PÂQUES
Par Serge Guilmin
PÂQUES EST L’HEUREUSE MÉMOIRE DE TOUT CE QUI A PU ÊTRE LIBÉRATEUR DANS NOTRE EXISTENCE ET TOUT CE QUI PEUT ENCORE L’ÊTRE POUR NOUS ET POUR TOUS LES PEUPLES, TOUTES LES PERSONNES AU MILIEU DESQUELLES NOUS VIVONS. Tous ces gens mélangés de toute origine, exactement comme ceux qui, selon le livre de l’Exode, traversèrent la Mer Rouge – disons : un bras du Nil. J’aime que le livre de l’Exode ne désigne pas encore ces gens sous un nom qui pourrait donner à penser à une unité ethnique quelconque, mais comme un « ramassis de peuples »
Ainsi sommes-nous, dans les voyages de notre vie, dans nos rencontres dans les cités, comme un « ramassis de peuples ». Et nos visages étonnés qui se saluent ne font pas encore histoire, même si nos institutions nous donnent à croire que nous vivons ensemble sous la belle devise « liberté, égalité, fraternité », ou encore en Église bienveillante et prête à remettre debout quiconque chancelle. L’Écriture biblique ne peut être entendue que dans cette perspective de la libération des peuples, de la sortie hors des dictatures qui, sans chercher dans l’histoire lointaine, ont fait et continuent à faire tant de victimes, à produire tant de malheurs que tous les tombeaux du monde semblent saturés. Faudrait-il les nommer tous ces destructeurs de l’humanité ? On pourrait craindre que, même dans les églises, ils gardent encore quelque crédit et que les discours de bois des idéologies de l’Est, de l’Ouest, de l’Asie, de tant de chefs d’Etat d’Afrique, indignes de leur charge, pourraient encore s’employer à gommer sous tous les cieux le cauchemar de millions de gens.
Alors on se demande : le Christ ressuscité n’est-il pas en train de nous apprendre à parler autrement ? N’en sommes-nous pas à nos premières paroles ? Les Églises de la Réforme ont renoncé à toute représentation du divin, à toute ostentation dans le culte, à tout enfermement en leur propre institution. C’est peut-être pourquoi elles se sont trouvées si souvent à l’origine de protestations que personne ne songeait à élever contre les injustices, qui ont cours même dans le meilleur des États. Ainsi, en cette année 2002, pour ce qui nous concerne, les lettres quotidiennes que nous sommes nombreux à envoyer à notre ministère de l’intérieur en faveur des victimes d’un système législatif injuste qui frappe d’expulsion dans son pays d’origine quiconque a purgé une peine, et ce, même s’il n’a jamais mis les pieds dans ce pays, même s’il en ignore la langue. C’est ce que l’on appelle la double peine. Et l’on pourrait citer quelques toujours trop rares réponses heureuses à ces interventions. Issue heureuse aussi, à force de courriers répétés et d’intervention auprès des autorités nigériennes, de l’acquittement d’une jeune femme que l’on promettait à la mort par lapidation…
Nous serions de même en défaut de logique historique si, dans les conflits qui affligent le Moyen-Orient aujourd’hui nous prenions, les yeux fermés, fait et cause pour l’État d’Israël parce que le nom qu’il a emprunté se trouve dans la Bible. Il se trouve dans la Bible, mais cela ne justifie en aucune façon les exactions auxquelles il se livre depuis tant d’années. Nous sommes associés de tout cœur avec quiconque cherche la paix, notamment le mouvement « La paix maintenant », mais nous ne pouvons accorder crédit à ceux qui usent de leur force pour détruire des maisons palestiniennes, au moment même où les nantis du pays se construisent de véritables bunkers.
La Résurrection, c’est une histoire de vie et de mort. J’ai connu pour ma part des Palestiniens qui espéraient encore et accueillaient avec tant d’amitié les étrangers qui visitaient leurs campements. Des décennies ont passé, et c’est maintenant le désespoir absolu de toute une jeunesse.
Humbles communautés que nous sommes, nous pouvons peut -être peu de chose pour rétablir la justice, en ces lieux du monde dont on nous dit chaque jour les cris et les supplications.
