A quelles expériences le mot Dieu renvoie-t-il pour un disciple de Jésus aujourd’hui?
Par Jacques Musset
Le titre du sujet qu’on m’a demandé de traiter résume en quelques mots les différents éléments de notre recherche. D’abord son objet central : c’est l’approche du mystère de Dieu (quand nous employons le mot Dieu que pouvons-nous dire en vérité ? ) ; le titre dit aussi que cette approche ne se fait pas d’une manière intemporelle, mais aujourd’hui dans la modernité qui est la nôtre (les croyants sont toujours situés dans des conditions culturelles sociales, politiques singulières, inédites) ; le titre suggère enfin quels sont les chemins de cette approche : c’est par les expériences d’humanisation que nous vivons, en consonance avec celles de Jésus de Nazareth, que nous allons envisager une voie possible vers le mystère de Dieu.
Nous aurons donc à voir en premier lieu pourquoi aujourd’hui, dans la modernité présente, Dieu fait problème, et de plus pourquoi la doctrine catholique traditionnelle sur Dieu manque de crédibilité pour nombre de nos contemporains.
Puis nous tenterons une approche alternative qui soit crédible à partir du vécu des humains, de notre vécu dont nous préciserons la nature. Une approche existentielle qui engage dans tout leur être ceux qui s’y livrent.
Enfin, nous montrerons comment cette approche existentielle de Dieu a été celle de Jésus de Nazareth, et donc qu’elle demeure pour nous ses disciples la voie par excellence, avec l’exigence pour nous de l’exprimer avec nos propres représentations et dans notre propre langage.
1– Partons de notre aujourd’hui. Pourquoi le mot Dieu tel qu’on en parle couramment n’a-t-il rien d’évident, laisse-t-il souvent indifférent et joue-t-il même parfois le rôle de repoussoir. Pourquoi ?
On peut avancer deux raisons essentielles. D’une part nous sommes dans une société sécularisée, fruit de la modernité, qui se pense et s’organise sans référence à Dieu. D’autre part, la doctrine officielle de l’Eglise sur Dieu élaborée et dogmatisée dans de tout autres cultures que la nôtre n’est plus crédible pour nombre de nos contemporains.
1-1. Commençons par évoquer la modernité dans son histoire qui a donné naissance à notre société sécularisée. Voyons-en les origines, quelques étapes et ses caractéristiques. (Eléments repris d’une conférence de Joseph Moingt)
1-1.1 En arrière de nous.
« La modernité, c’est la rupture d’avec l’antiquité » (historien moderne), entendons rupture avec un monde ancien, dans la façon de se rapporter à l’histoire, de se comprendre dans la société et dans le monde, d’hériter une culture et de la transmettre.
A quand remonte la modernité ? Des « Lumières » on peut remonter au XIIème siècle
XVIII : Les Lumières
XVII : début de la laïcisation, de la structure de la pensée avec Descartes, Spinoza etc…
XVI : la Réforme
XV : l’humanisme
XIV : la scolastique décadente
XIII : l’aristotélisme – accepté dans la théologie de l’Eglise non sans difficulté puisque St Thomas d’Aquin a été l’objet de 7 ou 8 condamnations du fait qu’à l’époque, le recours à Aristote était d’un modernisme insupportable.
La modernité c’est la naissance de la prise de conscience de la pensée moderne, qui décide de se prendre en charge elle-même et ainsi de réfléchir sur elle-même.
Descartes dans son « Discours de la méthode » publié en 1637, relate ainsi une réflexion qu’il se fit en Allemagne, dans une période de solitude durant l’hiver 1619-1620, où il était loin de ses livres :
« J’avais tout le loisir de m’entretenir dans mes pensées. Après que j’eus employé quelques années dans le livre du monde et à tâcher d’acquérir quelque expérience, je pris un jour la résolution d’étudier aussi en moi-même, et d’employer toutes les forces de mon esprit, à choisir les chemins que je devais suivre (…) ». L’un de ses chemins, le premier, était « de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connaisse évidemment être telle », c’est-à-dire penser par soi-même.
Dans la modernité, le « je », le moi entre en scène. Il ne veut plus dépendre des autres pour connaître. Il soumet à sa réflexion critique tout ce qu’il apprend des autres et d’abord ce qu’il a reçu de la tradition, tout ce qui lui a été imposé par autorité.
C’est là que se joue la rupture entre modernité et antiquité. Tous les discours anciens étaient transmis par voie d’autorité, par enseignement. Avant le 15ème siècle, il n’y avait pratiquement pas de livres et l’élève prenait en note ce que dictait le professeur et le répétait. Apprendre donc à l’époque, c’était étudier, acquérir la pensée des anciens, des personnes de valeur, reconnues pour leur bon jugement, et ensuite le transmettre aux autres.
Le discours scientifique apparaît qui, lui, ne repose pas sur l’ancienneté, ni sur l’autorité et la répétition, mais sur la recherche, l’observation, sur l’expérimentation. Donc la vérité ne vient plus du passé, mais de l’avenir. Il faut être ouvert sur l’avenir, sur le livre du monde, il faut donc apprendre. La vérité n’est pas fixée à jamais dans une tradition. Vous voyez tout de suite les problèmes que cela va poser à l’Eglise. L’Eglise enseignait avec autorité divine sur la base d’un livre inspiré par Dieu, la Bible A. et N. T. et prétendait avoir reçu mission pour en interpréter le sens.
