Chroniques de Vatican II : le côté humain du Concile
Robert Blair Kaiser nous livre dans cette conférence donnée le 5 octobre 2012, un témoignage très vivant issu de son expérience de jeune journaliste ayant couvert pour Time Magazine, à partir de 1961, le concile Vatican II à Rome. Notre amie Jeanne Jacob en a fait la traduction ci-après.
Dans quelques jours, le pape commémorera le 50ème anniversaire de l’ouverture du Second Concile du Vatican. Il le fera lors d’un synode des évêques du monde, à qui on dira peut-être que le Concile n’avait pas eu grand chose à annoncer au plus du milliard de Catholiques répartis dans le monde, et que tout ce qui avait pu paraître original, ou avait pu éveiller l’attention, était faux et devait être rejeté. En un sens, le pape lui-même dit que le Concile fut un échec.
Curieusement, Hans Kung est du même avis. Il dit que le Concile n’est pas allé assez loin. Et bon nombre de Catholiques libéraux lui font écho. Il y a quelques semaines, le Cardinal Martini, de Milan (décédé depuis), disait dans un dernier entretien que l’Eglise que le Pape Jean XXIII avait essayé de moderniser a 200 ans de retard. En un sens, les deux tendances opposées de l’Eglise soulignent l’échec du Concile.
Je ne crois pas que le Concile fut un échec. Il a déjà changé notre façon de vivre – et de penser – en tant que Catholiques. A mon avis, moi qui suis attaché à la mémoire de Vatican II, je suis convaincu que la charte qui a alors été rédigée est la seule chose qui puisse sauver l’Eglise, celle du Peuple de Dieu, et non celle de la hiérarchie.
Il a rendu nos évêques (et nous-mêmes) plus réels, plus humains, plus aimants. Nous n’étions pas des hommes et des femmes, mais des anges, nous étions hostiles au monde matériel, et mal à l’aise dans nos corps. On nous avait dit de rejeter le monde et de « sauver nos âmes »
Par contraste, à Vatican II, le Pape Jean XXIII et la plupart des évêques ont examiné les positions de l’Eglise par rapport au monde et ont décidé que l’Eglise ne devait plus condamner le monde, mais essayer de s’y intégrer. Dans son discours de clôture du Concile, le Pape Paul VI l’a ainsi résumé.
Il a dit: « d’être dans le monde fait de l’Eglise ce qu’elle est. Sinon, elle n’a pas de sens ».
Cependant, avant le début du Concile, rien de tout cela n’était vraiment clair. En fait, pendant les trois années préparatoires, et une grande partie de la première session, à l’automne 1962, les catholiques du
monde se sont retrouvés mêlés à une histoire bien mystérieuse. Je pense que je peux vous en donner les grandes lignes en vous emmenant avec moi alors que, correspondant du Time Magazine, j’essayai d’en démêler l’écheveau.
J’ai mis le pied dans cette histoire au printemps 1961, alors que j’étais un jeune reporter de l’Arizona Republic, assis dans le salon d’une belle demeure de Biltmore Estates, en compagnie de Clare Booth Luce, convertie au catholicisme sous la houlette de Mgr Fulton J. Sheen. J’étais venu interviewer l’invité de Mrs Luce, le célèbre Jésuite anglais, le théologien Martin Darcy. Pendant près de deux heures, le père Darcy et moi-même avons discuté sur son travail récent, et abstrus: « l’Esprit et le Coeur de l’Amour ». Après l’entretien, Mrs Luce s’est tournée vers moi et m’a dit: « j’ai lu vos articles dans The Républic, et je me demandais qui vous étiez et ce que vous vouliez faire de votre vie ».
J’ai dit à Mrs Luce que je voulais aller à Rome pour couvrir le Concile pour Time Magazine. Elle m’a demandé « pourquoi ? »
Je n’en avais qu’une vague idée. Quand le Pape Jean avait appelé à réunir le Concile en janvier 1959, il avait dit qu’il voulait moderniser l’Eglise. Mais peu de commentateurs (y compris le responsable du bureau de Rome au New York Times) pouvaient dire ce que cela signifiait.
Moi, je savais ce que je voulais que cela signifie, et plus pour me vendre qu’autre chose, je l’ai dit à Mrs Luce: « l’Eglise a tenu son dernier Concile en 1870. Depuis, le monde a plus évolué que lors des 20 siècles précédents. Si le Pape Jean appelle 2500 évêques du monde entier à se rassembler pour l’aider à moderniser l’Eglise dans ce nouveau monde, alors l’Eglise pourrait bien opérer de grands bouleversements. Si elle le fait, ce sera l’un des grands évènements de ce siècle. Et le Time Magazine peut être en tête de ceux qui en parleront. »
Elle regarde ses invités, l’homme que j’étais venu interviewer chez elle, le Père Martin D’Arcy, SJ. Il fait un signe de la tête, puis ajoute que ce jeune reporter avait été jésuite pendant dix ans. « Il comprend l’Eglise ».
Mrs Luce est une femme réfléchie. Elle a siégé au Congrès du Connecticut, c’est un auteur dramatique connu, l’épouse d’un homme qui a fondé le plus grand empire de médias du monde, ET elle a été ambassadrice U.S. à Rome. Elle ferme les yeux, puis me dit: « Je pense que je peux vous aider ».
