Pouvons-nous espérer que le prochain pape ne soit pas un «Benoît XVII» ?
Leonardo Boff a accordé amicalement un entretien au journal Folha de Sao Paulo le 15 février dernier. Ce journal n’a pas retiré grand chose de ce qu’il avait dit et écrit [1]. C’est pourquoi L. Boff a décidé, de publier la totalité de l’entretien sur son blog internet, afin que des personnes intéressées puissent le lire et en discuter. Vous en trouverez ci-après la traduction en français faite par notre ami Francis Hildenbrand.
Entretien avec Leonardo BOFF
1. Comment avez-vous perçu la démission de Benoît XVI ?
Dès le début, je me suis inquiété pour lui, parce que je le connaissais comme une personne timide, et je me demandais combien cela avait dû être difficile pour lui de saluer le peuple, de serrer les gens dans ses bras, d’embrasser des enfants. J’étais persuadé qu’un jour, suite à un affaiblissement de ses forces physiques et une diminution de sa vigueur mentale, il annoncerait sa démission. Bien qu’il fût un pape autoritaire, il n’était pas attaché à la charge de cette fonction. J’ai été soulagé car l’Eglise n’avait pas de chef spirituel apportant espérance et courage. Il nous faut un autre genre de pape, davantage un pasteur qu’un enseignant, non pas un homme de l’Eglise institutionnelle mais un représentant de Jésus qui disait « celui qui vient à moi, je ne le rejetterai pas » (Jean 6,37 ), qu’il soit un homosexuel, une prostituée ou un transsexuel.
2. Comment décririez-vous la personnalité de Benoît XVI, pour autant que vous ayez maintenu une certaine amitié avec lui ?
J’avais fait connaissance de Benoît XVI pendant mes années de doctorat en Allemagne, entre 1965 et 1970. J’avais assisté à beaucoup de ses conférences, cependant je n’étais pas un de ses étudiants. Il avait lu ma thèse de doctorat : « La place de l’Eglise dans le monde sécularisé », elle lui avait tellement plu qu’il s’efforça de trouver une maison d’édition qui la publia, un pavé de 500 pages. Ensuite nous avons travaillé ensemble pour la revue internationale Concilium. Les responsables se réunissaient chaque année dans la semaine de la Pentecôte en différents lieux en Europe. J’avais en charge l’édition portugaise. C’était entre 1975 et 1980. Pendant que les autres faisaient la sieste, nous nous promenions ensemble et discutions sur des thèmes théologiques ou sur la foi en Amérique latine, sur Saint Bonaventure et Saint Augustin, dont il était un spécialiste, et vers lesquels je me tourne aujourd’hui encore. Plus tard, à partir de 1984, nous sommes entrés en conflit. Il a été mon juge dans le procès qu’a intenté l’ex-Saint Office contre mon livre « Iglesia : carisma y poder » (Vozes 1981. Sal Terrae 1982) [2]. Là il a fallu que je m’assoie sur la chaise sur laquelle Galileo Galilei et Giordano Bruno notamment, avaient dû s’asseoir. Il me fut imposé un temps de « silence pénitentiel » pendant lequel je n’avais le droit ni d’enseigner ni de publier quoi que ce soit. Nous ne nous sommes pas revus depuis lors. Je le décrirai comme quelqu’un de raffiné, de timide et d’extrêmement intelligent.
3. Comme cardinal il était à présent votre inquisiteur après avoir été votre ami. Comment avez-vous ressenti cette situation ?
Quand il fut nommé Préfet de la Congrégation de la Foi (l’ancienne inquisition), j’étais très content. Je m’étais dit : enfin nous avons un théologien à la tête d’une institution qui avait la pire réputation qu’on puisse imaginer. Je l’avais félicité. Quinze jours après, il me remerciait et m’informait qu’il voyait dans la congrégation diverses questions en suspens, qui me concernaient et qui devaient être traitées d’urgence. Et c’est vrai que pour pratiquement chacun des livres que j’avais publiés, étaient arrivées de Rome des demandes d’explications auxquelles je tardais à répondre. Car rien ne vient de Rome qui n’ait pas d’abord été envoyé là-bas. Nous avions ici des évêques conservateurs qui poursuivaient les théologiens de la libération et qui envoyaient, dans leur ignorance théologique, des plaintes à Rome sous le prétexte que ma théologie pouvait nuire aux fidèles. C’est alors que je compris qu’il avait été contaminé par le virus romain qui frappe tous ceux qui travaillent au Vatican et qui leur donne mille raisons de devenir modérés voire conservateurs. Cela ne m’a pas surpris mais réellement déçu.
