Amnistie sociale: les mensonges du libéralisme
Par Henri Pena-Ruiz
« La souffrance sociale ne peut être ignorée, et ses victimes traitées comme des délinquants de droit commun », explique le philosophe Henri Pena-Ruiz*. Alors que la proposition de loi sur l’amnistie sociale [1] est en discussion, il interpelle ci-après Laurence Parisot et François Hollande sur « la violence quotidienne des nouvelles formes de misère », celle d’un « capitalisme décomplexé ».
Madame Parisot s’offusque. Comment peut-on casser impunément du matériel ? Madame, comment peut-on casser impunément des hommes ? C’est vous, n’est-ce pas, qui déclariez au Figaro, en 2005, ce qui suit : « La santé et l’amour sont précaires. Pourquoi le travail échapperait-il à la loi ? » Belle profession de foi en vérité ! La précarité généralisée : quel idéal ! Et pour le recouvrir, la référence sempiternelle à l’état de droit. Le marché capitaliste, « Eden des droits de l’homme », écrivait Marx par dérision.
Quelle est donc la liberté d’un chômeur en fin de droits de refuser un contrat qui organise sa servitude ? Et quelle fut la liberté des salariés de France Télécom d’échapper à l’angoisse du turn-over qui leur donnait à entendre et à vivre la précarité comme une condition permanente ? Certains en moururent. Hélas un nouveau suicide vient de montrer que la plaie reste ouverte.
Respect des biens ! Soit. Et l’humain, est-il respecté ? Pontonx-sur-l’Adour, Fralib, Florange, Aulnay, Petroplus… La liste est longue de ces lieux où tant d’hommes ont travaillé, pour apprendre un jour qu’ils n’étaient ni plus ni moins que des outils animés, comme les esclaves dont parlait Aristote. Chômage, précarité, exclusion, deviennent leur lot commun. « There is no alternative ». Bref, la détresse devient destin. Alors la révolte se fait violence. Et pour les victimes la loi brouille le droit. Victor Hugo : « Une heure vient où ceux qui ont raison peuvent se donner tort… Ils crient : Guerre !.. C’est la République, tant pis ! ils sont éperdus ; ils réclament leur droit au travail, déterminés à vivre et résolus à mourir. »
Condamner au nom de la loi est un peu court. Il faut remonter à la cause au lieu de blâmer sans nuance les effets. Sachons ce qui brise les travailleurs jetés, liquidés, déstockés, et les conduit à des gestes de désespoir. Hugo encore : « Un vent fatal a soufflé : des malheureux ont été entraînés ; vous les avez saisis, vous les avez punis… La guerre civile est une faute. Qui l’a commise ? Tout le monde et personne. Sur une vaste faute, il faut un vaste oubli ».
La violence est injustifiable, et ne peut rester impunie, diront les tenants de l’ordre. Soit. Mais qu’en est-il de la violence quotidienne des nouvelles formes de misère, alors que jamais l’humanité n’a produit autant de richesses ? Qu’en est-il de la violence propre à un rapport social où l’individu se voit opposer sans recours la fatalité prétendue des licenciements ? Violence subie, banalisée. Ne plus pouvoir vivre de son travail, ne plus pouvoir se loger, se soigner. Et serrer les poings quand on ne peut rien devant la casse du travail, du service public –ce salaire indirect qui mettait à la portée de tous les biens essentiels à une vie digne. Violence du chantage à la délocalisation, du chômage fatalisé, du mépris des droits sociaux indûment appelés «avantages». Qui arrachera le masque de cette violence ?
Madame Parisot, relisez John Rawls, Théorie de la justice. Jetez un voile d’ignorance sur l’intérêt des capitalistes, et demandez-vous si la règle du jeu est acceptable pour tous. Comme disait Montaigne, chacun porte en soi « la forme entière de l’humaine condition ». En un mot élevez-vous à l’humanité qui est une, et dont vous êtes dépositaire, comme le sont tous ces chômeurs qui chavirent dans la désespérance. Vous le pouvez, n’est-ce pas ? Et Monsieur Carlos Ghosn aussi, lui qui dit aux ouvriers de Renault de réduire leur salaire, sous peine de délocalisation en Espagne, puis aux ouvriers espagnols de faire de même, sous peine de délocalisation en Roumanie. Mais que n’abaisse-t-il le coût de son propre travail (neuf millions d’euros par an) ? Mieux, que ne cède-t-il la place à un PDG roumain ? Enrichissez-vous, disait Guizot. Hugo lui répondait dans Melancholia, où il mettait en cause ce système « Qui produit la richesse en créant la misère ».
Monsieur le Président de la République, tenez bon sur l’amnistie sociale, et faites-la aussi large que possible. Vous avez porté l’espoir de ceux qui subirent jour après jour la violence d’un capitalisme décomplexé, rendu à ses esprits animaux par l’illusion qu’il était désormais indépassable, et qu’il pouvait revenir à l’âge d’or où rien ne tempérait sa soif de profit. Aujourd’hui il s’agit d’adresser un signe majeur aux victimes d’une finance sans foi ni loi. Les marchés frémiront, la droite hurlera ? Tant pis. Quand Michelin licenciait, ses actions grimpaient en Bourse. Et la droite n’a pas vraiment déploré l’impunité des spéculateurs fauteurs de crise.
Monsieur le Président, souvenez-vous de Victor Hugo dont le dernier combat fut pour l’amnistie des communards, ceux qui du fond de leur détresse étaient « montés à l’assaut du ciel ». Sans doute faut-il régir la politique par le droit. Mais celui-ci ne se réduit pas au formalisme de la loi. La souffrance sociale ne peut être ignorée, et ses victimes traitées comme des délinquants de droit commun. Ne laissons pas les rapports humains se noyer dans « les eaux glacées du calcul égoïste » (Marx).
Il ne s’agit pas de justifier ce qui enfreint la légalité républicaine. Mais cette légalité n’a de pleine vérité que dans un monde juste. En attendant, elle peut être vécue comme un mensonge quand les pratiques sociales bafouent les plus beaux principes. Lorsque Clemenceau fit donner la troupe contre les grévistes, Jaurès sut s’opposer à lui. Tous deux étaient d’incontestables défenseurs de la République. Mais le fondateur de l’Humanité , en se rangeant du côté des grévistes révoltés, entendait remonter à la cause violente des violences, à cette cause qui n’avoue jamais son nom, et qui meurtrit les âmes comme les corps : l’injustice sociale.
Un dernier mot. Celui de Victor Hugo au moment où il engage son combat pour l’amnistie des communards. Les situations sont bien sûr très différentes. Mais le principe même de l’amnistie reste le même, qui dénonce l’hypocrisie sociale : « Aux yeux de ceux à qui l’apparence de l’ordre suffit, les arrêts de mort ont un avantage; c’est qu’ils font le silence. Pas toujours. Il est périlleux de produire violemment un faux calme. Les exécutions politiques prolongent souterrainement la guerre civile. » (Lettre à Léon Bigot, 5 novembre 1871.)
Henri Pena-Ruiz
[1] http://www.mediapart.fr/journal/france/280213/la-gauche-se-retrouve-au-senat-pour-voter-une-amnistie-sociale [cet article est payant pour un non abonné]* Henri Pena-Ruiz, philosophe, écrivain ; dernier ouvrage paru : Marx quand même (Editions Plon, sept. 2012)
Source : article « Les invités de Médiapart » du 8 mars 2013 à :