que de nombreuses entreprises (les deux tiers de celles soumises à ce mécanisme) ont obtenu la reconduction de la gratuité pour encore quelques années, au nom de la «compétitivité». Quant aux entreprises, dont Arcelor Mittal, le prix des quotas est tel que les investissements coûteux pour améliorer les bilans carbone, ne sont plus rentables : mieux vaut polluer et acheter des droits (ou les obtenir gratuitement…) que de réduire les pollutions. Ainsi va la rationalité économique. Face à l’écroulement du marché européen, les propositions visant à faire augmenter les prix sur le marché, à geler 900 millions de tonnes de quotas de CO2 devant être mis en vente sur le marché entre 2013 et 2015, à fixer un prix plancher pour la tonne de CO2, de relever les obligations de réduction dans l’Union (passer d’une réduction de 20 % en 2020 à 30 % par rapport à 1990), ont toutes été refusées par plusieurs États membres, sans réaction vigoureuse des autres, sans doute effrayés par une telle audace pour réguler un marché qui va pourtant à vau-l’eau.
Face à cela, les déclarations pour la défense d’un acier vert sont pure rhétoriques et font figure de diversion. En l’état actuel des choix européens et français, la transition écologique est en panne. Pire même, la présentation du projet Delcos, comme unique solution au maintien des hauts fourneaux, laisse penser que la solution à la crise serait d’ordre technologique. Or, selon plusieurs études, la technologie pour le captage et stockage du carbone à grande échelle n’est pas actuellement opérante car de nombreuses questions techniques ne sont pas résolues, notamment celle des fuites possibles du carbone stocké. Les investissements sont très coûteux, et même la Norvège, pionnière en Europe en la matière, voit son projet retardé. Notons tout de même que ce pays est pionnier car il a institué une taxe sur le carbone dès 1991, actuellement de l’ordre de 40 euros la tonne, qui rend les investissements rentables pour les compagnies pétrolières engagées dans le projet. Alors, à quand une taxe carbone dans l’Union européenne et en France ?
Lutter contre le changement climatique et améliorer le bilan carbone ne signifie pas supprimer les pollutions polluantes, les délocaliser et importer ensuite l’acier dont nous avons besoin. Il ne signifie pas non plus l’enfouissement infini des pollutions par des techniques douteuses. Il implique des choix politiques. La production d’acier n’est pas un caprice, elle reste la base de nombreuses autres productions. Son bilan carbone peut être amélioré mais l’acier ne sera pas vert. Des politiques alternatives, permettant la réduction significative de la consommation privée de produits à haute teneur matérielle, sont la voie la plus sûre pour atteindre ces objectifs. Mais pour cela, les entreprises telles Arcelor-Mittal doivent être mises sous contrôle social, pour à la fois permettre les transitions nécessaires, valoriser les savoirs et installations existantes, assurer une sécurité professionnelle et sociale, et remplir les objectifs de lutte contre le changement climatique. Il ne s’agirait pas d’une socialisation sanction mais d’une socialisation assumée par l’État, par les syndicats, par les associations écologistes et citoyennes. Si en 1945, les nécessités de la reconstruction ont légitimé la nationalisation de la sidérurgie, des secteurs de l’énergie et des transports, en 2012, c’est la transition écologique qui doit légitimer la mise sous contrôle social et écologique d’entreprises telles Arcelor-Mittal.
Nous sommes conscients que la transition écologique dans le domaine de l’industrie est complexe. Nous héritons en effet d’un système productif concentré et centralisé, construit depuis deux siècles avec l’ignorance totale de l’impact de la production sur les écosystèmes, avec la soumission du travail au rythme de la machine et de la rentabilité économique. Nous héritons de trente années de globalisation financière et de destruction des territoires. Si ce monde là est fini, il ne peut disparaître d’un coup de baguette technologique, en sacrifiant les personnes, en camouflant les nuisances sous les tapis ou en les échangeant sur des marchés appropriés.
Nous savons à quel point la tâche est déjà complexe pour assumer cet héritage, que nous n’avons pourtant pas choisi pour l’essentiel, et c’est pour cela que nous nous opposons aux projets que nous pouvons encore choisir et qui ne font que prolonger ces choix industriels et financiers. Nous nous opposons au projet de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, au projet de l’extraction des huiles et gaz de schistes, à la construction des lignes grande vitesse au détriment des lignes existantes, à la poursuite de la filière nucléaire et de la construction de l’EPR de Flamanville, à la financiarisation de la nature et à l’économie verte qui lui est liée. Vous vous opposez à tout, nous dit-on. La liste est longue, il est vrai, face à la panique du capital pour trouver de nouveaux espaces et poursuivre son chemin destructeur. Loin de nous opposer à tout, nous combattons au contraire toutes les oppositions, les intérêts, les obscurantismes, et ils sont nombreux, qui empêchent de prendre en compte les nouvelles connaissances, les rapports scientifiques, les résistances et les projets nombreux qui assument la fin d’un monde pour se projeter dans un avenir désirable, au lieu de se soumettre aux menaces et à l’administration de la catastrophe.
Geneviève Azam
14.12.2012
Source : éditorial de la Lettre du Conseil scientifique d’Attac n° 50 et : http://www.france.attac.org/archives/spip.php?article12783
Article téléchargeable (en pdf) en cliquant ci-après : G.AzamEdito-50