4. Comment avez-vous reçu la sanction du silence et de l’obéissance ?
Après l’interrogatoire et la lecture de ma défense écrite, qui est d’ailleurs annexée à la nouvelle édition de mon livre « Iglesia : carisma y poder » (Edition 2008), 13 cardinaux donnèrent leur avis et rendirent leur jugement. Ratzinger n’était que l’un d’entre eux. Après cela, la décision fut soumise au pape. Je pense que son vote [de Ratzinger] fut différent de celui de la majorité, car il connaissait également d’autres de mes livres traduits en allemand, et m’avait dit qu’il les appréciait et qu’il en avait fait l’éloge lors d’une audience à Rome chez le pape. J’accueillis la sanction du silence pénitentiel comme l’aurait fait chaque chrétien qui se sent lié à l’Eglise : avec calme. Je me rappelle que je dis : « il vaut mieux aller avec l’Eglise que tout seul avec ma théologie ». Il me fut relativement facile d’accepter la sanction qui m’était imposée car le président de la conférence épiscopale brésilienne m’avait toujours soutenu et deux de ses cardinaux Don Aloysio Lorscheider et Don Paulo Evaristo Arns m’avaient accompagné à Rome. C’est ainsi que nous étions 3 contre 1. A plusieurs reprises, nous avons mis le cardinal Ratzinger en difficulté, car les évêques brésiliens l’ont assuré que dans la critique de la théologie de la libération qu’il avait publiée dans un article tout récent, il ne s’était pas appuyé sur une analyse objective, mais sur des affirmations diffamatoires. Et ils demandèrent un nouveau document, positif. Il accepta la demande et la mis en œuvre 2 ans après. Ils me demandèrent même, moi et mon frère Clodovis, qui était à Rome, d’écrire un projet et de le soumettre à la Congrégation de la Foi. Nous l’avions écrit en une journée et une nuit et nous l’avions déposé.
5. Vous avez quitté l’Eglise en 1992. Ressentez-vous encore de l’amertume sur toute cette affaire avec le Vatican ?
Je n’ai jamais quitté l’Eglise. J’ai abandonné une fonction au sein de l’Eglise, celle du sacerdoce. Je suis resté théologien et professeur de théologie sur plusieurs chaires, au Brésil et ailleurs. Celui qui comprend la logique d’un système fermé et autoritaire, qui ne pratique pas la culture du dialogue et de l’échange (les systèmes vivants sont vivants dans la mesure où ils s’ouvrent et échangent entre eux), celui-ci sait que quelqu’un comme moi, qui n’est pas entièrement sur la même ligne que le système, sera surveillé, contrôlé, et éventuellement sanctionné. C’est pareil que dans les services de sécurité qui ont existé en Amérique Latine dans les dictatures militaires du Brésil, de l’Argentine, du Chili et de l’Uruguay. Dans le cadre de cette logique, le préfet de la Congrégation de la Foi de l’époque (anciennement Saint Office, avant cela Inquisition), le cardinal Ratzinger a condamné plus de 100 théologiens , leur a imposé silence et obéissance, les a écartés de leur chaire ou bien les a mutés. Deux d’entre eux venaient du Brésil : la théologienne Ivone Gebara et moi. Cette logique, je l’ai percée à jour, et je la déplore mais je comprends qu’ils sont obligés d’agir ainsi, même si c’est avec de la bonne volonté. Cependant, comme disait Blaise Pascal, « le mal n’est jamais aussi bien commis que lorsqu’il s’appuie sur la bonne volonté ». Cette bonne volonté n’est naturellement pas bonne car des hommes en sont victimes. Je n’éprouve ni amertume ni ressentiment, mais je ressens de la pitié et de la compassion pour tous ceux qui se meuvent dans le cadre d’une logique située, à mon avis, à des années-lumière du témoignage de Jésus de Nazareth. En plus, il s’agit d’une affaire du siècle dernier et elle est passée. Et j’essaie de ne pas retourner à cette époque.
6. Comment évaluez-vous le pontificat de Benoit XVI ? A-t-il été en mesure de gérer la crise interne et externe de l’Eglise ?
