Mgr ROMERO : ANNIVERSAIRE D’UN MARTYR
Le 24 MARS 1980, Oscar Romero, archevêque de San Salvador, était assassiné à l’autel, en pleine messe, au lendemain de son appel aux soldats leur demandant de désobéir à l’ordre de tuer. Citons Maurice Barth [1] : « Ce 24 mars 1980, Oscar Romero entrait dans la légende des saints et martyrs de la foi chrétienne, du moins au yeux de ses amis et des petites gens de toute l’Amérique latine. »
Voici une autre citation, de Charles Antoine, extraite de sa préface dans le même ouvrage, en 1992 :
« Nous avons le devoir, nécessité évangélique oblige, de nourrir la mémoire du peuple chrétien par la recherche minutieuse et l’accumulation des témoignages de ceux qui nous ont précédés dans la foi. Les vingt cinq années qui viennent de s’écouler en Amérique latine sont, de ce point de vue, loin d’avoir été défrichées. Même si cette tâche d’écriture des actes des saints et des martyrs est déjà bien commencée, elle est loin d’être achevée. Elle est surtout loin d’avoir produit ses effets dans l’Eglise universelle. Les méfiances romaines envers le témoignage chrétien d’Amérique latine donnent le mesure de la méconnaissance et de l’incompréhension qui règnent encore dans l’Eglise dès qu’on aborde la question.
La figure de Mgr Romero est ici hautement symbolique. Un témoin de l’évangile. Un parfait signe de contradiction. »
[1] « Journal d’Oscar Romero », traduit et présenté par Maurice Barth (Ed Karthala, 1992).
Enfin pour approfondir la réflexion voici le texte [2] ci-après, écrit en 2000 par Jon Sobrino, s.j., directeur du Centro Monsenor Romero de la UCA (Université Centre-Américaine à San Salvador (El Salvador) et aujourd’hui toujours d’actualité. Le dernier rapport sur le développement humain 2013 du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) nous apprend que les inégalités se creusent partout dans le monde et comme le souligne Najat Rochdi (directrice adjointe du PNUD à Genève), « chaque Nord a son Sud et chaque Sud a son Nord ! ». LB
La table partagée
Par Jon Sobrino
Avec le changement de siècle, il est fréquent que l’on m’interroge sur les choses les plus importantes de notre vie, de notre Eglise, de notre histoire. Pour essayer de répondre à ces questions, je commence d’ordinaire – comme nous l’enseigne St Ignace de Loyola dans sa méditation sur l’incarnation dans les Exercices Spirituels – par regarder le monde. Je vois bien des choses, mais je vais commencer par ces mots : le monde ressemble à la table du « riche Epulon et du pauvre Lazare ». La conclusion est qu’il faut « refaire l’histoire » (dans l’autre sens), comme disait Ignacio Ellacuria. Et l’espérance est que nous puissions nous asseoir à « une autre table », comme le voulait Jésus. L’utopie pour l’humanité d’aujourd’hui, c’est « la table partagée ».
Cela dit, et puisque cet agenda latino-américain est « mondial » je voudrais rappeler que notre monde est dual, mais dans un sens précis et oublié, au sens de dialectique et conflictuel, d’antagonique et opposé. C’est pourquoi, pour parler de notre monde, il faut dire « deux entités », l’une au Nord, l’autre au Sud, réalités toutes deux qui ne sont pas seulement, ni même premièrement, géographiques, mais historiques et théologiques. Et ce sont, surtout, des réalités qui génèrent le péché (plus le Nord que le Sud) et la grâce (plus le Sud que le Nord). Peut-être simplifions-nous, mais, d’une manière ou d’une autre, il faut rappeler ce qu’est historiquement la grâce et ce qu’est le péché.
Vu depuis El Salvador et le tiers monde en général, le Nord – les pays vivant dans l’abondance, les démocraties industrielles, ou toute autre appellation qu’on voudra – offre une image insultante par rapport au tiers monde. « Un citoyen des États-Unis vaut 50 Haïtiens », dit Mario Benedetti. Et il se demande – pour secouer vivement une conscience qui paraît inébranlable : «que se passerait-il si un Haïtien valait 50 Etatsuniens ? ». Et cette différence abyssale et aberrante n’est pas due au hasard, mais fondamentalement est le produit de l’oppression, d’un processus de saccage du tiers monde qui commença véritablement avec l’arrivée des Européens en Amérique. li y a un siècle, à Berlin, les puissances européennes se sont partagé aussi l’Afrique. Et, en 1997, au sommet du G 7 à Denver, les gouvernements des grandes puissances, spécialement ceux des États-Unis et de la France, adoptèrent une politique commune afin de poursuivre le saccage du continent africain. Et le Secrétaire au commerce des Etats-Unis se plaignait de ce que son pays ne bénéficiait que de 17 % du commerce africain.
Tout cela reste pratiquement enfoui dans la conscience collective du Nord, même si parfois on entend des paroles fortes, comme celles de Jean-Paul II au Canada en 1985 : «Le jour du jugement, les peuples du Sud jugeront ceux du Nord.» Mais apparemment rien ne change, et les moyens de communication font bien en sorte que nous soyons au courant de tout, sauf de l’essentiel de notre monde. C’est pourquoi nous croyons que la nécessité de «se réveiller» est impérieuse. Paradoxalement, au Nord, a été très importante l’exigence kantienne de « sortir du songe dogmatique » afin que la science et la démocratie fussent possibles. Mais ce même Nord n’a toujours pas entendu l’exigence d’Antonio Montesinos, à la Espaniola en 1511, de sortir d’un autre songe : « le songe de cruelle inhumanité ». Le troisième dimanche de l’Avent, devant les « encomenderos »* espagnols, il commença son homélie [3] par ces mots bien connus : « Tous, vous êtes en état de péché mortel, vous vivez dans cet état et vous y mourez ». La raison de cette si grave accusation : les mauvais traitements et la mort qu’ils infligeaient aux Indiens. Le plus important néanmoins pour notre propos, ce sont les paroles finales : « Ceux-ci ne sont-ils pas des hommes ? N’êtes-vous pas tenus de les aimer comme vous-mêmes ? Ne comprenez-vous pas cela ? Comment dormez-vous si profondément d’un sommeil aussi léthargique ? » Paroles absolument nécessaires encore aujourd’hui, mais que l’on n’écoute pas et qui restent enfouies.