Pour résumer, le Time m’engage en tant que correspondant à son bureau de Beverly Hill et, six mois plus tard, me voici correspondant au bureau de Time-Life à Rome, muni de mon trench-coat et de tout mon attirail, en train de demander un laisser-passer de presse au Vatican.
J’obtiens mon laisser-passer. Mais pénétrer dans le Vatican est un peu plus difficile. C’est une Cour de la Renaissance. Personne ne peut interviewer le Cardinal Ottaviani, et encore moins le pape. Mais alors, petit à petit, je découvre que j’ai des amis à Rome. Je rencontre des Jésuites de Californie, mes contemporains, qui sont à Rome depuis deux ans, et font leur doctorat en Ecritures et Droit Canon. Ils me disent en termes assez clairs que le Pape est en conflit avec sa propre Curie. L’un d’entre eux me dit: « Il ne peut pas se dévoiler trop vite. Ils lui feraient son affaire. Je sais que cela paraît curieux, mais ils ont déjà empoisonné des papes – des papes qui essayaient de changer les choses ».
Mes Jésuites californiens m’ont présenté au Père Robert Tucci, Jésuite de Naples, diplômé d’Oxford, éditeur de Civilta Cattolica, un magazine bimensuel du même genre que le magazine America. Une fois par quinzaine, il emmène son journal de l’autre côté du Tibre, pour vérification par le premier ministre du pape. Il connaît le pape et les gens qui l’entourent, ceux qui sont favorables au changement, et il me dit de ne pas m’arrêter aux tendances affichées semblant indiquer que le Pape n’a pas l’intention de changer beaucoup de choses dans l’Eglise. « Le Pape joue très habilement, il signe des documents non significatifs, afin de calmer la vieille garde du Vatican. Quand le Pape parle d’Aggiornamento, il est très sérieux. Mais il ne peut pas moderniser l’Eglise tout seul ».
Fr. Tucci me présente au Cardinal Augustin Bea, Jésuite allemand, spécialiste de la Bible, nommé par le pape à un nouveau poste: le Secrétariat à la Promotion de l’Unité des Chrétiens, destiné à réaliser l’un des voeux les plus chers du pape : que tous les Chrétiens oeuvrent ensemble. Bea me rapporte une phrase que lui a dit Jean XXIII, et qui m’aide à comprendre à quel point le Pape se sent impuissant sous la coupe de sa propre Curie : Io sono solamente il papa. « je ne suis que le pape ».
Pour moi, c’est une révélation. J’étais venu à Rome en bon Américain Catholique conservateur qui se faisait des tas d’idées naïves sur la façon dont l’Eglise est gérée de haut en bas. Dieu dit au Pape, le Pape dit aux évêques, les évêques aux prêtres, les prêtres aux religieuses, et puis les religieuses nous transmettent.
Maintenant je me rends compte que tout ne se passe pas tout à fait de cette manière à Rome, et peut-être encore moins quand 2500 évêques débouleront sur la place pour le Concile.
Puis je reçois un appel de Paris, c’est Ed Malatesta, un camarade de classe de Californie, qui termine ses études en France. Il me dit qu’il faut que je vienne à Paris. Il veut me présenter à des Jésuites, des Dominicains et des Bénédictins décidés à attaquer les membres de la Curie Romaine qui ont préparé 72 articles pour l’ordre du jour du Concile, articles destinés à faire obstacle aux idées de changement professées par le Pape. Une attaque contre la Curie Romaine ? Contre le cabinet du pape lui-même ? Un reporter n’aime rien tant qu’une bonne bagarre.
Ainsi, je m’envole pour Paris. Je rencontre Malatesta. Il me présente au théologien Dominicain Yves Congar et à un autre Dominicain, M.D. Chenu, spécialiste de l’histoire de l’Eglise primitive, et figure de proue dans l’infortuné mouvement des Prêtres Ouvriers. A Etudes, je rencontre deux Jésuites français, Robert Roquette et Jean Daniélou, et je comprends mieux, avec ces quatre personnes, ce qui est critiqué dans l’Eglise actuelle : trop abstraite, trop éloignée du peuple, trop légaliste, trop préoccupée par son propre pouvoir (résumé dans la doctrine selon laquelle hors de l’Eglise point de salut), encore sous l’emprise de la mentalité d’assiégés des Papes Pie IX et Pie X, encore en lutte contre les modernistes disparus depuis longtemps, comme George Tyrell, le Jésuite anglais qui fut excommunié et expulsé de la Société de Jésus, et mourut prématurément à l’âge de 45 ans.
Je retourne à Rome, encore plus passionné par la bataille qui s’annonce, comprenant un peu mieux les dimensions humaines de l’Eglise et du Concile que le Pape Jean a mis en mouvement. Je ne sais pas encore jusqu’où le Pape et le Concile peuvent aller. La plus grande partie de l’ordre du jour (1080 pages), qui a été préparé par la Curie, est à usage interne, écrit par les clercs, pour les clercs. L’habit clérical et la tonsure. L’obéissance aux enseignements cléricaux. Les limites des diocèses. Les Préceptes de l’Eglise. Les dons.
Ne pouvait-il y avoir de plus grandes ambitions pour une Eglise qui se réclamait d’un homme qui avait dit être venu pour nous donner la vie en abondance ? Le pape le pensait, mais ne pouvait pas encore le dire. Quand le Cardinal Richard Cushing, de Boston, a proposé de financer un système de traduction simultanée au Concile, Jean XXIII lui a dit que la Curie ne le laisserait pas faire. Sono nel sacco qui, « je suis dans un sac ici », dit le pape Roncalli à Cushing.
