Le commerce des armes dans le viseur
Par Naïri Nahapétian
Les ventes d’armes conventionnelles entre Etats pourraient faire l’objet, ce mois-ci, d’un accord international visant à réguler ce commerce pas comme les autres.
Enfin ! Après une campagne de dix années menée tambour battant par une coalition internationale d’organisations citoyennes, un traité international sur le commerce des armes pourrait voir le jour à la fin de ce mois. Du 18 au 28 mars, les Etats membres des Nations unies se réunissent à New York pour négocier peut-être un accord historique. En effet, s’il existe des traités internationaux sur les armes frappant indistinctement combattants et populations civiles, depuis les armes de destruction massive – nucléaires, chimiques et bactériologiques – jusqu’aux mines antipersonnel et aux armes à sous-munitions [1], aucun accord ne régule au niveau mondial les échanges d’équipements conventionnels entre Etats, depuis les avions de chasse jusqu’aux balles de fusils mitrailleurs.
Une soixantaine de pays dans le monde disposent certes de procédures spécifiques encadrant ce commerce. Et en ce qui concerne les pays de l’Union européenne, leur souveraineté est limitée par une législation communautaire contraignante. Cependant, sur le plan international, « nous sommes aujourd’hui dans une situation absurde, où la vente de chars de combat et de Kalachnikov est moins régulée que celle des iPod », explique Aymeric Elluin, chargé de la campagne « Armes&Impunité » chez Amnesty international. Ce qui simplifie la vie des dictateurs, qui peuvent acquérir des canons pour les tourner contre leurs populations, comme en Syrie. Ou facilite la dissémination d’armes qui nourrissent les conflits dans les Etats fragiles, comme on l’a vu au Mali.
Un marché meurtrier
La négociation d’un tel traité est d’autant plus urgente que le marché de l’armement lourd n’a cessé de progresser ces dernières années. Et que les armes de petit calibre – en principe destinées aux armées (fusils d’assaut, etc.), mais qui équipent aussi rébellions et groupes criminels – prolifèrent, notamment à la faveur des modèles bon marché produits par la Chine. Leur nombre est ainsi estimé à 875 millions d’unités dans le monde. « Il s’agit des armes les plus utilisées dans les conflits actuels », rappelle Jihan Seniora, chercheuse au Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (Grip), un observatoire basé à Bruxelles. Et 90 % des victimes de guerre, pour la plupart des civils, hommes, femmes et enfants, sont tuées par elles.
Face à ces ravages, Amnesty international, Oxfam et le Réseau international d’action sur les armes légères ont été à l’initiative, en 2003, de « Control Arms », une campagne menée par une coalition d’organisations non gouvernementales (ONG) visant l’adoption d’un traité international. Sous leur pression, le principe en a été accepté en 2006 par les Nations unies, qui ont ouvert des négociations aboutissant à un texte de compromis. Cependant, en juillet 2012, celui-ci n’avait pas pu être soumis comme prévu au vote de l’assemblée générale des Nations unies, notamment en raison de la demande des Etats-Unis – alors en pleine campagne présidentielle – de reporter la décision. Finalement, le 7 novembre dernier à l’ONU, 157 Etats membres – dont les Etats-Unis – ont voté en faveur de la finalisation de ce processus. Malgré l’abstention russe et l’opposition d’Etats comme la Chine, l’Inde, le Pakistan, l’Iran, l’Arabie Saoudite, le Qatar et le Venezuela, tous les espoirs sont donc permis de voir la conférence du 18 au 28 mars aboutir.
Des ambitions limitées
La portée de ce traité, qui concerne les armes lourdes (véhicules, avions et navires de combat, missiles…) et portatives (fusils d’assaut, mitrailleuses légères, mortiers…), restera toutefois limitée. Comme la législation européenne actuelle, il engage ses signataires à ne pas vendre d’armes aux Etats qui violent les droits de l’homme ou qui présentent un fort risque d’instabilité, mais cette appréciation appartient à l’Etat exportateur.
Le texte oblige également chaque Etat partie, comme c’est déjà le cas en Europe, à fournir un rapport sur ses exportations et à conserver ses données. Toutefois, cette exigence de transparence ne s’appliquera pas aux munitions, à la demande de nombreux pays, dont les Etats-Unis, qui en sont les principaux producteurs. Un contrôle national de ces exportations est certes prévu mais quelle sera alors son efficacité ? Plus globalement, il n’est pas prévu que les données que se transmettront les Etats sur leurs exportations d’armes soient rendues publiques.