Cette confiance dans le sens donné par l’Eglise à l’Ecriture avait déjà été ébranlée par l’exégèse critique qui n’avait pas attendu le temps de la modernité pour étudier la Bible. Des docteurs juifs, quelquefois des protestants, et même des catholiques s’y étaient employés. Cette exégèse critique ne concordait pas toujours avec le sens littéral enseigné par l’Eglise. Un exemple : les docteurs juifs disaient que le Pentateuque, – les 5 premiers livres de la Bible -, ne pouvait pas avoir été écrit par Moïse. Tous les savants du 16ème siècle étaient d’accord là dessus. Ce n’est qu’au 20ème siècle seulement et encore dans les années quarante que la Congrégation pour l’étude des Écritures finira par admettre non sans de grandes résistances qu’on ne peut pas enseigner prudemment que les 5 premiers livres de la Bible ont été écrits par Moïse, alors que toute la tradition l’a cru et enseigné jusqu’alors. Voilà comment le discours de la modernité a commencé assez tôt à ébranler les certitudes chrétiennes.
1-1.2 La modernité dans le passé récent et dans le présent.
La modernité est particulièrement représentée par les philosophes des Lumières (Voltaire, Diderot etc…). Emmanuel Kant en 1773, écrit : « Les Lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état des mineurités (mineurité s’entend comme mineur opposé à majeur), où il se maintient par sa propre faute. La mineurité est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. (…) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. » Voilà la devise des Lumières.
Cette devise des Lumières ose penser par elle-même, faire l’usage de son propre entendement et donc allait paraître dirigée contre l’enseignement de l’Eglise qui basait toute vérité sur une révélation reçue de Dieu et sur une tradition qui était censée s’être conservée d’une manière immuable depuis le temps des Apôtres.
Au 19ème siècle, les attaques contre la religion vont se développer beaucoup plus. Les Lumières, ce n’était pas seulement un mouvement philosophique, c’est aussi un mouvement de laïcisation et de sécularisation de la part de la société politique et civile. La société civile veut se débarrasser de l’autorité religieuse et la société politique veut se débarrasser de l’autorité romaine puisque Rome prétendait commander, le cas échéant, même dans le domaine temporel s’il mettait en cause quelque chose de spirituel.
Donc va arriver l’émancipation politique, l’émancipation des classes sociales. La bourgeoisie va revendiquer les privilèges de l’aristocratie et bientôt les citoyens vont réclamer le respect de leur liberté politique, ils vont réclamer des droits politiques et c’est la démocratie qui va se mettre en marche. Or la plupart des sociétés auparavant étaient régies par des gouvernements aristocratiques et monarchiques, c’est-à-dire qui tenaient leur autorité d’en haut. L’autorité descendait. Elle venait de Dieu dans la personne du roi d’abord qui était lui-même sacré par le Pape ou l’évêque avec de l’huile sainte. Donc l’émancipation politique va venir avec les revendications démocratiques de la plupart des sociétés politiques aux 19ème siècle et s’exprimer par la revendication des Droits de l’Homme.
L’Eglise va se sentir attaquée par ces revendications de l’homme moderne, aussi bien par les revendications des droits politiques, que par les revendications de la liberté d’opinion, de la liberté d’enseignement, de la liberté de penser. Toutes ces revendications vont être condamnées par la plupart des papes du 19ème siècle. Ainsi, par le Syllabus du pape Pie IX, par le concile Vatican I, et par différents décrets du pape Pie X où il a rassemblé toutes les idées « modernes » qu’il imputait notamment à ce qu’il appelait les « modernistes ». Or les « modernistes » étaient avant tout des théologiens, des exégètes qui étudiaient les livres sacrés avec des méthodes modernes, des méthodes historiques, et qui tenaient des positions contraires à celles qui étaient enseignées par l’Eglise. Ils ont été durement condamnés parce qu’ils s’appuyaient sur les idées « modernistes » et qu’ils sapaient, croyait-on, l’autorité de l’Ecriture en la soumettant à leur propre jugement. Ils remettaient en cause l’autorité du Magistère, seul habilité à enseigner les Ecritures, et ils ruinaient l’autorité de la tradition car ils montraient que cette tradition interprétait mal les Ecritures et basait ses dogmes sur des arguments qui étaient invalides.
L’Eglise au 19ème siècle a donc condamné ce qu’elle estimait être des erreurs parce qu’elles se répandaient dans les esprits et que les gouvernements les mettaient en œuvre. Le Pape Pie IX, qui passait pourtant pour un Pape libéral au début de son pontificat, quand il a vu que la doctrine de l’Eglise était attaquée par ces idées-là, que les Etats pontificaux dont il était le monarque (ils comprenaient une grosse partie de l’Italie) était remis en question, il a réagi, car il a senti que l’Eglise était attaquée dans sa personne, et même dans son pouvoir temporel. Il a ainsi dénoncé par exemple la liberté de choisir sa propre religion, et d’autres positions contraires aux mœurs, le divorce par exemple (c’était un délit), ainsi que l’adultère (condamné comme un crime). La papauté jugeait toutes ces idées nuisibles à la société. Elle pensait que tous les gouvernements démocratiques n’allaient pas tarder à tomber, car incapables de gouverner la société, incapables de se faire obéir puisque les gouvernements démocratiques se réclamaient de la volonté générale.