La Curie avait décidé que tous les textes du Concile devaient être diffusés en latin pour une raison simple: si les évêques du monde entier comprenaient ces textes, ils pourraient être tentés de les partager avec la presse. Et la Curie avait déjà affirmé qu’il n’y aurait pas de presse au Concile. Tous les documents distribués aux Pères Conciliaires chaque jour seraient estampillés SUB SECRETO.
Pour le moment, comme le Pape Jean devait faire attention à tout ce qu’il disait, il fit passer ses messages révolutionnaires dans ses actes. Le 11 juillet 1962, par exemple, il sauta sur l’occasion d’inaugurer le premier des programmes de Telstar I, première transmission TV transatlantique par satellite. Ses paroles étaient alors étudiées pour n’exciter personne. Pourtant, en apparaissant sur cette chaine, il faisait savoir que le premier Telstar annonçait de nouvelles manières de relier entre eux les peuples du monde, et de penser à nous en relation avec ce monde.
Angelo Guiseppe Roncalli, le nom que portait le pape avant de devenir Jean XXIII, n’était pas un bureaucrate du Vatican. Il avait étudié l’histoire, et non la théologie pendant sa formation de prêtre. Et pour la plus grande partie de sa vie, il fut diplomate du Vatican, notamment en Bulgarie et en France. Il connaissait le monde extérieur sans doute comme peu de gens du Vatican le connaissent. C’était un monde en évolution. Dans un monde où il y avait de plus en plus de médias de masse, où les gens apprenaient à lire, à écrire, à penser et à sortir de leur classe sociale de naissance, et à exiger la liberté politique, sociale, et des humains. Comment l’Eglise pouvait-elle continuer à fonctionner selon l’ancien système de classes? Oui, il y avait un système de classes dans l’Eglise : le clergé en haut, les laïques en bas, et les femmes laïques encore plus bas, en troisième classe.
Le pape souhaitait-il renverser le système? Il ne l’a pas dit. Il comptait sur le fait que les 2500 évêques qu’il faisait venir à Rome (avec leurs théologiens) étaient des êtres humains qui ne verraient pas d’un bon oeil les propositions abstraites mises en avant dans les documents préparés par la Curie Romaine. L’Eglise était autre chose qu’une suite de propositions abstraites. Elle devait nous parler de ce type nommé Jésus qui était venu pour nous donner la vie.
Vous voyez ici une couverture du Time magazine du début octobre 1962. Elle a été réalisée à partir d’un croquis, pour le Time, du célèbre artiste italien Pietro Annigoni. A cette époque, le Time commandait aux plus grands artistes du monde le sujet de ses couvertures, en les encourageant à aller plus au fond du coeur des gens qu’un appareil photos ne peut le faire. A la grande surprise de mes éditeurs de New-York, Annigoni leur apporta un portrait inachevé. Finalement, cela ne les a pas gênés du tout. Ils ont dit que ce dessin inachevé leur plaisait beaucoup. Pour eux, il symbolisait la personnalité non achevée de Jean XXIII, qui ne pourrait être complétée avant la fin du Concile.
Pour moi, bien sûr, l’important à propos de la couverture du Time magazine, était ce que je disais à l’intérieur sur Jean XXIII, résultat d’une heure d’entretien avec le pape en août 1962. Selon le protocole du Vatican, les papes ne donnent pas d’interview. Mais cela n’a pas gêné le Cardinal Spellman, qui s’est arrangé pour que je rencontre « par hasard » le pape dans sa résidence d’été de Castel Gondolfo, alors qu’il allait déjeuner. Cela s’est passé de la manière suivante : Life magazine avait récemment publié plusieurs pages sur la Chapelle Sixtine, à partir de magnifiques diapos couleurs de Dmitri Kessel. Spellman avait rencontré Henry Luce et lui avait demandé s’il pouvait utiliser ces diapositives pour une mini-version de la Chapelle Sixtine au pavillon du Vatican à l’Exposition Universelle de New-York.
« Bien sûr » avait dit Luce. « J’ai seulement une petite faveur à vous demander. J’ai un correspondant du Time à Rome qui écrit sur le futur Concile. S’il pouvait avoir un bref entretien avec Jean XXIII… »
Me voici donc, à la mi-août 1962, en train de bavarder avec le Secrétaire du Pape, Loris Capovilla, à la résidence d’été de Castel Gondolfo. Tout à coup, voilà Jean XXIII qui surgit dans le hall de marbre. « eh bien, » dit-il, les bras tendus, « quelle magnifique surprise! » Bien sûr, ce n’était pas du tout une surprise. Tout avait été bien étudié pour que le Pape ne déroge pas à la tradition.
Encore mieux, alors que je pensais échanger seulement quelques paroles avec le pape et m’en aller, il m’a pris par l’épaule et m’a dit qu’il avait des choses à me révéler Il était enfin prêt à dire au monde entier (et il avait choisi de le faire par le Time magazine) qu’il ne souhaitait pas que son Concile soit strictement un événement d’Eglise, mais un événement planétaire, dans l’optique de rassembler les peuples, peuples de toutes les croyances et même les Communistes, dits Athées.
