Un projet de partenariat transatlantique menaçant
Américains et Européens, adieu au multilatéralisme ?
Par Zaki Laïdi
Le projet d’accord de libre-échange entre les Etats-Unis et l’Union européenne (UE) est généralement perçu comme l’expression d’une routine commerciale propre au monde marchand. Pourtant, ses enjeux sont considérables et introduisent dans la stratégie européenne une rupture essentielle, dont il faut mesurer les enjeux et les conséquences.
Vues de Bruxelles, les choses sont simples. Un traité de libre-échange entre les Etats-Unis et l’UE générerait des gains considérables, évalués à 100 milliards d’euros par an. Pris dans un élan lyrique qu’on ne lui connaissait guère, Karel De Gucht, commissaire européen au commerce, identifie ce projet à un gigantesque plan de relance économique puisqu’il garantirait un point de croissance du PNB des deux côtés de l’Atlantique sans coûter le moindre euro.
Mais les choses sont-elles si simples ? Probablement pas. Car, derrière la stratégie forcenée de communication d’une commission en quête de succès politique au terme d’un mandat pour le moins médiocre, s’expriment des non-dits dont il faut pourtant bien parler.
Si cet accord venait à voir le jour rapidement, il faut tout d’abord prendre conscience qu’il mettra à terre le système commercial multilatéral organisé autour de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
Cet accord de libre-échange transformera la politique commerciale de l’UE, qui sera alors couverte à plus de 60 % par des accords bilatéraux alors que cette proportion n’était que de 25 % il y a de cela dix ans. Or, il faut savoir que l’Europe a toujours investi dans les négociations multilatérales, qu’elles soient commerciales ou climatiques. Le multilatéralisme est le socle historique de la politique européenne et la meilleure garantie de ses intérêts dans la mesure où elle n’est pas dotée des ressources géopolitiques classiques dont dispose un Etat comme les Etats-Unis.
Or, la Commission se garde bien de nous dire pourquoi elle a opéré de manière aussi forte ce tournant en faveur du bilatéralisme. Elle n’assume pas ce changement de cap car elle ne veut pas admettre que le cycle des négociations commerciales de l’OMC (cycle de Doha) est mort et enterré. Et ce, largement par la faute des Etats-Unis, qui ne croient plus au système multilatéral commercial qui n’est plus en mesure de leur procurer les gains qu’ils retiraient de lui jusque-là.
Si le cycle des négociations multilatérales est définitivement enterré, c’est l’avenir de l’OMC qui est en jeu. Car, depuis 1947, les organisations commerciales ont toujours été adossées à de grandes négociations commerciales. Si ces grandes négociations disparaissent, les disciplines commerciales qui les sous-tendent se relâcheront et le règlement des différends qui est au coeur de l’OMC perdra forcément de sa légitimité. Et ce d’autant plus que les normes privées envahissent de plus en plus l’espace commercial mondial, au détriment des normes publiques négociées à l’OMC par les Etats.
La mise en péril de l’OMC n’est pas une mince affaire. Pourtant, on ne voit nullement, à Bruxelles, l’esquisse d’une réflexion sur ce que sera le système commercial mondial dans dix ou vingt ans. La Commission se contente de nous vendre les mérites d’un traité bilatéral avec les Etats-Unis, sur la table depuis au moins quinze ans et qu’elle espère conclure avant de rendre les armes en juin 2014. Le risque est d’ailleurs grand que, par volonté d’aboutir à tout prix et dans les délais qu’elle s’est fixés – mais que les Américains se gardent bien de confirmer -, la Commission négocie un peu trop rapidement un traité qui pose pourtant de nombreux problèmes sur le plan non pas tarifaire mais réglementaire.
En effet, il existe d’immenses divergences et différences entre Américains et Européens sur toute une série de sujets comme la protection des données privées, les règles des droits d’auteur dans l’audiovisuel, les subventions agricoles, les indications géographiques, les politiques de compétition, les règles sanitaires et environnementales, pour ne parler que de celles-ci.
Ces divergences sont d’autant plus difficiles à surmonter que les régulateurs sont des deux côtés indépendants et qu’il existe de part et d’autre de l’Atlantique des régulateurs nationaux en Europe et locaux aux Etats-Unis. Pour parvenir à cet accord, quelle méthode choisira-t-on : l’harmonisation ou la reconnaissance mutuelle ? Dans le premier cas, les Européens risquent fort de renoncer à certaines de leurs préférences sociales, liées notamment au principe de précaution.
Dans le second cas, le risque est de voir les gains de ce projet limités dès lors que chacun admet les spécificités de l’autre et les considère comme opposables à la libre circulation des services et des biens. La somme des problèmes est telle que : soit l’Europe accepte d’avancer prudemment, mais dans ce cas la signature de cet accord n’interviendra que dans un délai de cinq à dix ans ; soit elle veut avancer à marche forcée et l’Europe court alors le risque de bâcler la négociation à son détriment. A son détriment, car à l’évidence le rapport des forces entre Américains et Européens est inégal, même si sur le papier les deux ensembles représentent des forces économiques équivalentes.
Sur l’Europe, les Etats-Unis disposent de deux avantages essentiels. Le premier est qu’ils sont un Etat pour lequel le commerce est l’élément d’une équation géopolitique beaucoup plus large dont l’objectif avoué est de contenir la montée en puissance de la Chine. Dans cette perspective, leur objectif est de mettre en place deux mâchoires réglementaires puissantes couvrant 60 % du commerce américain : l’une avec l’Europe, l’autre avec l’Asie mais sans la Chine, et ce en plaçant la barre des négociations de l’accord Partenariat transpacifique (TPP) suffisamment haut pour dissuader Pékin d’y entrer.
Or, il n’est pas exclu que les Etats-Unis, déjà lancés dans le TPP, parviennent à un accord en Asie avant d’avoir conclu avec l’Europe. Dans ce cas, ils risquent de se trouver en position de force face à nous pour nous imposer des standards qu’ils auront préalablement négociés dans le cadre du TPP.
Quel sera alors notre marge de négociation, surtout si Bruxelles est si pressé de parvenir à un résultat ? Face à la Chine, l’Europe et les Etats-Unis ont indiscutablement des intérêts communs. Mais l’Europe n’a ni la puissance stratégique des Etats-Unis ni l’équivalent d’un TPP sous la main en Asie pour pouvoir la contrer. Pour isoler la Chine, mieux vaut en avoir les moyens politiques, à supposer que cela soit la bonne solution.
Les Etats-Unis ont fait le choix politique de tirer un trait sur le multilatéralisme, et Obama n’a fait qu’amplifier ce mouvement. L’Europe doit-elle forcément les suivre dans cette voie sans l’assumer politiquement et sans en mesurer toutes les implications ? Toute la question est là.
Zaki Laïdi
Directeur de recherche au Centre d’études européennes de Sciences Po
Zaki Laïdi est l’auteur de « La Norme sans la force. L’énigme de la puissance européenne » (Presses de Sciences Po, 2010).
Source : publié dans Le Monde daté du 16 mars 2013.