«Les religions sont régressives»
Interview – Henri Pena-Ruiz
Par Matthieu Ecoiffier
Philosophe et écrivain, Henri Peña-Ruiz est spécialiste de la laïcité et maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris. Il a publié Marx quand même aux éditions Plon en octobre 2012.
Entretien
Les religions empiètent-elles trop sur dans l’espace public ?
La laïcité n’interdit pas l’expression publique des religions mais leur mainmise sur l’espace public. Je ne dirais pas que les religions interviennent trop, en revanche, je considère que leurs interventions sont régressives voire réactionnaires. Comme sur le mariage pour tous. Les trois religions du Livre ont dit leur hostilité à ce mariage qui s’affranchit de la conception patriarcale du mariage religieux. Je ne conteste pas aux catholiques, aux musulmans ou aux juifs traditionalistes de pratiquer leur propre conception du mariage, mais je leur conteste le droit de s’insurger contre une universalisation du mariage.
N’est-ce pas inhérent aux religions de vouloir imposer leurs valeurs?
Il y a aussi des mouvements, comme «Nous sommes aussi l’Eglise», qui refusent les positions réactionnaires de la hiérarchie. Ils sont tout aussi catholiques, mais sont pour le mariage pour tous et contre le financement public des écoles religieuses. Libre aux chrétiens de faire du prosélytisme, mais qu’ils le fassent par une captation de la sphère publique en imposant une conception particulière du vivre ensemble en lieu et place d’une conception plus universelle, cela me choque.
N’y a-t-il pas un paradoxe entre une pratique religieuse déclinante et une visibilité accrue ?
Les catholiques se rendent compte que leurs Eglises se vident. La religion en tant que conviction spirituelle est en chute libre. Le dernier ressort qui reste aux catholiques pour tenter d’enrayer cette hémorragie, c’est notamment l’école privée sous contrat. C’est d’ailleurs pourquoi ils se crispent dès qu’on remet en cause cette loi inique qui détourne l’argent public pour financer l’enseignement religieux. Les écoles sont un de leur levier de recrutement. Il y a un paradoxe entre l’effondrement de la foi et de la pratique religieuse, et la crispation sur des privilèges institutionnels et publics par lesquels ils tentent d’enrayer leur chute.
Cantines, hôpitaux… Quid des revendications particulières de certains croyants ?
La République est de plus en plus souvent saisie par des demandes particularistes et identitaires des religions. Je pense que les élus, à tous les échelons, doivent répondre qu’elles ne sont pas recevables. Je suis hostile à ce que des maires détournent de l’argent de contribuables athées, croyants et agnostiques pour financer des activités cultuelles déguisées en associations culturelles. Quand des communautés religieuses demandent des repas kascher ou halal dans certaines cantines scolaires, ce n’est pas acceptable. Certains religieux se comportent de plus en plus en consommateurs vis-à-vis de la République. Ils ne perçoivent pas que la laïcité c’est des droits mais aussi des devoirs, notamment celui de respecter la neutralité et l’universalité de l’utilisation de l’argent public.
Propos recueillis par Matthieu Ecoiffier
12 février 2013
Source : http://www.liberation.fr/societe/2013/02/12/les-religions-sont-regressives_881452
En savoir plus :
« Marx quand même », par Henri Pena-Ruiz, Ed. Plon, 386 pages, 23 €, octobre 2012.
Présentation par l’éditeur :
Étrange époque… Jamais l’humanité n’a produit autant de richesses ; pourtant de nouvelles formes de misère côtoient l’opulence des maîtres du monde. L’argent-roi, les inégalités accrues, les désastres écologiques, les peuples exclus des décisions, le tout couvert par l’invocation incantatoire des droits de l’homme… Penseur visionnaire, Marx décrit la mondialisation capitaliste telle que nous la vivons. Une mondialisation qui « épuise la terre et le travailleur » et noie l’humain « dans les eaux glacées du calcul égoïste ». La religion y devient « supplément d’âme d’un monde sans âme », voire source de fanatisme identitaire. À rebours des compensations illusoires et des nationalismes haineux, Marx en appelle à la solidarité de tous les peuples. À exploitation mondialisée, résistance mondialisée. Il crée la première Internationale, levier de conquêtes sociales. Marx ouvre ainsi la voie de l’émancipation universelle. Redécouvrons-le, affranchi de sa caricature stalinienne, qui fut une sinistre trahison de son idéal de justice. Il se révèle d’une singulière actualité.
Henri Pena-Ruiz s’est consacré aux grands registres de l’émancipation humaine. Sur l’émancipation laïque, il a publié « Dieu et Marianne : philosophie de la laïcité » aux PUF (Prix de l’Instruction publique en 2000) et « Qu’est-ce que la laïcité ? » chez Gallimard. Sur l’émancipation sociale, « Qu’est-ce que la solidarité ? Le coeur qui pense » aux Editions Abeille et Castor et « Entretien avec Karl Marx » chez Plon. Avec « Marx quand même » il montre l’interaction salutaire de ces émancipations dans l’horizon d’une République laïque et sociale.