Ses prédécesseurs, Pie XI et Pie XII, avaient organisé des croisades contre le communisme. En tant qu’historien, le Pape Roncalli savait quel désastre avaient été les croisades. Maintenant, dit-il, dans un monde armé de mégatonnes d’ogives nucléaires, le temps était venu de dire: « Arrêtons les croisades! ». En fait, il ne voulait pas que le Concile soit l’occasion de condamner quoique ce soit ou qui que ce soit.
L’éditeur pour l’étranger de Time magazine, Henry Grunwald, n’arrivait pas à pas le croire, mais que pouvait-il faire ? Ce correspondant à Rome avait parlé au Pape, et pas lui ! Ainsi, le Time a publié mon reportage sur « ARRÊTONS LES CROISADES» et sur un certain nombre d’initiatives papales : encouragement d’une visite de la fille et du gendre du Président Khrouchtchev, ce qui permit la sortie de prison de l’Archevêque tchèque Slipij et du Cardinal hongrois Mindszenty ; invitation, par l’intermédiaire du Cardinal Bea, de représentants de l’Eglise Orthodoxe Russe pour le Concile, en tant qu’observateurs.
Grunwald dut admettre qu’ « on avait intérêt à étudier ce pape Roncalli : Que signifie ce mot aggiornamento? Qu’est-ce qui se passe? »
J’ai dû avouer que c’était très audacieux de la part du pape d’employer ce mot dans la Roma aeterna, où rien ne change jamais. Comment « faire muer une Eglise qui est immuable? » Le chef des cardinaux à Rome, Alfredo Ottaviani, le grand préfet du Saint Office de l’Inquisition, ne pouvait imaginer les changements sous-entendus par le mot aggiornamento, et j’ai bien vite appris, grâce aux théologiens Yves Congar, Karl Rahner, Edward Schillebeckx, et l’Archevêque Denis Hurley, que Ottaviani faisait tout ce qu’il pouvait pour barrer la route aux grands projets de bouleversement du Concile. Et pourquoi pas? Son écusson le résumait ainsi : Semper idem. Toujours semblable.
Vers la fin de la quatrième session du Concile, alors que Jean était mort depuis longtemps, les Pères Conciliaires se sont souvenus du fait que le Pape Jean avait voulu mettre fin à un certain nombre d’-ismes, tous des abstractions. Quand on leur a demandé de voter la condamnation de l’érotisme, l’un d’entre eux a dit : In se, eros habet habet aliquid boni. « En soi, il y a du bon dans l’éros ». Il encouragea ses collègues à ne pas condamner l’érotisme dans l’amour, et ils le suivirent à une majorité écrasante.
Ce n’est qu’un petit exemple, mais significatif du sens humain, et du bon sens, des 2500 évêques et leurs conseillers quand ils se trouvaient sans leurs privilèges et hors de leurs murs, et devaient se débrouiller dans une ville soudain surpeuplée d’évêques. A Manhattan, le Cardinal Spellman se déplaçait en limousine. A Rome, il venait à pied à mon bureau, à sept rues du Grand Hotel où il logeait, pour m’apporter un document sur le Concile qu’il pensait pouvoir m’intéresser. Le Cardinal Spellman et les autres évêques n’étaient pas seulement autorisés à devenir eux-mêmes, mais ils se rendaient compte qu’ils étaient encouragés à exercer ce que nous autres Américains aimons tant : la liberté de parole.
Mes collègues journalistes et moi-même avons commencé à nous en rendre compte quand nous avons su comment nous frayer un chemin dans les secrets du Concile. Chaque jour, juste après midi, nous nous rassemblions et nous scannions la cascade noire et violette d’évêques qui dévalait les marches de Saint Pierre, puis nous prélevions nos informateurs. Ceux-ci nous disaient qui avait fait les discours les plus décapants. Ensuite, nous nous dispersions dans la cité, pour convaincre les auteurs de ces discours de nous en donner des copies, que nous partagions afin d’envoyer nos papiers à New-York, Londres, Paris ou Stockholm. (en effet, l’une de nos collègues de presse était une élégante Suédoise, très réfléchie, Gunnell Valquist, actuellement membre du Comité Nobel).
Le Père Tucci nous avait indiqué un autre moyen de pénétrer les secrets du Concile. Il m’a demandé d’aller voir les évêques américains et de leur proposer de faire un compte-rendu de presse quotidien pour les médias anglophones. Je suis allé les voir pour leur présenter le projet de Fr. Tucci. Quelques jours plus tard, un « Groupe de Presse des Evêques Américains », tenait une conférence de presse, et cela s’est fait ensuite quotidiennement, à 14h30 au sous-sol des bureaux de l’U.S.O. Sur la Via della Conciliazione. A partir de là, les reporters anglophones pouvaient trouver la matière qu’il leur fallait pour informer sur le premier débat concernant une réforme de la liturgie, qui soit compréhensible pour leurs lecteurs. Sous la direction de l’évêque John J. Wright (qui deviendra cardinal) de Pittsburg, et d’autres, nous avons peu à peu compris que les discussions du Concile sur la simplification de la messe et la possibilité de la célébrer dans la langue du peuple, étaient essentielles pour la mission de l’Eglise. Celle-ci resterait-elle enfermée dans son passé, ou s’incarnerait-elle dans toutes les cultures du monde ? Les Pères Conciliaires donnèrent assez vite une réponse pour le moins surprenante à cette question. Au cours du premier vote sur la question de continuer à dire la messe en latin, le langage de l’élite, ou dans le langage des peuples, ils votèrent à 2200 contre 200 en faveur du langage des peuples.
