Goodyear : l’usine qui résiste encore et toujours aux licenciements boursiers
Par Grégoire Souchay
Encore une. La multinationale Goodyear, à Amiens, s’apprête à fermer son usine de pneus et à licencier les 1 250 ouvriers du site, menaçant 4 000 emplois indirects. Une fermeture de plus, avec son lot de résignation ? Pas tout à fait. Car chez Goodyear, cela fait cinq ans que la fermeture est annoncée. Malgré les pressions de la direction et son manque de considération pour la santé des salariés, pas un licenciement, ni une baisse de salaire. Et ce, grâce à la résistance collective des ouvriers. Pour combien de temps encore ?
« On entame notre sixième année de lutte, toujours victorieuse », lance Evelyne Becker, membre du Comité d’entreprise. Dès 2007, cela s’annonçait pourtant plutôt mal pour les Goodyear. Le fabricant états-unien de pneumatiques promet à l’époque l’investissement de 52 millions d’euros dans ses deux usines d’Amiens. Un investissement conditionné à une réorganisation du travail et 400 licenciements. Les salariés se divisent : à l’usine Dunlop, les syndicats et salariés acceptent le passage de cinq à quatre équipes (les « 4×8 »), tandis qu’à Goodyear, la CGT, majoritaire, refuse de signer. Le bras de fer s’engage avec la direction. À cinq reprises, elle va tenter des plans de licenciement. Trois seront suspendus par la justice, les deux autres seront abandonnés suite à la mobilisation ouvrière.
La clef de cette persévérance ? D’abord la CGT, très puissante dans l’usine – 86% aux dernières élections du personnel – et dont la ligne n’a pas bougé d’un iota depuis six ans. « On ne se bat pas pour obtenir plus de fric dans le cadre d’un plan social, on se bat pour obtenir l’annulation du plan social et maintenir nos emplois », explique Mickaël Wamen, l’un des leaders.
Le droit comme arme
Les Goodyear n’hésitent pas à recourir à des actions spectaculaires : occupation et blocage de l’usine, ou de la zone industrielle, manifestation au Salon de l’Auto. Ils sont désignés comme « violents » ? Ils mettent en parallèle la violence sociale qui leur est infligée. Et n’hésitent pas à jouer sur les symboles. En 2009, les « Contis » – de l’usine Continental de Compiègne, aujourd’hui fermée – se joignent à eux pour un défilé fraternel dans les rues d’Amiens.
Les salariés picards disposent d’un autre atout : le droit. Et en usent avec succès, sur tous les fronts. D’abord contre les plans sociaux, qui sont successivement suspendus pour vices de forme, de procédure ou pour absence de motif économique avéré. Mais aussi pour défendre leurs droits de salariés. « Les nouveaux qui entraient dans l’entreprise n’avaient rien. Ni treizième mois, ni vacances », décrit Igor Maslonka, salarié depuis 1997, aujourd’hui délégué du personnel. La CGT s’attaque au problème et se porte en justice. En 2004, la direction est condamnée à verser douze millions d’euros de dédommagement.
Une délocalisation empêchée
« Le droit est un levier utile, mais qui ne produit des résultats que s’il y a une mobilisation forte », résume Fiodor Rilov, l’avocat qui les suit depuis le début. C’est aussi ça, la force des Goodyear. Et qui a permis leurs victoires. Parfois même par anticipation, comme en 2009, quand le groupe annonce la reprise partielle du site par la multinationale Titan, géant américain du pneu. Les salariés se méfient et demandent des garanties supplémentaires. Bingo : le repreneur ne tarde pas à déclarer qu’il « aurait été préférable de racheter les équipements pour produire hors de France ». Ils échappent ainsi de peu à la délocalisation.
La direction change alors de stratégie. En juin 2012, elle annonce l’abandon du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) et le maintien de l’activité. Dans le même temps, elle fait pression sur ses employés en les empêchant de travailler. Depuis deux ans, la majorité des salariés ne travaillent qu’une ou deux heures par jour, faute d’ouvrage, tout en restant dans l’usine. « Les salariés de Goodyear sont payés pour jouer aux cartes », annoncent les médias locaux… La stratégie est perverse : en réduisant artificiellement le temps de travail, le site produit moins, devient moins rentable, ce qui justifie sa fermeture. « A partir du moment où on a signé un contrat, l’employeur doit légalement nous donner du boulot pour tout notre temps de travail », rappelle Igor. Une situation humainement très difficile. « Les ouvriers sont livrés à eux-mêmes. Certains sont en dépression, beaucoup divorcent », raconte Fabrice, un salarié. Une centaine de plaintes pour harcèlement moral sont déposées.
Interdire les licenciements boursiers
Après tant de luttes, l’annonce de la fermeture de l’usine et du licenciement de 1 250 ouvriers, ce 31 janvier, laisse les Goodyear dubitatifs. Pas de date, pas de procédure : tout sera dévoilé lors d’un nouveau comité central d’établissement (CCE) le 12 février prochain. La seule nouveauté, c’est la possibilité de fermeture totale du site. « Depuis le début, c’est ce qu’ils cherchent », souffle Fabrice. Le motif ? La direction justifie la fermeture par une perte de 60 millions d’euros en 2011 sur le site. « Mais au niveau du groupe, le volume de production est le même qu’en 2005 », rappelle Igor. « Résultats trimestriels records », annonçait même la multinationale fin 2011, avec un chiffre d’affaires de 16 milliards d’euros, et un bénéfice de 251 millions d’euros.