Et puis l’Eglise avait très peur que ces idées pénètrent en profondeur. Elle a donc dénoncé la liberté d’interprétation de la Bible. Les papes de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle, qui ont observé de très près ce qu’enseignaient et ce qu’écrivaient les exégètes, ont condamné toute recherche critique. Ainsi l’exemple de tout à l’heure par rapport au Pentateuque. On devait s’en tenir à ce qu’avait dit la tradition.
A Vatican II, il a été question d’ouverture au monde. Mais les derniers décrets de Vatican II, celui sur la liberté religieuse, par exemple, qui étaient préparés depuis longtemps, n’ont pas été votés sans difficulté. Des Evêques s’interrogeaient sur ce qu’on voulait dire par « ouverture au monde ». On allait faire entrer, pensaient-ils, toutes les idées modernes dans l’Eglise. Et ces Evêques étaient très inquiets de l’enseignement qui serait donné dans les séminaires si on laissait les exégètes enseigner selon les méthodes modernes. C’était, disaient-ils, s’en remettre aux Sciences Humaines, alors que l’Ecriture avait été confiée à la garde de la hiérarchie épiscopale. Au bout du compte, Vatican II a confirmé la liberté aux exégètes, déjà partiellement reconnue par Pie XII, d’utiliser toutes les méthodes modernes pour étudier la Bible et notamment la méthode des genres littéraires. Il a reconnu aussi un certain nombre des idées modernes, notamment la dignité de la personne humaine et le fondement des droits humains, ainsi que la liberté de religion. Mais les débats qui se sont tenus à Vatican II au sujet des idées modernes continuent aujourd’hui. Ils continuent avec le débat sur l’interprétation de Vatican II. Les chrétiens aujourd’hui doivent se tenir informés de ces débats, informés de ce qui se dit dans les couloirs secrets du Vatican puisqu’il en va quand même de l’intérêt de toute l’Eglise.
1-1.3 La modernité en avant de nous.
La modernité n’a donc été que le mouvement de cette grande crise de civilisation qui fut, en effet, avec l’audace de penser par soi-même, celle de chercher la vérité. Cette vérité est là en avant de nous. C’est ce que l’historien Marcel Gauchet appelait « le retrait de la religion » ou la « sortie de la religion ». Il faut voir dans ce qui nous attend à l’avenir la continuation de ce grand mouvement de la modernité. Bonhoeffer, quelque temps avant d’être pendu dans sa prison en avril 45, réfléchissait à ce problème de la modernité qu’il faisait remonter jusqu’au 14ème siècle. Il disait : « C’est peut-être le vouloir de Dieu que l’homme s’émancipe. Qu’il s’émancipe peut-être même de l’autorité de Dieu »…
On en vient à une question très intéressante. Ce qui nous menace, ce que la philosophie des Lumières n’avait pas encore entrevu, c’est que la religion, qui vient du fin fond de l’humanité vit, peut-être, ses dernières heures. Pourquoi ? Parce que la religion, c’est le lien social qui rassemble une société, quand cette société est rattachée à un passé divin, au passé d’un héros divin, quand elle se pense par la force d’une tradition, par la force de ses liens sociaux. La sortie de la religion, c’est une société qui se dégage de la religion parce qu’elle n’en a plus besoin.
La société peut exister sans les liens religieux. Elle peut exister par l’accord de la volonté commune d’une nation. Elle peut elle-même se donner toutes les fonctions dont elle a besoin. Dans le passé lointain, c’est l’Eglise qui soignait les malades dans les hôpitaux, qui allait aider les gens à mourir. C’est l’Eglise qui a fondé l’instruction publique, qui a appris à lire aux enfants, même aux enfants des classes pauvres. Un moment est arrivé où l’Etat a pris tout cela à sa charge. Il a compris que c’était son devoir à lui envers la société, de s’occuper de la santé publique, de l’instruction publique, de la culture, etc… L’Eglise n’était plus utile, plus nécessaire pour cela et c’est ainsi que la société s’est dégagée de la religion.
Alors qu’est-ce qui est arrivé ? C’est que beaucoup de croyants qui pensaient en fonction d’une pensée commune, celle de la doctrine officielle, parce que tout le monde croyait, tout le monde se faisait baptiser, quand cette pression sociale n’a plus existé, ces croyants qui n’ont pas fait l’effort de croire par eux-mêmes, de penser par eux-mêmes, ont constaté que leur foi s’en est allée, sans même qu’ils s’en aperçoivent. C’est le cas de beaucoup de gens autour de nous, quand la foi n’est pas assez personnalisée, quand on a cru à cause de l’autorité de l’institution, de l’instituteur, de monsieur le curé. Alors, la foi s’étiole. On se retire de toutes les pratiques religieuses qui n’ont plus d’intérêt. C’est cela qui se produit sous nos yeux.