Pour ne rien gâcher, les rapporteurs de presse étaient souvent pleins d’humour, et bientôt d’autres évêques, d’autres théologiens, des observateurs protestants et même des touristes intéressés, se mirent à fréquenter notre sous-sol pour ce grand rendez-vous quotidien.
Comme vous le savez, le Concile n’était pas ouvert à la presse, et il me fallait faire preuve d’imagination pour contourner le problème. Un jour, au début de la première session, je me suis arrangé pour rencontrer un Jésuite anglais, T.D. Roberts, archevêque de Bombay en retraite, et j’ai fini par l’amener dîner chez moi. Il y est resté deux ans. C’était « l’archevêque qui venait dîner ». Il disait la messe en anglais chaque soir à notre table, avec moi et ma femme Suzanne (décédée depuis) et notre Polly de deux ans sur ses genoux. En fait, il est devenu mon Père Conciliaire en Résidence. Quand il rentrait du Concile chaque soir, il m’apportait les documents du jour, tous estampillés SUB SECRETO, en latin bien sûr, et il me les remettait.
Il nous a aussi apporté autre chose: un nombre croissant d’évêques du monde entier qui venaient voir l’Archevêque Roberts et profiter de notre hospitalité « Time Inc. » (nourriture et boissons en abondance à des dîners pour huit personnes autour de la table). Quand, un dimanche soir, trois invités surprise sont arrivés, nous avons improvisé un buffet. Idée ! Pourquoi pas un buffet à chaque fois, et plus on est de fous, plus on rit, non ? Bientôt, ma femme et moi organisions un buffet chaque dimanche soir pour soixante évêques ou plus, des frères schismatiques, des observateurs Juifs et pas mal de théologiens. Hans Kung, qui avait alors 34 ans, était toujours le dernier à partir. Nous buvions du Rusty Nails jusqu’à minuit passé, en compagnie de quelques autres, dont Gregory Baum, l’oecuméniste Augustinien du Canada, qui travaillait avec le Secrétariat du Cardinal Bea pour la Promotion de l’Unité des Chrétiens, et John Courtney Murray, le Jésuite américain déjà suffisamment connu avant le Concile pour faire la couverture du Time magazine.
Après dîner et quand l’Archevêque Paul Hallinan, d’Atlanta, avait fini de jouer du piano et d’entrainer un groupe dans des chants irlandais, mes théologiens et mes évêques se rassemblaient pour préparer leurs discours pour la semaine. Mêmes certains frères schismatiques étaient invités à y apporter leur contribution.
Notre maison de Monte Verde Vecchio devint le centre du Concile en mutation.
Mes articles dans le Time magazine étaient maintenant lus pas six millions de souscripteurs chaque semaine. (nombreux étaient les Pères Conciliaires surpris à faire passer des copies du Time dans ce stade de fortune que constituait la Basilique St Pierre, chaque mardi matin). Les gens lisaient mes articles, parce que je leur parlais aussi d’un pape qui faisait la une, alors qu’il regardait, dans son appartement, la TV en circuit fermé et applaudissait ces évêques qui apprenaient à exprimer leurs opinions.
Jusqu’alors, les évêques avaient fait partie de l’ecclesia docens, l’Eglise enseignante, alors que le reste d’entre nous étaient l’ecclesia discens, l’Eglise apprenante. Ici, au Concile, tous les évêques sont devenus des apprenants. Le fait de trinquer avec des théologiens comme Congar, Daniélou, Chenu, Schillebeckx, Hans Kung et John Courtney Murray, les a poussés à parler de l’Eglise d’une autre façon, à promettre de bâtir un autre type d’Eglise, une Eglise du peuple, pas une Eglise de moins en moins pertinente, perclue de cléricalisme, de juridisme, de triomphalisme. Certains des meilleurs discours du Concile prônaient une Eglise croyant en un Dieu à l’oeuvre dans tous les hommes et les femmes, les individus et l’humanité tout entière, une Eglise nous demandant de nous épanouir dans cette vie et dans l’autre.
Bientôt, François Xavier Rynne Murphy devint l’un des incontournables de ces dimanches soirs chez les Kaiser. C’est chez nous qu’il a trouvé bon nombre de ses récits sur le Concile pour le New Yorker. Sa manière d’ « espionner » mes invités ne me gênait pas, car nous étions tous des conspirateurs à l’oeuvre pour raconter au monde l’histoire du Concile – dans la presse séculière, pas la presse Catholique, qui avait toujours peur de faire paraître des choses qui n’émanaient pas des sources officielles du Vatican. Je n’avais pas peur d’écrire tout ce que je savais, et souvent je prévenais mes éditeurs à New-York qu’il fallait mettre «auteur inconnu » à certaines citations, pour protéger l’auteur des foudres du Vatican. Ce qui conduisit le lauréat d’un concours de limericks, sponsorisé par l’ « England ‘s Catholic Herald », au cours de la première session, à écrire ceci:
Il était une fois un New-Yorker nommé Rynne
Qui, dans le doute, écrivait des textes au régime
Mais Bob Kaiser du Time
Pensant que la conjecture n’était pas un crime,
Couchait sur le papier tous les doutes de Rynne.