Les réactions sont partagées. « Le processus semble désormais irréversible. », s’inquiète Virgilio Da Silva, de Sud-Chimie. Marc Jonet, délégué CFE-CGC, veut, lui, croire au projet de reprise : « Maurice Taylor (PDG de Titan) nous a dit que notre outil de travail était utilisable du jour au lendemain. » L’objectif immédiat reste le même pour tous : empêcher la fermeture et préserver tous les emplois. « On va lutter pied-à-pied dans le cadre le plus unitaire possible », répète Virgilio. Rien n’est gagné d’avance, mais ils sont toujours là, déterminés et prêts à agir. Et surtout à se battre pour une loi sur les licenciements boursiers, qui permettrait d’interdire les plans sociaux dans les groupes qui réalisent des bénéfices.
Un repreneur plutôt qu’une loi ?
C’est d’ailleurs devant l’usine Goodyear d’Amiens, le 14 octobre 2011, que François Hollande s’était engagé à faire voter une loi pour empêcher les licenciements boursiers (voir la vidéo [1]). Pour lui rappeler sa promesse, la CGT Goodyear était le 29 janvier dernier devant le ministère du Travail, avec ceux qui mènent le même combat – les Licenci’elles (anciennes salariés de 3 Suisses), les salariés de Sanofi, ArcelorMittal, Fralib et autres PSA. Réponse laconique d’Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif : « Nous préférons le plan de départ volontaires et la reprise. Nous avons repris contact avec Titan. Il est possible d’éviter le pire demain. »
Le projet ne suscite pas vraiment l’enthousiasme des salariés. Leur objectif ? « Rassembler les entreprises. Dès qu’il y a un plan annoncé, où que ce soit, intervenir d’office, faire masse contre les licenciements », prévient Mickaël Mallet, salarié de Goodyear. « Si dans ton entreprise, tu fermes ta gueule, le PSE s’appliquera et tu perdras ton boulot ». Les Goodyear seront mobilisés le 12 février prochain, lors du prochain CCE qui détaillera les conditions de la fermeture. Pour l’empêcher, une nouvelle fois. En face, dans l’usine Dunlop, les salariés ont accepté en 2007 de passer au « 4×8 » et subissent la flexibilité. Ils enchaînent deux jours de travail le matin, deux jours l’après-midi, deux jours la nuit, avec une journée de pause au milieu, et deux jours de repos. Une cadence invivable. Et qui ne protège en rien leur emploi. Si Goodyear ferme, l’usine Dunlop pourrait être la prochaine sur la liste.
Dégradations des conditions de travail
Pendant ce temps, dans l’usine Goodyear, se mène un autre bataille, concernant les conditions de travail. Insalubrité, locaux vétustes, machines datant d’après-guerre… « C’est digne de Zola », estime Evelyne Becker, membre du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). 210 accidents du travail recensés en 2010. Le même nombre en 2011. Rien que pour remettre l’usine aux normes, il faudrait 100 millions d’euros. « On ne veut pas faire fermer l’usine mais que le droit du travail soit respecté et travailler dans des conditions dignes et sécurisées », souligne Mickaël Wamen. Et puis il y a tous ces morts. Tous ces anciens qui, un ou deux ans après avoir fini le turbin, meurent d’un cancer, du poumon souvent. Alertés par une enquête de Que Choisir de 2007, les syndicalistes réclament un rapport sanitaire.
Celui-ci pointe la toxicité des HAP, résidus de combustion d’hydrocarbures et d’huiles aromatiques. L’un de ces HAP, le benzopyrène, est reconnu internationalement comme un produit hautement cancérogène. Les salariés n’en savaient rien, alors qu’un décret de 2001 oblige les entreprises à informer les employés via des fiches d’exposition. Ce qui n’a jamais été fait à Amiens. En 2009, les salariés font condamner Goodyear à 50 000 euros d’amende pour défaut d’information. « Une condamnation symbolique », répondra cyniquement l’avocat de la direction. Car depuis ça continue. Les fiches d’exposition n’existent toujours pas. Les salariés ont créé une association pour recenser les cas : elle compte aujourd’hui plus de 1 200 inscrits, salariés, retraités concernés ou leurs proches. L’objectif : faire condamner au niveau international la multinationale Goodyear, interdire les HAP toxiques et obtenir la reconnaissance des cancers des salariés comme maladie professionnelle. Une raison supplémentaire pour la direction d’en finir avec les Goodyear d’Amiens ?
[1] http://www.politis.fr/Goodyear-quand-Hollande-etait,20832.htmlGrégoire Souchay – 1er Février 2013
Source : http://www.bastamag.net/article2919.html
Photo : origine cf source