Le projet de traité ne porte par ailleurs que sur « l’exportation, l’importation, le transit et le courtage » d’armes. Il n’inclut donc pas d’autres types d’échanges internationaux tels que la mise à disposition de matériel ou la production sous licence. Ce n’est pas tout : le traité « se tire une balle dans le pied », selon l’expression d’Aymeric Elluin, en prévoyant une clause d’exemption en cas d’accords de défense entre deux pays. Il ne faut pas non plus oublier que ce texte porte sur les seuls équipements militaires. Il écarte notamment de son champ les exportations de fournitures destinées à la police et à la sécurité intérieure.
Au-delà de ses limites internes, ce texte sera sans effet sur les trafics en tout genre et la corruption, qui sont monnaie courante dans ce secteur. Il est certes demandé aux Etats d’envisager des mesures pour éviter les détournements de ventes d’armes vers les marchés illicites, mais les procédures proposées restent vagues.
Un « marché gris »
Au final, le texte qui sera discuté en mars affiche des ambitions moindres par rapport à la législation qui s’applique déjà au sein de l’Union européenne… et qui souffre de bien des accommodements. Certes, tous les Etats membres sont tenus d’évaluer les demandes d’exportation d’armes émanant de leurs entreprises selon huit critères, dont le respect des droits humains dans les pays importateurs, la stabilité régionale et même la situation économique intérieure. Mais comme le rappelle le journaliste Jean Guisnel [2], cela n’empêche pas l’existence en Europe d’un « marché gris », où les Etats vendeurs “ferment les yeux sur les commandes et les livraisons” à certains pays qui savent trouver des arguments sonnants et trébuchants afin que la législation ne leur soit pas appliquée de manière trop stricte.
La France, quatrième fournisseur mondial d’armement, applique dans le cadre européen un contrôle qui paraît assez strict sur le papier. Chaque demande de transfert d’armes lourdes ou légères fait l’objet d’une évaluation interministérielle (Défense, Affaires étrangères, Economie et finances). Par ailleurs, un rapport sur les exportations d’armement en France est remis au Parlement chaque année par le ministère de la Défense. Mais, critique Amnesty international, les procédures d’évaluation des risques dans les pays importateurs manquent de transparence et le rapport annuel remis au Parlement est « insuffisamment détaillé ». L’exemple de la Libye de Kadhafi l’illustre bien : un bon client pour la France, alors que les violations des droits de l’homme y étaient bien connues…
Malgré toutes leurs imperfections, les instruments juridiques existant à l’échelle européenne et, demain, à l’échelle internationale n’en sont pas moins des outils importants pour l’action des ONG. Nous ne sommes qu’au début d’un long processus de régulation.
Naïri Nahapétian
Notes
(1) Ces deux dernières catégories sont désormais totalement interdites et en voie d’éradication depuis les conventions d’Ottawa (1997) et d’Oslo (2008).
(2) Armes de corruption massive. Secrets et combines des marchands de canons, par Jean Guisnel, La Découverte, 2011.
En savoir plus
• « Contrôlez les armes » :
www.controlarms.org/home/fr et
www.facebook.com/AmnestyArmes www.grip.org : le site du Grip (Groupe de Recherche sur la Paix et d’Information et la sécurité). Voir notamment « Traité sur le commerce des armes : les négociations de la dernière chance ? » L’importance de clarifier le “texte de juillet”, avant mars 2013, par Virginie Moreau, décembre 2012, note d’analyse du Grip à : http://www.grip.org/fr/node/716
• « Les armes, un business toujours incontrôlable », Alternatives Internationales, hors-série n° 12, janvier 2013, disponible dans nos archives en ligne.
• « Rapport au Parlement 2012 sur les exportations d’armement de la France », octobre 2012, accessible sur www.defense.gouv.fr
• « Trends in International Arms Transfers », par Paul Holtom et alii, 2011, accessible sur www.sipri.org
Source : publié dans Alternatives Economiques n° 322 – mars 2013, actuellement en kiosques.
http://www.alternatives-economiques.fr/le-commerce-des-armes-dans-le-viseur_fr_art_1196_62947.html