Cela ne veut pas dire que l’Eglise va s’écrouler d’un jour à l’autre. Il y aura toujours des gens à se dire chrétiens. D’ailleurs, on voit que les gens qui quittent la foi chrétienne ont gardé des valeurs chrétiennes sans référence à Dieu. C’est la situation la plus générale dans le monde occidental anciennement chrétien. C’est ce qui se passe partout où des individus commencent à s’émanciper des liens sociaux et patriarcaux. Il suffit de remarquer avec quelle facilité nos enfants se sont émancipés de l’autorité parentale et comment ils se sont émancipés de la foi reçue des parents ou des grands-parents dès qu’ils commencent à se prendre en charge, à prendre en charge leur avenir. Nous pouvons voir aussi dans le monde arabe comment les femmes cherchent à s’émanciper de l’autorité parentale, comment les enfants, les jeunes essaient de secouer l’autorité patriarcale. Il semble aujourd’hui que les religions puissent encore garder le pouvoir, c’est ce qui semble se passer dans les sociétés arabes, mais il n’est pas douteux que le mouvement de retrait de la religion, de sortie de la religion, est en marche, pas seulement dans le monde chrétien, mais dans le monde entier ( voir « Les nouveaux penseurs de l’Islam » de Rachid Benzine, Albin Michel, Poche). La mondialisation aidant, nous pouvons voir ce que cela présage de l’avenir de l’humanité.
1-2. Dans le contexte actuel de la sécularisation prônant l’autonomie de pensée et de décisions dans les affaires humaines, voyons maintenant en quoi et pourquoi le discours officiel de l’Eglise catholique sur Dieu manque aujourd’hui de crédibilité.
En effet, pour nombre de chrétiens qui vivent dans la modernité et s’interrogent d’une manière critique sur l’héritage religieux qu’ils ont reçu, le discours officiel de l’Eglise sur Dieu ne va plus de soi. Ces chrétiens s’efforçant de réfléchir personnellement et de penser par eux-mêmes sont lassés d’entendre ou de lire des propos que l’on peut appeler surplombants, c’est-à-dire qui posent Dieu au point de départ comme un postulat indiscutable, à partir de quoi tout s’organise et prend sens ( un postulat c’est un principe indémontrable considéré comme incontestable d’où tout découle). On parle ainsi de Dieu comme si son existence était évidente, comme si l’on vivait dans son intimité, comme si l’on connaissait ses intentions. Ainsi retrouve-t-on très souvent le mot « Dieu » comme sujet grammatical de phrases comme celles-ci : Dieu a créé le monde, Il a établi l’ordre de l’univers, Il gouverne les cœurs et les événements à son gré, Il a pris l’initiative de se révéler, Il est amour, Il a un projet sur le monde et sur l’homme, Il souffre de la souffrance des hommes, Il a envoyé son Fils pour nous sauver, Il est unique et pourtant trinité de personnes, Il nous parle, Il a défini pour l’homme une manière de vivre qui doit le conduire au bonheur, Il a ressuscité Jésus et nous ressuscitera à la fin des temps, Il veut rassembler les hommes dans l’Eglise, catholique de préférence, etc… Comme ils en savent des choses ceux qui proclament ces affirmations sans l’ombre d’un doute ou du moindre questionnement !
Cette manière de parler de Dieu est celle du catéchisme officiel de l’Eglise catholique publié par Jean Paul II en 1992 et de bien des livres religieux qui répètent la même doctrine. C’est également celle de la liturgie et de beaucoup de prédications. Il n’est pas étonnant que les gens s’ennuient aux messes. Dieu est mis au service de toutes les idéologies et des pouvoirs religieux. Les exemples abondent. Ces discours ne sont plus crédibles pour ceux qui ont des exigences critiques. Poser comme à priori des affirmations dogmatiques indémontrables leur apparaît comme une facilité et c’en est une en réalité. Elle aboutit à camper sur des positions de défense intransigeantes ou permet de s’endormir dans un ronronnement confortable. Ces deux attitudes dispensent de chercher, de s’interroger, de douter, de remettre en cause les certitudes héritées.
On objectera que je fais fi sans précaution des nombreuses et diverses voies spirituelles qui, depuis la nuit des temps affirment Dieu tranquillement sans avoir rencontré d’opposition. A cette objection, on peut avancer une double réponse.
D’une part, le mot Dieu n’a pas toujours existé ; c’est une création de l’homme [1]. Ila émergé très progressivement à la conscience des humains pour désigner, dans leur quête de sens, la cause de phénomènes qui leur échappaient : la foudre, la sécheresse, la pluie, les inondations, les épidémies, les infirmités, la souffrance, la gestation des animaux et des humains, etc… Dieu ou les dieux étaient, croyait-on, à l’origine de ces réalités sur lesquelles on n’avait pas prise. On y voyait une récompense ou une punition. Peu à peu, avec les progrès des sciences, de la réflexion philosophique et de l’affinement du sens religieux, certaines représentations de Dieu sont devenues caduques. Beaucoup de choses dans le monde et le fonctionnement humain se sont ainsi expliquées sans qu’on ait recours à une cause divine extérieure. Les conceptions de Dieu se sont petit à petit décantées, purifiées, approfondies, spiritualisées, intériorisées. Mais le langage officiel de l’Eglise reste empêtré dans des représentations d’antan.