T.D. Roberts ne m’apportait pas seulement les documents secrets du Concile. Il m’apporta aussi beaucoup d’anecdotes. Pour comprendre la plaisanterie, il faut vous rappeler que le Concile de Trente, qui avait figé l’Eglise dans ce juridisme que le Pape Jean essayait de changer, s’était réuni à quelques centaines de kilomètres, dans les Alpes Italiennes. Dans l’une des meilleures histoires, l’Archevêque Roberts, nous raconte comment le Cardinal Ottoviani s’était senti tellement mouché quand son micro avait été coupé alors qu’il prononçait un discours interminable, qu’il n’était pas reparu pendant 15 jours. Que s’était-il passé ? L’Archevêque Roberts est arrivé à la maison avec l’histoire suivante : « le lendemain de cette rebuffade, le chauffeur de la limousine d’Ottoviani ne vint pas le chercher. Le Cardinal héla un taxi et dit au chauffeur, Al concilio, « au Concile ». Et le taxi l’emmena à Trente.
C’est la partie amusante de ce que j’ai voulu dire en intitulant mon exposé « le côté humain de Vatican II ». Pour moi, Il n’existait pas d’autre côté que ce côté humain. A l’ouverture du Concile, j’avais déniché le prêcheur américain le plus célèbre, Mgr Fulton Sheen (il était descendu à l’Exelsior, l’hôtel le plus cher de la Via Veneto), pour lui demander ce qu’il attendait du Concile. Il a éludé ma question en refusant de voir ce côté humain du Concile. « Nous parlerons du Saint-Esprit », me dit-il, « Il nous révélera que dire et que faire ». L’évêque Sheen ne m’a pas dit comment je pouvais interviewer le St Esprit. Mais je suis allé rencontrer tous ceux que j’ai pu trouver, souvent en faisant des journées de 18 heures, et, à ma grande surprise, j’avais quelque chose à écrire chaque semaine sur le Concile. Puis, vers la fin de la première session, la Macmillan Publishing Company, aux Etats-Unis, Tom Burns, de Burns, Oates et Washburn, me demandèrent d’écrire un livre sur cette première session. Les éditeurs du Time me donnèrent six semaines de congé pour le faire. Je suis parti à Rome, au Quartier Général de la Société de la Parole Divine, et j’ai écrit jour et nuit (avec une ou deux heures de pause à la maison pour déjeuner). L’Observer l’a publié en feuilleton, en première page, quatre dimanches de suite en août 1963. Et quand le livre a paru, d’abord à Londres et à Dublin, il a bondi au premier rang des ventes.
Dans le livre, j’ai utilisé une métaphore, en imaginant que l’Eglise était la barque de Pierre, une barque attachée depuis de trop nombreux siècles au port, le fond tellement incrusté de coquillages qu’elle ne pouvait plus bouger. Maintenant, je disais qu’en réunissant un Concile, le Pape Jean avait remis la barque à flot sur les mers du monde.
Le Pape Paul VI aima tant cette image qu’il demanda à Mgr Luigi Ligutti,l’un de ses amis américains qui vivait à Rome, d’obtenir mon autorisation pour que le livre soit traduit en italien pour le bénéfice des évêques italiens qui n’auraient pas compris de quoi parlait le Concile.
La barque de Pierre vogue maintenant sur les mers du monde. L’image a mis en exergue ce qui était différent dans Vatican II. Lors de tous les autres conciles de l’histoire (il y en eut vingt), l’Eglise s’était repliée sur elle-même. Ce concile-là se tournait vers le monde.
Tous ne l’ont pas compris tout de suite. En fait, la Curie du Pape Jean ne l’a peut-être jamais compris. Les plus curieux d’entre vous pourraient souhaiter lire le Journal du Concile, d’Yves Congar. Un récit en coulisse, au quotidien, minutieux et épuisant, sur son opposition au Cardinal Ottoviani et à son bras droit, le jésuite hollandais Sebastian Tromp. Pour préparer le Concile, ils concoctaient un recueil sur la foi telle qu’énoncée par toutes les encycliques papales depuis Pie IX, faisant tout ce qu’ils pouvaient pour que Vatican II soit un autre Concile de Trente.
« Ça ne va pas » écrivit Congar. « c’est un non sens papal. C’est transformer le Concile en un manuel qui n’approchera en rien l’aggiornamento souhaité par le Pape Jean XXIII : une nouvelle vision de ce que la foi était à ses débuts. Pour redécouvrir la beauté de cette foi, il nous faut étudier plus à fond les Saintes Ecritures, et les Pères de l’Eglise. Et alors seulement le Concile parlera au monde dans une langue intelligible ».
En relisant maintenant le rapport de Congar, je me rends compte que mes articles du Time et mon livre sur la première session ne donnaient qu’une idée bien imparfaite de la bataille féroce qui était en cours. L’Observer avait fait une affiche pour mes articles, elle était dans toutes les stations de métro. On y voyait en très gros titre : LE COMPLOT POUR FAIRE ECHOUER LE PAPE JEAN. Lisez Congar, et vous verrez que ce gros titre était bien en deçà de la réalité.