Benoît XVI était un théologien éminent, mais un pape frustré. Il n’avait pas le même charisme que Jean Paul II pour diriger et animer la communauté des fidèles. Malheureusement, il restera stigmatisé comme le pape sous le pontificat duquel les cas de pédophilie augmentèrent, les homosexuels ne furent pas reconnus et les femmes furent humiliées, comme aux Etats Unis, où les droits civiques furent refusés à un théologien pour une question de sexe. Et il entrera aussi dans l’Histoire comme le pape qui aura sévèrement critiqué la théologie de la libération, qui l’aura interprété à la lumière de calomniateurs et non pas selon le témoignage pastoral et libérateur des évêques, prêtres, théologiens, religieux et laïcs qui auront sérieusement pris en compte l’option pour les pauvres et qui se seront levés contre la pauvreté au nom de la vie et de la liberté. Leur engagement dans cette cause noble et juste ne fut pas compris par leurs frères dans la foi, beaucoup d’entre eux furent arrêtés, torturés et tués par les services de sécurité sous des régimes militaires. Parmi eux, on trouvera des évêques comme Enrique Angelleli d’Argentine, l’archevêque Oscar Romero du Salvador. L’archevêque Dom Helder Camara fut le martyr qu’ils n’auront pas tué. Mais l’Eglise est bien plus grande que ses papes et elle continuera à exister entre ombre et lumière, à offrir ses services à l’humanité pour maintenir vivant l’héritage de Jésus et à apporter des réponses aux questions sur le sens de la vie au-delà de cette vie. Par Wikileaks, nous savons maintenant que la Curie romaine est profondément mêlée à une lutte acharnée pour le pouvoir, il s’agit avant tout du cardinal Tarcisio Bertone, actuel secrétaire d’Etat, et de l’ancien secrétaire, le cardinal Angelo Sodano, déjà émérite. Chacun a ses alliés. En exploitant les limites du pape, Bertone a déjà mis en place un gouvernement parallèle. Le pape a été très affecté par les scandales dévoilés par les fuites concernant des documents secrets de son bureau et de la banque du Vatican. Cette banque dont des millionnaires italiens, des membres de la Mafia inclus, se servent pour blanchir leur argent et le faire passer à l’étranger. Le pape s’est trouvé de plus en plus isolé. Sa démission est liée aux limites de son âge et de la maladie, mais aggravée par les crises internes qui l’affaiblirent et qu’il n’a pas su ou pu arrêter à temps.
7. Le pape Jean XXIII a dit que l’Eglise ne pouvait pas être un musée, mais devait plutôt être une maison avec les portes et les fenêtres ouvertes. Pensez-vous que Benoît XVI a essayé de retransformer l’Eglise en une sorte de musée ?
Benoît XVI a la nostalgie de la synthèse médiévale. Il a réintroduit la messe en latin, repris les vêtements des papes de la renaissance et d’autres époques du passé, s’est tenu aux habitudes et aux règles des cérémonies de palais, et à ceux qui demandaient la communion, il présentait son anneau pour qu’ils le baisent avant qu’il ne leur donne le sacrement, une habitude supprimée depuis longtemps. Sa vision des choses visait la restauration, et il aspirait à une synthèse entre la culture et la foi, qui existait apparemment dans sa Bavière natale, comme il l’a affirmé de manière explicite. Lorsqu’à l’Université de Munich, à laquelle nous avions étudié tous les deux, il vit sur une affiche l’annonce d’un de mes exposés comme conférencier invité, sur les limites de la théologie de la libération, il pria le doyen de le reporter pour un temps indéterminé. Ses modèles théologiques étaient saint Augustin et saint Bonaventure qui manifestaient une grande méfiance vis-à-vis de tout ce qui venait du monde, qu’ils tenaient pour contaminé et ayant besoin de l’Eglise pour son salut. Ceci est une des explications de son rejet de la modernité qu’il voit sous l’angle de la sécularisation et du relativisme, et qu’il voit également en dehors de la sphère d’influence du christianisme qui a pourtant contribué à façonner l’Europe.
8. A votre avis, l’Eglise va-t-elle changer sa doctrine sur l’usage du préservatif et sur la morale sexuelle en général ?
L’Eglise maintiendra ses convictions, qu’elle juge intangibles, comme le refus de l’avortement et la manipulation de la vie. Mais elle devra renoncer à son statut d’exclusivité selon lequel elle est la seule détentrice de la vérité. Elle devra se situer elle-même au sein de l’espace démocratique, où sa voix se fera entendre parmi d’autres voix. Et elle devra respecter ces autres voix et même être prête à apprendre d’elles. Et si ses avis sont réfutés, elle devra proposer son expérience et sa tradition pour améliorer ce qui peut l’être, et pour alléger le fardeau de la vie. A proprement parler il lui faudra devenir plus humaine et plus humble, avoir une foi plus profonde c’est-à-dire sans peur. Le contraire de la foi n’est pas l’athéisme, mais la peur. La peur paralyse et isole les hommes les uns des autres. L’Eglise doit marcher avec l’humanité, car l’humanité est le vrai peuple de Dieu. Elle est de plus en plus consciente de cela, mais elle n’est pas la détentrice exclusive de cette réalité.