Cette « naissance de Dieu » dans les consciences humaines s’est donc faite par étapes sur des dizaines de siècles, au gré des événements, des crises, des questionnements, des débats, des intuitions, des vérifications. En étudiant la Bible, nous pouvons observer l’évolution de la conscience religieuse du peuple juif sur Dieu au cours des sept à huit siècles qui ont précédé notre ère. Il est facile de démontrer que ses représentations se sont transformées et affinées en se confrontant à des événements critiques qui remettaient en cause les convictions traditionnelles [2]. A travers les nombreuses voies spirituelles qui jalonnent l’histoire de l’humanité, des millions de gens ont été associées à cette aventure de la « naissance de Dieu » dont nous sommes les héritiers. Ces devanciers, chercheurs de sens, nous indiquent par là que la voie de recherche qu’ils ont suivie a été de partir de leur expérience humaine interrogée par le souci de vivre en vérité au plus intime. Les mystiques de tous les temps et de toutes les religions en sont une illustration. Leurs écrits en témoignent, telles ces quelques lignes d’un poème de Jean de la Croix ( 1542-1591), écrites en prison :
Je sais une source qui jaillit et qui fuit,
Mais c’est de nuit.
Eternelle source qui demeure cachée ;
Pourtant je connais sa demeure,
Mais c’est la nuit.
Sa clarté jamais n’est obscure,
Et je sais que d’elle toute lumière vient,
Mais c’est de nuit. [3]
Si la naissance de « Dieu » a une histoire dans les consciences humaines, il faut aussi remarquer – l’histoire des religions nous le montre – qu’après l’émergence des messages fondateurs issus de l’expérience intérieure de leurs auteurs, on ( c.à d. les institutions religieuses) les a transformés très vite en doctrines coupées de la démarche existentielle qui les avait fait naître. On s’est attaché à définir des contenus plutôt qu’à encourager une recherche personnelle et à entretenir un débat toujours ouvert. « Dieu » qui était une manière d’exprimer l’exigence appelant du plus profond de la conscience à l’authenticité avec soi-même et autrui, à l’ouverture de son être, à la recherche de l’essentiel, au dépouillement des illusions, au consentement à la réalité pour en faire une occasion de maturation, est devenu un enseignement didactique sur Dieu, sa volonté, ses préceptes.
Le très épais Catéchisme de l’Eglise catholique de 1992, comptant 835 pages et présenté par le pape Jean-Paul II comme « une norme sûre pour l’enseignement de la foi » en est le meilleur exemple. L’ambition de ce livre est de fournir une synthèse de la foi catholique qui se prétend la véritable foi en Dieu, reçue de Dieu lui-même. Aucune question n’est laissée sans réponse. On présente empilées les unes sur les autres les doctrines qui se sont ajoutées au cours des siècles, adossées aux précédentes et marquées par les cultures des temps. En le parcourant, on a l’impression de visiter un musée où est rangé soigneusement, dans de multiples salles, le « dépôt » du passé. On visite mais on ne se nourrit pas intérieurement. Comme on est loin du souffle qui émane de la Bible et des évangiles, invitant à oser vivre personnellement, communautairement et socialement dans l’authenticité, la justice et la fraternité ! C’est pourquoi s’interroger sur l’héritage reçu et remettre sur le métier l’approche du mystère de Dieu dans le contexte de notre temps non seulement n’est pas impertinent ni iconoclaste mais au contraire essentiel. Tâche exigeante et risquée cependant, car ceux qui se sont essayé au long de l’histoire à revenir aux intuitions originelles et à les délester de multiples interprétations datant d’époques révolues, pour les actualiser et leur donner corps, ont été souvent réprimés, condamnés, voire exterminés. Alors comment faire aujourd’hui ?
2- Une approche du mystère de Dieu qui part de l’humain
2-1. Si la voie « surplombante » de l’approche de Dieu que l’on peut aussi qualifier de « descendante » se révèle difficilement crédible dans le contexte de la modernité actuelle, face aux exigences critiques qui s’imposent consciemment ou inconsciemment à beaucoup de contemporains, que vaut la voie « ascendante » qui consiste à partir de l’expérience d’humanisation à laquelle se livrent les hommes et les femmes qui ont le souci de vivre juste et de penser vrai ? Cette voie empruntée avec la préoccupation de ne pas tricher avec soi-même – chemin fort exigeant – peut-elle être une approche actuelle du mystère de Dieu ? Si oui, de quel Dieu et à quelles conditions ? Si cette approche du mystère de Dieu n’est pas de l’ordre d’un simple et spontané sentiment intérieur trop lié à la subjectivité, à l’émotion, à la spontanéité, à la sincérité du moment, alors de quoi s’agit-il donc ?
2-2. L’expérience de l’exigence au plus intime
Allons au cœur de ce que vivent les hommes dans leur aventure d’humanisation quand ils s’efforcent vaille que vaille de conduire leur existence dans une démarche d’authenticité, attentif à débusquer les illusions, à se remettre en cause si nécessaire, à lier travail intérieur d’approfondissement personnel et ouverture à autrui dans l’épaisseur de leur vie quotidienne. Qu’observent-t-ils ? Ce que chacun peut expérimenter au tréfonds de son être – quelle soit son histoire singulière -, n’est-ce pas avant tout une exigence de vivre en vérité dans toutes les dimensions de son existence ?