La résurrection de Jésus, regardé comme le Christ des Écritures, nous fait porter les regards ailleurs que sur les tombeaux. Tout se passe en Jésus comme si les tombeaux étaient vides, tout comme le sien au matin de Pâques. Les exégètes n’ont pas manqué de remarquer la distance marquée entre la réalité de la mort de Jésus et la configuration spirituelle revêtue par le récit. L’insistance sur les bandelettes soigneusement rangées de côté contraste avec la précipitation des premiers disciples qui se rendent au tombeau. Le premier arrivé sera en fait le dernier à entrer dans le tombeau. Si Jésus était déjà placé sous bandelettes, c’est-à-dire momifié selon la coutume observée par les grandes familles d’Israël, alors il n’y a ni réanimation ni résurrection possible. L’Évangile de Jean ne se prête pas à une interprétation matérialiste des faits. Écrit vers le début du Ile siècle, il rapporte ce que déjà l’Église a vu et comment elle a cru. Elle n’a pas vu des faits paranormaux autour de la mort de Jésus, mais la transformation d’un peuple désespéré en communauté vivante. L’Évangile de Jean est comme la fin du deuil que l’on porte à l’égard de Jésus.
Maintenant, la vie commence dans la lumière des paroles et des actes de Jésus. Les disciples, ces incroyants de la première heure commencent enfin à apercevoir la réalité d’une résurrection qui ne concerne pas seulement un individu – fût-il le Christ -, mais toutes celles et ceux qui maintenant se remémorent ce qui s’est passé: ils quittent alors le tombeau pour se rendre là où sont les laissés-pour-compte d’une société sans pardon et sans justice.
En fait, dans un premier temps, ce ne sont pas « les juifs » qui continuent à être mis en cause – du moins, pour ce qui concerne l’Évangile johannique, le clergé juif. La première communauté chrétienne se constitue à partir de juifs devenus chrétiens, exactement comme l’ancien peuple d’Israël se constitue à partir du peuple du pays, les Cananéens. « Les juifs », ce pourraient être des chrétiens qui souhaitent malgré tout continuer le système des rituels juifs, interdits alimentaires, etc. Des judéo-chrétiens encore hésitants ou se situant dans l’impossible entre-deux : entre le système du pur et de l’impur et celui du don et de la tendresse ouverte.
La résurrection de Jésus, c’est l’avènement d’un peuple nouveau. Les effets de la résurrection se font sentir à travers des événements heureux de la vie quotidienne de chacun, mais ils se font sentir aussi dans l’inattendu d’une histoire qui met fin à des formes de pouvoirs et d’accaparement des écritures au profit d’un clergé qui finit par n’être qu’un gérant de la religion populaire (doctrine des mérites, pèlerinages, confessions, exorcismes, constructions de palais de prestige, mises en scène d’un clergé costumé, dérives théologiques vers les nantis de ce monde, négationnisme de l’histoire récente où les papes agissent comme des chefs de gouvernement…).
La Réforme doit entendre tout cela si elle ne veut pas se paralyser et devenir un clergé à collerette qui intrigue avec les États (comme cela me fut dit récemment par des pasteurs norvégiens et suédois). Là où l’Église devient majoritaire, elle court en même temps le risque de se comprendre autrement que comme Église de la résurrection. Et c’est pourtant à cette maintenance que nous avons à travailler.
Un vieil arabe rencontré à Paris m’arrête dans la rue et me dit : « S’il vous plaît, est-ce que c’est dimanche aujourd’hui ? – Oui, lui dis-je, c’est dimanche. – Merci. Voyez-vous je me suis levé ce matin sans savoir quel jour nous étions. » Chaque jour à venir, d’une façon ou d’une autre, nous pourrions lire sur le visage fatigué ou désespéré des autres, ou en surimpression sur bien des images de nos télévisions la question de savoir quel jour nous sommes. C’est Pâques aujourd’hui, et ce sera Pâques, la fête de la libération de tout enfermement psychologique ou politique, en chaque jour où se remettra debout en chacun de nous le sens d’une responsabilité qui dépasse toute frontière admise. Le Christ est ressuscité, le tombeau est vide, c’est la conviction qui a réveillé au cours des siècles tous ceux qui ont su vivre – sans ignorer la relative brièveté de leur séjour – comme des ressuscités portés vers ceux de nos compagnons qui vivent comme ne vivant pas et qui connaissent le désarroi, l’ennui, la souffrance physique ou psychique, l’oppression idéologique, la fascination des démonstrations de la force.
Le Christ est ressuscité : nos contemporains peuvent bien dire le bonheur avec d’autres mots. Nous demeurons les témoins de l’inespéré dans la joie qui nous est ainsi donnée.
Serge Guilmin
Source : article publié dans revue trimestrielle du libéralisme théologique, Théolib n° 34 – Juin 2006 (page 49-53).