Le Sud, de son côté, pour un chrétien, renvoie à la croix, de sorte qu’il peut être défini comme « le peuple crucifié ». Je cite de nouveau Ignacio Ellacuria et Monseigneur Romero. Et si le chrétien s’est confronté vraiment au Christ crucifié et au mystère du serviteur souffrant qui se charge de nos péchés, alors le Sud doit être regardé comme le produit de nos mains et la victime qu’il nous faut – au nom de la justice – descendre de la croix. Mais il doit également être regardé comme lumière, salut et pardon, toutes choses – scandale et bonheur de la foi chrétienne – que l’on trouve difficilement au Nord. Pour le dire plus précisément, le premier monde n’est pas « dans la ligne du serviteur », alors que le tiers monde y est ; les classes riches et oppressives n’y sont pas, alors que les classes opprimées y sont… Nous devrions considérer avec dévotion le peuple crucifié du tiers monde.
Tout cela est produit par le Sud du seul fait qu’il est « le peuple crucifié ». Mais, en outre, il offre une utopie – que la vie et la dignité soient possibles -, lorsque, envers et contre tout, il conserve son espérance. Et nous parlons de « conserver » l’espérance, parce que c’est précisément – plus que les matières premières – ce qu’on veut lui arracher. Avec cette espérance-là, le Sud montre, avant tout, que l’espérance est possible et, par conséquent, que « l’on peut vivre autrement ». Cette espérance est la grande menace pour le Nord et c’est pourquoi aujourd’hui se livre une bataille pour que le Sud ne la conserve pas. On veut imposer une géopolitique de la désespérance et de la résignation, et une conscience de l’inéluctable.
Pourtant, sans cette espérance des pauvres, point de salut pour l’humanité. Le progrès continuera à être, pour l’essentiel, déshumanisant. L’espèce humaine survivra bien, très bien – même si le sens de la vie est menacé – chez un petit nombre d’individus, mais elle mourra, morte par famine ou exclusion, chez le plus grand nombre. Et pas question de table partagée. C’est pour cette raison qu’il est crucial de « conserver l’espérance des pauvres ».
Ce que nous venons de dire, ne serait-ce pas exagération, simplisme ou défaitisme ? S’il en est ainsi, enlevez les exagérations et complétez mes dires avec les autres choses tant vantées aujourd’hui, globalisation, village planétaire… Mais, ne doutons pas qu’un monde « d’Épulons et de Lazares » est une création qui n’a pas été très réussie pour Dieu. Pour nous le dire, il a envoyé son Fils, Jésus, qui a partagé la table avec les marginaux de son temps, pauvres, femmes, pécheurs et publicains. Et pour changer cela, il nous a laissé la force, le vent de tempête, c’est-à-dire son Esprit.
Une Église pleine de vie, qui donne sa vie pour dresser la table destinée à tous, sera une Église des pauvres, qui devra retourner à Medellin. Ainsi mènera-t-elle à bien sa mission historique : l’annonce du royaume de Dieu. Cette tâche l’aidera un peu à accomplir sa mission transcendante : rendre Dieu présent dans notre monde. Négativement, elle évitera que « par notre faute, le nom de Dieu soit blasphémé parmi les nations », chose qui ne paraît plus être un problème car ces dernières se préoccupent vraiment peu de Dieu. Et, positivement, ce sera la meilleure mystagogie au mystère de Dieu, Père et Mère, bonté et tendresse, vers lequel nous cheminons humblement, puisque nous cheminons « dans l’histoire ». Mais nous cheminons aussi dans la joie, car nous marchons avec les autres en « partageant la table », une table unique pour tous, sans épulons ni lazares, mais bien une table de frères et soeurs, fils et filles de Dieu.
Jon Sobrino – San Salvador
* « Encomenderos »: colons à qui le pouvoir royal confiait (« encomendaba ») une portion de territoire colonial (une «encomienda») avec ses habitants afin de la gérer et de convertir les Indiens à la foi catholique.
[2] texte publié dans l’Agenda latino-américain 2001 « De la Grande Patrie à la Patrie Mondiale »(p. 26-27). Edition québécoise réalisée par le Comité chrétien pour les droits humains en Amérique latine (Montréal, Québec).
[3] Cf http://www.nsae.fr/2012/01/14/le-cri-de-montesinos-hier-et-aujourdhui/Source illustration : http://fundacionmonsenorromero.org.sv/
A lire pour aller plus loin :
• « Guerre froide et Eglise catholique – L’Amérique latine » par Charles Antoine, Ed. du Cerf, 360 pages, 36 €, 2000.
• « Le sang des justes. Mgr Romero, les jésuites et l’Amérique latine », par Charles Antoine, Ed. Desclée de Brouwer, 192 pages, 21€, 2000.
• « Projets politiques et luttes sociales-Expériences latino-américaines » sous la direction de Nicolas Pinet, Ed. l’Harmattan, 288 pages, 28,50 €, 2011.