La filiation doit évoluer
Dissocier le mariage homosexuel du droit à l’adoption par les couples de même sexe aurait constitué une grave erreur
Par Irène Théry
Sylviane Agacinski a publié dans Le Monde du 3 février* une tribune donnant la signification profonde de son engagement contre la loi ouvrant le mariage et l’adoption aux couples de même sexe. Elle pense que le gouvernement s’est « fourvoyé » en liant deux questions qui n’ont rien à voir.
Il aurait dû, selon elle, instituer un mariage de même sexe, mais refuser toute évolution de la filiation, afin de continuer à la fonder dans tous les cas sur l’analogie avec la procréation : un père, une mère. Si, demain, un enfant pouvait avoir deux pères ou deux mères, ce qui lui serait « signifié » est que l’on peut « se passer de l’autre sexe », et cela au coeur même de l’expérience de la dissymétrie sexuelle : dans les corps et la procréation.
Pour Sylviane Agacinski, qui s’inscrit ici dans un courant de pensée assez bien connu, une telle tentation de toucher à la filiation provient de la domination de la technique dans un monde libéral, dont participe le développement de l’assistance médicale à la procréation (AMP). C’est elle qui aurait rendu possible de « se passer de l’autre sexe » et c’est à elle que nous céderions si nous n’opposons pas résolument, à cette dérive, la digue de la filiation mimétique de la procréation.
Car, si nous ouvrons une faille dans cette digue, rien ne nous préservera plus : la technique et le marché nous emporteront vers un avenir post-humain, un arrachement à tout ce qui nous limite et nous lie, dans un mouvement de démesure individualiste, de marchandisation des corps et de réification des personnes où l’humanité perdra son âme.
C’est parce qu’elle se sent le devoir de nous dire que nous allons conforter d’un coup ce mouvement de déréliction, en opérant une rupture anthropologique sans précédent dans notre condition sexuée, que Sylviane Agacinski a l’audace de prendre tous les risques et de jouer son va-tout contre son propre camp.
Le problème que pose une telle approche apparaît pourtant de façon criante dans son texte. Elle suppose de construire de toutes pièces un personnage de « l’homoparent » si brutal et si grossier qu’on se demande à la lire comment on a pu imaginer cette figure du repoussoir absolu.
Car, de touche en touche, le portrait qui nous est tracé est quand même assez relevé. C’est celui de l’ « actrice célèbre », qui « ne veut pas s’embarrasser d’un père », ou de la « lesbienne militante » qui n’a pas davantage l’intention de s’en « coltiner » un, quitte pour cela à s’enticher de « merveilleuses performances », à « commander du sperme sur Internet » sans souci de transformer les donneurs en « matériaux » et les enfants en « produits ».
C’est celui du gay individualiste, capable de faire passer ses désirs personnels avant toute autre considération, et de tout soumettre à sa volonté de domination, en s’arrogeant le droit d’exploiter les femmes pauvres et de marchandiser les corps des mères porteuses, selon la pente d’une nouvelle barbarie machiste, que soutiennent activement « les associations LGBT », pointe avancée de l’individualisme exterminateur. Cherchez un gramme de contrepoint à ce tableau édifiant, vous ne le trouvez pas.
Si on part de ce problème, on aperçoit mieux la vraie divergence qui oppose Sylviane Agacinski aux responsables politiques qui mènent avec fierté, et parfois même panache, la réforme en cours : c’est son incapacité à laisser le réel bouleverser ses certitudes. Entre le repoussoir fantasmé par Sylviane Agacinski, pour faire des homoparents les boucs émissaires de ses inquiétudes anthropologiques, et les questions concrètes, parfois complexes, toujours émouvantes, que nous ont posées les témoins des familles homoparentales, parents et enfants, rassemblés le 20 décembre 2012 à la dernière audition du rapporteur Erwann Binet, la question qui se joue n’est pas seulement morale. Elle est éminemment politique et engage une certaine idée de la responsabilité intellectuelle.
Car ce qui m’a choquée profondément, dans le texte de Sylviane Agacinski, n’est pas seulement l’entreprise de disqualification des personnes, qui saute aux yeux. C’est le fait qu’elle l’ait adossée à l’assistance médicale à la procréation, en allant jusqu’à inventer que l’homoparentalité serait issue, non pas de l’histoire sociale et politique que nous connaissons – celle de la sortie du placard, du courage d’être soi des personnes homosexuelles et des nouveaux dilemmes ouverts dès lors en matière de maternité et de paternité -, mais de la possibilité technique de recourir à des paillettes congelées.
Sans doute suis-je ici plus sensible que d’autres, puisque c’est aussi mon propre travail qui a été utilisé et détourné allégrement de son sens. Comme d’autres, je critique depuis des années non pas l’assistance médicale à la procréation en général – un progrès des savoirs et des techniques médicales pour lequel j’ai au contraire beaucoup d’admiration -, mais bien le modèle bioéthique français censé guider le droit régulant ces techniques en référence à des valeurs.