Exigence de lucidité sur sa manière d’exister, sur la cohérence entre son dire et son faire, sur les héritages qui le conditionnent, sur ses ambiguïtés, ses limites, ses peurs, ses attachements, ses répulsions, ses illusions, son histoire passée…
Exigence de vivre vrai dans sa relation à autrui, exigence qui invite à l’écoute, à la compréhension, au soutien, à la solidarité, à l’engagement face à l’inacceptable, au respect, au pardon, à la remise en cause personnelle…
Exigence de probité intellectuelle dans sa recherche spirituelle, dans l’appropriation, si l’on est croyant, de sa tradition religieuse, ce qui a pour conséquence de ne pas mettre de limites à ses questionnements ni au chemin à parcourir…
Exigence de recueillement pour se ressourcer, afin de ne pas céder à l’activisme, aux illusions…
Exigence de consentir à la réalité telle qu’elle est pour en faire un tremplin de maturation, d’affinement, d’approfondissement, ce qui implique détachement et renoncement…
Cette exigence, sorte de voix intime, qui se murmure dans le silence ou s’impose parfois avec insistance et d’une manière récurrente, rejoint ce que Marcel Légaut appelle motion intérieure. A travers cette inspiration venant des profondeurs de son être et l’appelant à vivre en vérité, il lisait les traces en lui d’une « action qui n’est pas que de lui mais qui ne saurait être menée sans lui ». Il en concluait qu’on pouvait « appeler cette action qui opère en soi l’action de Dieu sans nullement se donner de Dieu – et même en s’y refusant – une représentation bien définie ». [4]
Que vaut cette démarche ? Est-elle crédible ? Certes, dans l’expérience de cette exigence, accueillie et mise en pratique, l’homme atteint l’humain le plus humain de lui-même, avec la conscience d’être aux limites de ce dont il est capable et aussi avec l’étonnement de pouvoir atteindre cette qualité d’humanité. Il éprouve alors la vérité de la parole de Pascal : « L’homme passe infiniment l’homme ».
Mais, ce sentiment de dépassement, cette conscience d’être, à certains moments, en situation de justesse intime avec soi-même, avec le monde et avec autrui, situation vécue dans une grande joie intérieure et une impression de plénitude, ne serait-il pas seulement la révélation de ce dont l’homme est capable et l’invitation pressante à marcher sur cette voie pour s’accomplir réellement ? Qu’est-ce qui autorise à postuler une Source indépendante de soi, bien qu’intimement liée à soi, pour rendre compte du sentiment de dépassement, de « transcendance », de plénitude, expérimenté aux heures de vérité de son existence si pleinement humaines ? Cette capacité qu’a l’homme de vivre à ce niveau éminent de profondeur, d’authenticité, d’ouverture à autrui, de don de lui-même, ne s’explique-t-elle pas par ses propres ressources, ressources cachées et si souvent méconnues auxquelles il a peine à croire tant elles sont peu exploitées ?
2-3. Trois positions sont possibles
La réponse à donner dans un sens ou l’autre ne peut être évidente. La perception de l’insondable au plus intime de chacun à certaines heures de son cheminement le laisse ouvert sur un mystère qu’il n’est pas facile d’identifier. Trois positions sont possibles. Une première est de conclure par la négation de Dieu : dans l’expérience de dépassement vécue par l’homme, il n’est que de l’humain et rien d’autre [5]. Une seconde position est d’affirmer, comme Marcel Légaut le fait, qu’au cœur même de cette même expérience peuvent se percevoir les traces d’une action qui n’est pas que de l’homme et qu’on peut référer à Dieu « sans nullement se donner de Dieu – et même en s’y refusant – une représentation bien définie comme celles dont par le passé les hommes ont usé si spontanément et si puérilement » [6]. Ces deux manières de se situer sont des actes de foi, car l’une et l’autre ne sont pas démontrables par des arguments qui emportent d’emblée l’assentiment. Il y a de la part de qui professe pareilles assertions un engagement de leurs personnes, ce qui ne signifie pas que cet engagement se pratique d’une manière aveugle. Chacun a des raisons qui lui sont propres de pencher d’un côté plutôt que de l’autre. Mais dans les deux cas, les démarches ne sont sérieuses et dignes de considération que si leurs auteurs s’impliquent dans l’approfondissement de leur propre humanité. Sinon, elles ne seraient que formelles ou purement cérébrales. La troisième position possible est l’agnosticisme qui n’affirme ni ne refuse l’existence d’une action de Dieu au cœur de l’homme. Elle est aussi respectable que les deux autres si elle se situe dans une conduite questionnante au cœur d’un souci de vivre vrai et de penser juste, sinon elle n’est qu’une façon commode d’éluder l’interrogation.