Pourquoi je vous raconte tout cela ? Parce que je veux que vous soyez conscients, pendant l’année à venir, des efforts qui seront faits pour tenter d’étouffer la voix du Concile, pour vous prouver que le Concile n’a pas changé grand chose à l’Eglise. Je pense qu’il a vraiment changé des choses, et si vous vous souvenez de quel type d’Eglise nous avions avant Vatican II, je pense que vous serez d’accord avec moi, et que vous vous réjouirez avec moi de ce que le Concile a vraiment fait, de façon irréversible, je l’espère.
Le Concile a changé notre façon de penser Dieu, nous-mêmes, nos conjoints, nos cousins Protestants, Bouddhistes, Hindous, Musulmans et Juifs, et même ce que nous pensions des Russes. Alors qu’une poignée d’évêques poussaient à une condamnation du communisme par le Concile, Jean XXIII a insisté sur le fait que ce genre de propos ne ferait que mettre le feu au monde. Le Pape Jean et son Concile ont fait les premiers pas pour mettre fin à la guerre froide. Et c’est pour cela que les éditeurs de Time ont fait de Jean XXIII l’Homme de l’Année.
Les Juifs? Le Concile a pris le contre-pied de l’antisémitisme traditionnel de l’Eglise. Jusqu’au Concile, les Catholiques croyaient que si les Juifs ne se convertissaient pas au catholicisme, c’est qu’il y avait quelque chose de mauvais chez eux. Les Pères Conciliaires ont pris le problème autrement, et ont déclaré que les Juifs vivaient encore leur ancienne alliance avec Dieu. Nous avons décidé qu’il n’y avait rien à redire, et les Juifs sont devenus nos frères et soeurs.
Avant le Concile, nous pensions que nous n’étions que de misérables pécheurs, alors que nous étions tout simplement humains. Après le Concile, nous avons porté un autre regard sur nous-mêmes. Nous avons appris à essayer en priorité de trouver et suivre Jésus comme « notre chemin » (en opposition avec ce que nous disions dans le Credo). Nos paroles n’avaient pas tant d’importance. L’important, c’était nos actes: nourrir les affamés, habiller ceux qui sont nus, loger ceux qui n’ont pas de toit. C’est là ce qui faisait de nous des serviteurs de Jésus.
Avant le Concile, on nous menaçait d’excommunication si nous mettions le pied dans une église protestante. Après le Concile (où les observateurs protestants ont été les bienvenus, où ils ont eu leur place, et où l’on a parlé d’eux, non plus comme des protestants, mais comme de « frères séparés »), nous avons arrêté de combattre les Méthodistes et les Presbytériens et nous nous sommes ligués avec eux pour la justice et la paix.
Avant le Concile, nous pensions que seuls les Protestants lisaient la Bible. Après le Concile, les Catholiques ont eu une autre appréciation des Ecritures : on leur a donné une plus grande place à la messe et, dans de nombreuses paroisses, nous avons des groupes d’études de la Bible.
Avant le Concile, nous étions fiers de savoir que nous étions le seul peuple de la terre à pouvoir espérer être sauvé, selon le mantra diffusé pendant des siècles : « Hors de l’Eglise, point de Salut ! ». Après le Concile, nous avons commencé à voir ce qu’il y avait de bon et de beau dans toutes les religions. Et nous avons cessé de penser que nous avions toutes les réponses. Après Vatican II, nous ne nous sommes plus considérés comme « la seule véritable Eglise ». Nous sommes devenus un « peuple de pèlerins ». C’est là une phrase qui fait penser à une bande d’humbles voyageurs qui, bravant la pluie et la neige, le vent et la tempête, la soif et la faim, la maladie et les bêtes féroces, continuaient à tracer leur chemin dans l’espoir d’atteindre leur destination. Cette image allait à l’encontre du vieux concept d’Eglise triomphale qui avait toutes les réponses et régnait sur le genre humain.
Avant le Concile, le « salut » pour nous, c’était « aller au ciel ». Après le Concile, nous avons su que nous avions le devoir de contribuer à la justice et à la paix dans le monde, dans notre société contemporaine, et nous avons donné un autre sens aux mots prononcés pour nous par Jésus quand il nous apprit à prier: « que ton Règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ». A la fin, parmi les personnes les plus influentes du Concile, nous avons rencontré deux humbles personnages, une femme, Dorothy Day, fondatrice du mouvement des Travailleurs Catholiques, qui n’avait pas droit à la parole au cours des assemblées des évêques à Vatican II (comme toutes les femmes), et une silhouette aussi frêle qu’un oiseau, Dom Helder Camara, l’archevêque de Recife, au Brésil. Tous deux parcouraient Rome en adjurant chacun des évêques et ceux qui rassemblaient les documents de conclusion, Gaudium et Spes : s’il vous plaît, n’oubliez pas les pauvres.
Le Concile n’oublia pas les pauvres, et le communiqué d’octobre 2011, qui reliait l’Eglise aux « sans » du monde, montre bien que les forces en gestation dans l’Eglise (encore peu perceptibles dans bien des domaines), l’ont assimilé. Je vais citer Gaudium et Spes :
Les joies et les espérances, les peines et les angoisses des hommes de notre temps, particulièrement les plus pauvres et ceux qui sont dans le malheur, ces hommes sont les joies et les espérance, les peines et les angoisses des serviteurs du Christ.