Parce que ce modèle a été au départ et reste obstinément pseudo-thérapeutique, il a conduit à falsifier la filiation de l’enfant pour faire passer son père stérile pour son géniteur, et a imposé que le recours au don soit effacé et les donneurs anonymisés à jamais. J’ai tenté de montrer comment ce modèle transforme les donneurs en « matériau interchangeable de reproduction » et pourquoi il refuse aux personnes nées de dons d’être traitées comme « des humains comme les autres ».
Mais comment n’aurais-je pas souligné aussi le lien direct, immédiat, absolu, qui existe entre un tel modèle pseudo-procréatif et le fait que les couples homosexuels en sont exclus ? Car c’est une seule et même question. Et c’est ici que vient s’ancrer la profondeur d’une divergence : faire des couples de lesbiennes qui ont recours à l’AMP à l’étranger un repoussoir glauque, c’est déjà un choix qui se passe de commentaires ; mais oser de surcroît en faire les « représentants » et même les archétypes des errances du modèle même qui les exclut et prendre appui sur une telle reconstruction de la vérité pour en appeler ensuite à la réforme du droit bioéthique français, il fallait oser.
Ce mauvais procès fait à l’homoparentalité s’inscrit dans un mouvement plus général qui s’épanouit à la faveur de l’affrontement politique, et auquel cède maintenant sans complexes une opposition de droite qu’on a connue plus éclairée. Il n’a de cesse de faire sortir de derrière le rideau, comme des marionnettes au Grand Guignol, deux entités diaboliques grotesques : PMA et gestation pour autrui (GPA). Pour Sylviane Agacinski, elles révèlent le sens véritable du débat actuel sur l’adoption homoparentale, justifiant de dire que le gouvernement s’est « fourvoyé ».
Je pense exactement le contraire. La vraie grandeur de la loi aujourd’hui en débat, c’est justement de prendre au sérieux l’adoption et ainsi de remettre sur ses pieds le débat législatif. Car, pour les juristes, le lien de filiation est un, mais il existe différentes modalités pour l’établir. Selon qu’il repose sur la procréation, sur l’adoption ou sur l’engendrement avec tiers donneur, les fondements du lien ne sont pas du tout les mêmes : penser autrement qu’on ne l’a fait dans le passé la coexistence de ces trois grandes modalités est le coeur du débat actuel.
Ce sont les règles qui gouvernent l’adoption, si nous en saisissons bien le sens, qui nous permettront demain de mieux édifier celles qui devraient gouverner l’assistance médicale à la procréation avec tiers donneur, en plaçant au centre le sens humain du don d’engendrement, que ce don soit de sperme, d’ovocyte ou de gestation. Car les modalités d’établissement de la filiation ne peuvent pas rester immobiles, quand la société tout entière ne repose plus sur un grand principe de partition entre un monde masculin et un monde féminin, se redoublant dans chaque maison d’un grand principe de partition entre les tâches du père et celles de la mère.
Non pas qu’il faille tout bouleverser. Non pas qu’il faille passer, comme on l’entend parfois dire, d’une filiation « biologique » à une filiation « sociale ». Car la filiation d’hier n’était pas biologique mais instituée sur le socle du mariage. Et la filiation de demain ne déniera pas l’asymétrie des sexes dans la transmission de la vie, tout simplement parce que cette asymétrie n’a jamais produit la moindre socialité naturelle entre les sexes. Au contraire, elle peut être source de violence, et il faut toujours et partout la mettre en signification et la rapporter à des règles, l’instituer en un mot.
Mais cela implique-t-il de continuer à calquer, dans tous les cas, la filiation sur le modèle de la procréation ? C’est toute la question ouverte par la transformation historique de l’adoption depuis le temps où elle était conçue comme une deuxième naissance, justifiant parfois de cacher à l’enfant qu’il avait été adopté et d’effacer toute trace de son origine. Rompre avec ce mythe, valoriser l’adoption pour elle-même et ne plus confondre un parent et un géniteur, tel est l’enjeu de la réforme. Elle démontrera qu’avoir deux pères, ou deux mères, est possible et pensable, et ne dénie en rien que nous sommes tous issus de l’un et l’autre sexe.
Il suffit pour cela, sans menace pour les parents adoptifs, de respecter le droit fondamental de l’enfant à son identité personnelle, dès lors qu’il n’est pas né des parents qui l’élèvent.
Irène Théry
Irène Théry : Sociologue
Directrice d’études à l’EHESS, sociologue du droit depuis 1985 après avoir été agrégée de lettres.
Membre du Haut Conseil de la famille depuis février 2013. Elle se consacre à l’étude des rapports entre égalité des sexes et métamorphoses de la famille et la parenté. Elle est l’auteur du rapport : « Couple, filiationet parenté aujourd’hui »(1998).
Son dernier ouvrage : « Des humains comme les autres. Bioéthique, anonymat et genre du don » (éd. de l’EHESS, 2010).
Source : publié dans Le Monde daté du 10-11 février 2013
* Texte « Deux mères = un père ? » téléchargeable (en pdf) en cliquant ci-après :