2-4. Nommer n’est pas secondaire mais second
Nous venons de voir que les façons de nommer la source intime d’humanisation au cœur de l’être humain sont diverses et légitimes. Il faut ajouter qu’elles sont cependant relatives, car l’essentiel est d’abord pour chaque humain de répondre en vérité à l’exigence intérieure qui le sollicite. C’est là le terrain de l’expérience spirituelle par excellence. Nommer n’est donc pas secondaire mais second. En conséquence, les différentes voies spirituelles, religieuses ou laïques, ne sont pas des buts en soi mais des moyens au service de l’humanisation des êtres et du monde. Aucune n’est la voie royale par excellence, chacune n’est qu’un chemin singulier. L’oublier et prétendre détenir la vérité ultime, c’est aller vers le totalitarisme. L’histoire passée et présente le démontre. Si le critère d’authenticité des voies spirituelles est donc leur capacité à aider des humains à s’humaniser, en conséquence celles-ci doivent sans cesse se ressourcer à leur message originel mais en le réinterprétant dans la modernité du temps. Ce message né dans des conditions culturelles, religieuses, politiques, sociales singulières a sans cesse besoin d’être actualisé et donc recréé en quelque sorte. Se contenter de le répéter, de même qu’absolutiser les ajouts postérieurs est la plus grave des infidélités. De toute façon, le simple « ressassement » de doctrines héritées d’un passé révolu a peu de chances d’avoir un écho chez les hommes et les femmes en attente spirituelle, qui n’ont pas abdiqué leurs exigences critiques.
Qu’on soit croyant ou non, où gît l’essentiel ?
Que conclure en constatant les diverses positions possibles, chacune interprétant à sa manière la même expérience fondamentale d’humanisation vécue avec authenticité ? Pour moi, il est évident que ce qui unit fondamentalement les hommes ne se joue pas au niveau de leurs convictions philosophiques ou religieuses mais dans la manière dont chacun s’humanise et contribue avec les autres à humaniser la société dans laquelle il vit. A sa mesure et selon ses limites. Tel est le terrain où se vérifie réellement la qualité d’existence des humains, qu’ils soient croyants, agnostiques ou athées. Quelles que soient les références spirituelles singulières auxquelles ils se ressourcent, – références légitimes -, c’est dans ce travail commun d’humanisation à dimension personnelle, communautaire et collective qu’ils se rencontrent vraiment, qu’ils communient, entretiennent leur vigilance pour rester en éveil et s’entraident à édifier des sociétés de justice et de fraternité. D’où l’importance capitale pour eux d’entretenir un débat ouvert, permanent et sans a priori afin de s’accorder sur des valeurs identiques et de les mettre effectivement en pratique. Ainsi, ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas font-ils ensemble l’expérience du mystère humain qui suscite à la fois vertige et émerveillement.
Qu’on soit croyant ou non, la question fondamentale est donc pour tout humain : que fais-je de ma propre existence, comment la vivre en vérité ? [7] Personne n’y échappe à moins de se blinder intérieurement. Les exigences intimes dont j’ai parlé le sollicitent à un moment ou à un autre de son itinéraire. Les événements, les crises, la vie avec autrui, les responsabilités, la présence à soi-même sont autant de lieux de questionnements et de choix.
2-5. En définitive, le mot « Dieu » peut avoir deux significations différentes qui me semblent l’une et l’autre crédibles. D’une part, il désigne la Source d’exigences intimes qui s’élève du cœur, l’Origine des appels des profondeurs de l’homme, la Poussée des intuitions dans la recherche de l’homme [8]. En ce cas, Dieu est une Réalité qui ne se confond pas avec l’homme tout en lui étant consubstantiel. D’autre part, le mot « Dieu » peut évoquer l’expérience spirituelle qu’à certaines heures l’homme fait de sa grandeur qui lui paraît « sur-humaine », tant elle est profondément humaine. On parlerait alors plutôt d’émergence du divin dans l’homme, sans que le mot divin renvoie à une transcendance distincte de l’homme. Mais quelle que soit la signification qu’on donne au mot « Dieu », ce qui me paraît clair – je le répète – c’est que, pour ne pas être purement formelle, elle s’enracine dans une pratique effective d’humanisation à tous les niveaux.
3- L’approche du mystère de Dieu par Jésus de Nazareth
3-1. Au chrétien que je suis, qui s’affirme disciple de Jésus de Nazareth mais qui, en raison de ses exigences critiques, a pris ses distances avec la doctrine officielle catholique, c’est-à-dire avec les représentations d’un Dieu tout puissant, omniscient, maître du monde et de l’histoire et nomme avec une infinie discrétion « Dieu » la Source intérieure inspirante de sa recherche d’humanité, on ne manquera pas de faire l’objection suivante. N’oublies-tu pas que Jésus, héritier de sa tradition juive, se référait très explicitement à Dieu, un Dieu à la fois tout autre et impliqué activement dans l’histoire des hommes ?
L’objection ne m’effraie pas. Que Jésus se soit référé à son Dieu comme à Celui qui était l’origine des exigences qui montaient de ses profondeurs, qu’il se soit exprimé sur Lui avec les langages et les représentations de ses compatriotes, comment aurait-il pu en être autrement dans le contexte où il vivait il y a vingt siècles ? J’ai une infinie reconnaissance pour la tradition chrétienne d’où je suis issu, mais dans le travail de réappropriation critique auquel je me suis soumis, je ne me sens plus tenu par un certain nombre de représentations et de langages de mon héritage, y compris ceux de Jésus. Je ne vis pas dans le même siècle, la même culture, la même situation religieuse que lui. Comme pour beaucoup de mes contemporains, Dieu n’est plus pour moi une évidence comme il pouvait l’être pour un juif du 1er siècle de notre ère, et s’Il existe on ne peut plus en parler avec les mêmes termes.