9. Que devrait faire le futur pape pour éviter le départ de beaucoup de fidèles vers d’autres Eglises, notamment les Pentecôtistes ?
Benoît XVI a ralenti le renouveau de l’Eglise appelé par le concile Vatican II. Il ne pouvait pas supporter la scission dans l’Eglise, c’est pourquoi il privilégia une perspective de continuité linéaire qui renforçait la tradition. Il est arrivé ainsi que la tradition des XVIIIème et XIXème siècles rejette toutes les conquêtes modernes de la démocratie comme la liberté religieuse et d’autres droits. Benoît essaya de réduire l’Eglise à un bastion contre la modernité, et dans Vatican II, il vit un cheval de Troie par lequel celle-ci pouvait trouver une entrée. Il ne renia pas Vatican II, mais il l’interpréta à la lumière de Vatican I, concentré sur la personne d’un pape monarque absolu et infaillible. Cela conduisit à une forte centralisation à Rome sous la direction d’un pape qui – le pauvre ! devait conduire un peuple catholique aussi nombreux que le peuple chinois. Ceci a précipité l’Eglise et aussi des épiscopats entiers, comme en Allemagne et en France, dans un grand conflit. Cette option a contaminé l’atmosphère à l’intérieur de l’Eglise avec le soupçon, ce qui conduisit à la formation de groupes et à l’émigration de nombreux catholiques hors de l’Eglise, ainsi qu’à des accusations de relativisme et d’enseignement parallèle. En d’autres termes, l’Eglise ne vivait plus une fraternité franche et ouverte, un chez soi spirituel commun pour tous.
Le profil du nouveau pape ne devrait être, à mon avis, ni celui d’un homme de pouvoir, ni celui d’un homme de l’institution. Là ou règne le pouvoir, il n’y a pas d’amour, et la miséricorde se perd. Le nouveau pape devrait être un pasteur, plus proche de tous les fidèles et de tous les hommes, indépendant de leur situation morale, politique et ethnique. Il doit choisir pour devise les paroles de Jésus : « celui qui vient à moi , je ne le renverrai pas », car Jésus de Nazareth accueille chacun, de la prostituée comme Madeleine jusqu’au théologien comme Nicodème. Il ne devrait pas être issu du cercle culturel occidental, ce qui apparaît maintenant comme un accident de l’Histoire. Il devrait être un homme du vaste monde globalisé, qui éprouve de la compassion pour les souffrants et pour le cri de la Terre, détruite par l’avidité du comportement consumériste.
Il ne devrait pas être un homme de certitude, mais quelqu’un qui encourage chacun à découvrir des voies meilleures. Un tel pape se laisserait en conséquence conduire par l’Evangile, mais sans esprit prosélyte, conscient que l’Esprit Saint vient toujours avant le missionnaire et que la parole éclaire tous ceux qui naissent dans ce monde, comme le dit l’évangéliste Jean.
Il devrait être un homme profondément spirituel, ouvert à toutes les voies religieuses qui gardent vivante la flamme sacrée brûlant dans chacun homme : la présence mystérieuse de Dieu. Et enfin, il devrait être rempli d’une grande bonté, dans le style du pape Jean XXIII, avec de la tendresse pour les humbles, et une fermeté prophétique pour dénoncer ceux qui poussent à l’exploitation, et qui utilisent la violence et la guerre comme instrument de domination des hommes et du monde. Pourvu qu’un tel homme émerge des négociations des cardinaux au conclave et qu’il s’impose par-dessus les tensions des divers courants ! Comment agit le Saint Esprit est un mystère. Il n’a pas d’autre voix et pas d’autre tête que celles des cardinaux. Puisse t-il réussir !
Leonardo Boff – 16.02.2013
Théologien et écrivain
Traduction en français par Francis Hildenbrand
Source : texte original (en espagnol) publié le 16.02.2013 à :
http://www.servicioskoinonia.org/boff/articulo.php?num=543
Traduction allemande publiée le 27.02.13 à :
http://www.wir-sind-kirche.de/?id=281 (rubrique « neu Leonardo Boff »).
Notes :
[1] http://www1.folha.uol.com.br/mundo/1230989-igreja-precisa-de-pontifice-mais-pastor-que-professor-diz-leonardo-boff.shtml [2] « Eglise, Charisme et Pouvoir », par Leonardo Boff ; traduit du brésilien par Didier Voïta et Jane Lessa, Ed. Lieu Commun, Paris,1985.