Avant le Concile, nous étions obsédés par le péché. C’était même un péché de manger un hamburger un vendredi soir après le sport. Après le Concile, nous avons eu une vision différente du péché. Nous ne faisions pas mal à Dieu en péchant. Nous péchions quand nous faisions mal à quelqu’un ou à nous-mêmes. Après le Concile, nous avons eu un autre regard d’espérance sur nous-mêmes, nous avons redéfini la sainteté comme le célèbre moine Trappiste Thomas Merton l’avait fait: « Etre saint, c’est être humain ».
Avant le Concile, on nous disait que nous étions condamnés à l’enfer si nous faisions l’amour à nos épouses sans faire de bébés. Après le Concile, nous avons su que nous avons un devoir (et un plaisir approuvé par Dieu) de faire l’amour même si nous ne pouvions nous permettre de faire un autre bébé.
Avant le Concile, nous pensions que Dieu parlait directement au pape, que celui-ci faisait passer la parole de manière pyramidale, aux évêques, puis aux prêtres, puis aux religieuses, et bien filtrée, cette parole arrivait enfin jusqu’à nous. Après le Concile, nous avons appris une nouvelle géométrie. L’Eglise n’était plus une pyramide. Cela ressemblait plus à un cercle où nous étions tous encouragés à prendre la parole. Nous sommes l’Eglise. Nous avons le droit et le devoir de dire quel type d’Eglise nous voulons.
Il faut bien préciser que tous ces changements n’émanent pas d’un simple rafistolage par les Pères, à Vatican II, de ce que nous professions déjà dans le Symbole des Apôtres. Notre foi n’a pas changé, nous n’en sommes pas sortis avec une nouvelle définition de Dieu. Toujours un seul Dieu, deux natures, trois personnes. C’est seulement en ce sens que je suis d’accord avec le Pape Benoît XVI quand il continue à insister sur ce qu’il appelle « l’herméneutique de la continuité ».
Mais je ne peux pas être d’accord avec lui quand il dit que le Concile n’a rien apporté de nouveau. Non, pas de nouveaux dogmes. (Et Dieu merci ! La dernière chose souhaitée par les Catholiques modernes, ce sont les dogmes quels qu’ils soient. «Dogme» et « dogmatique » sont des mots qui nous écorchent les oreilles. Quand je pense dogme, je pense aux centaines d’anathèmes formulés par le Concile de Trente. « Croyez en ces dogmes ou soyez maudits. »)
Quand Jésus s’est adressé à la foule devant le lac, il ne les a pas éclairés en leur lisant les Dix Commandements. Mais il a allumé une flamme dans le coeur de chacun en leur disant ce qui pouvait les rendre heureux.
Les Pères Conciliaires n’ont pas suivi l’exemple de Trente. Ils ont suivi l’exemple de Jésus. Ils n’ont jeté l’anathème sur rien ni sur personne. Ils ont instauré une autre façon de nous regarder, nous les serviteurs de cet individu qui nous avait dit comment avoir la vie, et en abondance.
Nous avons tort si nous passons au peigne fin les seize documents de Vatican II et espérons en tirer des garanties explicites quant à la forme de l’Eglise telle que nous voulons la voir se faire. Nous ne saisirons le sens réel et révolutionnaire du Concile qu’à travers le langage nouveau qui filtre de ces documents. Ce n’est pas la langue légaliste que le Cardinal Ottoviani aimait particulièrement. Le Jésuite américain John W. O’Malley, auteur de l’ouvrage qui fait le plus autorité sur le Concile, What happened at Vatican II, (que s’est -il passé à Vatican II ?), dit que le message du Concile nous crevait les yeux. Le Père O’Malley le décrit ainsi : deux visions différentes du catholicisme s’affrontaient :
de l’ordre à l’invitation, de la loi aux idéaux, de la définition au mystère, de la menace à la persuasion, de la coercition à la conscience, du monologue au dialogue, de la règle au service, du retrait à l’intégration, du vertical à l’horizontal, de l’exclusion à l’inclusion, de l’hostilité à l’amitié, de la rivalité au partenariat, de la suspicion à la confiance, de l’immobilisme au dynamisme, de l’acceptation passive à l’engagement actif, de la culpabilisation à l’appréciation, de la prescription au principe, des changements de comportement à l’appropriation personnelle.
De simples mots ? Je ne le pense pas. Ils viennent renforcer ma thèse – que le Concile nous a aidés à devenir plus vrais, plus humains et plus aimants. Le Concile nous a aidés à prendre conscience du fait que le monde est un bon endroit. Qu’il est bon parce que Dieu l’a fait, et il l’a fait parce qu’il nous aimait et aimait aussi le monde. Comme nous devrions l’aimer.
Robert Blair Kaiser
Traduction en français de Jeanne JACOB
En savoir plus sur l’auteur : http://robertblairkaiser.com
mailto:rbkaiser@justgoodcompany.com
Source : texte de la « Tablet Lecture » du 5 octobre 2012, conférence donnée par l’auteur et diffusée avec son accord dans le réseau IMWAC (International Movement We Are Church) ; cf la version originale en anglais à :
http://www.council50.org/c50/ (article du 11 déc. 2012) et sur le site de We Are Church UK :
http://www.we-are-church.org.uk/spes/lectures/4-stories-of-vatican-ii-the-human-side-of-the-council
Texte téléchargeable (en pdf) en cliquant ci-après : Chroniques de Vatican II-Site