3-2. Cela ne m’empêche pas de me sentir en connivence profonde avec le Nazaréen qui a misé et risqué son existence il y a vingt siècles en délivrant un message de libération et en le mettant en pratique au grand dam des responsables de sa religion. Ce combat pour restaurer la dignité de ses compatriotes marginalisés et leur redonner confiance en eux-mêmes et en autrui, il l’a mené en réponse aux exigences intimes qui le poussaient à réformer sa religion pervertie par le moralisme et le ritualisme. Elles lui étaient inspirées, disait-il, par son Dieu, qu’il appelait familièrement « abba », « papa », ce qui suggère une extrême intériorité de sa part. Sans reprendre ses mots et ses expressions – le langage, si nécessaire soit-il est toujours relatif – je me laisse inspirer à mon tour par son témoignage, mais je prends la liberté de dire à ma façon et dans ma culture ce qu’est la source mystérieuse que j’expérimente à la racine de mon être. Cette source indicible est à l’œuvre aujourd’hui comme hier dans la vie des humains, c’est ce qui les rend proches par delà les siècles. Mais parce que les conditions culturelles changent, ils ne peuvent plus l’évoquer de la même manière qu’il y a vingt siècles. La fidélité n’est pas la répétition. Il y a en effet des formes apparentes de fidélité qui sont de véritables trahisons. Les Eglises comme chacun de leurs membres n’ont jamais fini de se rappeler cette redoutable vérité qui, certes, dérange, remet en cause, appelle à faire le deuil de ce qui est mort, mais est par ailleurs à la source d’une créativité et d’un renouvellement aussi bien dans le langage que dans les pratiques.
4- Un essai personnel de langage actuel pour évoquer la Source indicible
Pour terminer, à titre d’exemple, je partage un texte écrit récemment et inspiré du Notre Père. Il s’abstient d’employer le mot Dieu, ascèse que je m’impose désormais, tellement ce mot a été galvaudé et demeure employé avec une légèreté et une insouciance qui me scandalisent. Je m’en tiens à un autre vocabulaire qui tente d’exprimer l’aventure intérieure d’humanisation dont je fais l’expérience et dont je suis témoin. Cette retranscription du Notre Père, peut-être aura-t-elle du sens non seulement pour des croyants de foi religieuse, mais aussi pour des agnostiques et athées, qui expérimentent cette « transcendance » intérieure où s’alimente le meilleur d’eux-mêmes lorsqu’ils s’efforcent de vivre avec authenticité.
Notre Père
O source inépuisable
enfouie en notre tréfonds humain,
d’où naît le goût et le souci de vivre vrai !
Qui es aux cieux
Que nous soyons attentifs
à ta présence discrète
sans cesse à l’œuvre en chacun de nous
quel que soit le nom qu’on te donne.
Que ton nom soit sanctifié. Que ton règne vienne
Qu’à ton inspiration
s’éveillent et s’ouvrent largement les cœurs.
Que ta volonté soit faite ! Donne-nous notre pain de ce jour
Que tes appels perçus au plus intime
soient notre pain quotidien.
Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés
Que suscités inlassablement à la foi en nous-mêmes,
nous croyons en notre prochain,
en dépit de nos médiocrités et de nos manques de fraternité.
Ne nous soumets pas à la tentation
Et qu’ainsi nous évitions, autant que possible, les impasses.
Mais délivre-nous du mal
Que nous y étant fourvoyés,
nous puisions en toi la force
de nous relever et de poursuivre le chemin.
Au terme de ces paroles balbutiantes, l’approche du mystère de Dieu reste ouverte. L’essentiel est de la poser le plus correctement possible. Je m’y suis efforcé et je livre mes réflexions au débat. Si la querelle théorique des concepts ne m’intéresse pas, par contre toute tentative qui se saisit de l’interrogation à partir de la recherche de son humanité me passionne.
Jacques Musset
Notes :
[1] Naissance de Dieu de Jean Bottéro (La Bible et l’historien), Folio, 1992.
[2] Une démonstration remarquable est faite dans le livre de Francis Dumortier : La fin d’une foi tranquille ( Editions Ouvrières) 1977.
[3] Petite vie de St Jean de la Croix par Bernard Sésé ( DDB), p.74.
[4] Devenir soi ou recherche le sens de sa propre vie, Cerf, pages 135-136.
[5] L’esprit de l’athéisme (introduction à une spiritualité sans Dieu), André Comte-Sponville, Albin Michel.
[6] Devenir soi et rechercher le sens de sa propre vie, Marcel Légaut, Cerf, 130-137.
[7] C’est de cette question essentielle que part toute la démarche spirituelle de Marcel Légaut, telle qu’il l’exprime dans son livre majeur : « L’homme à la recherche de son humanité », Aubier, et aussi dans « Devenir soi », Cerf.
[8] Id, 40-41.
Source : Jacques Musset. Texte de son intervention du 20 janvier 2013 dans le cadre de l’Assemblée générale de Nous Sommes Aussi l’Eglise (NSAE).
Photo : Christophe Breysacher.