Un Forum social mondial au cœur des convulsions tunisiennes
Par Christophe Ventura
Entre le 26 et le 30 mars, le Forum social mondial (FSM) de Tunis, capitale de la République provisoire de Tunisie, a réuni, selon les organisateurs, 50 000 participants de 120 pays, dont les représentants de 4 500 organisations et réseaux constitutifs des fluides altermondialistes. La grande majorité des participants provenait néanmoins de la zone euro-méditerranéenne.
L’événement – placé sous le signe de la « Dignité » qui en fut le slogan permanent – s’est déroulé pendant une semaine d’effervescence politique et sociale nationale rarement – peut être jamais – connue depuis la fondation du FSM en 2001 : grève générale des magistrats contre un projet de loi relatif à la création d’une instance provisoire de la magistrature ; mobilisations contre les vagues d’insécurité qui secouent le pays ; Sommet des pays arabes de Doha durant lequel le président tunisien, Moncef Marzouki, a lancé la proposition des « Cinq libertés maghrébines » visant à favoriser l’intégration régionale [1] ; adoption du préambule et d’articles relatifs aux principes fondamentaux de la Constitution par la commission de la Constituante (dont celui concernant le caractère civil de l’Etat : « La Tunisie est un Etat civil fondé sur le principe de citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté de la loi » [2]) ; Conférence internationale sur l’islam et la démocratie, ouverte par le président du mouvement Ennahdha, Rached Ghannouchi, qui s’y est déclaré « très satisfait (…) de la coalition laïco-islamique » [3] ; propos très durs – en miroir – de Moncef Marzouki, adepte de la stratégie d’« union nationale », prononcés à Doha sur les plateaux d’Al-Jazeera contre les « laïcs extrémistes » qui s’aviseraient de vouloir prendre le pouvoir contre la « troïka » qui gouverne [4] (Ennahdha, le Congrès pour la République – CPR – du président qui tenait son Conseil national le 30 et le 31 mars, Ettakatol), etc.
Au delà de son bilan quantitatif (auquel il convient d’ajouter le millier d’activités qui s’y sont déroulées), la 12e édition du FSM fut un succès incontestable par la qualité de son organisation, de ses débats et de sa dynamique générale marquée par une forte participation des mouvements de jeunes (étudiants tunisiens, Occupy Wall Street, Indignés, etc.). On peut même affirmer que ce FSM, auquel se sont greffés plusieurs forums thématiques – intégrés ou associés – (Forum mondial des médias libres, Forum parlementaire mondial) fut l’un des meilleurs crus de ces dernières années.
Tunis a confirmé que lorsqu’il se tient dans un contexte politique et social national dense – même convulsif comme dans le cas présent – dans lequel des luttes saillantes façonnent le devenir d’une société en phase de transformation, le Forum, nourri par la dynamique intérieure, offre un cadre utile à ses participants internationaux et aux acteurs des luttes locales.
Dans ces conditions singulières et non reconductibles mécaniquement, le FSM, plus qu’une simple foire altermondialiste comme il sait l’être parfois, constitue un espace de frottement unique entre les différents flux qui le traversent : acteurs du syndicalisme ouvrier, paysan et des services, du monde des ONG, mouvements sociaux du Nord et du Sud, représentants des forces politiques de gauche et de centre-gauche, universitaires et intellectuels critiques, nouveaux mouvements des jeunesses hyper-précarisées des classes moyennes, etc.
Cette dynamique se traduit par un haut degré d’interpénétration des thématiques sectorielles portées par la diversité des acteurs présents. Celles-ci rejaillissent et s’invitent dans l’agenda des uns et des autres. Par exemple, rarement la thématique sahraouie aura à ce point influencé un Forum. Au point de constituer le « clash » qui, opposant « pro » et « anti », à conduit à l’ajournement inédit de la traditionnelle Assemblée des mouvements sociaux.
Plus positivement, le FSM a permis de pointer la question libérale comme critère d’évaluation centrale des forces politiques issues du « printemps arabe ». Ainsi, la question économique et sociale, celle de la dette, ainsi que la pleine coopération des gouvernements issus de la « Révolution du jasmin » avec les institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale), avec l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ou l’Union européenne (UE) et ses diktats libre-échangistes, étaient au cœur des débats. Ces derniers ont stimulé de véritables coopérations – espérons durables – entre mouvements locaux, régionaux et internationaux. En particulier entre ceux des deux rives de la Méditerranée.
A l’issue des travaux de cette semaine tunisienne, une conclusion s’impose : évaluer les processus des « révolutions arabes » à l’aune des changements institutionnels et politiques est certes important, mais largement insuffisant. A ce jour, les structures des sociétés n’ont pas changé ; le néolibéralisme est roi, quels que soient les régimes politiques installés dans la région. L’ensemble des forces islamistes majoritaires – indépendamment de leurs sensibilités selon les pays et les traditions (Frères musulmans, salafistes, chiites, etc.) – loin de remettre en cause l’ordre néolibéral, le perpétue. De ce point de vue, ces forces s’inscrivent dans une continuité avec les régimes antérieurs.
Au mieux cherchent-elles, dans le cadre de batailles d’influence mobilisant d’énormes moyens politiques, économiques, financiers, médiatiques et militaires, à en redistribuer les cartes géopolitiques régionales. Comme le note Nasr Ben Soltana, président de l’Association tunisienne des études stratégiques, « les intérêts iraniens, turcs et américano-qatari-islamistes livrent une guerre qui ne dit pas son nom à l’intérieur des pays arabes, et notamment de la Tunisie [5] ».
Pour leur part, les partis républicains et laïcs, lorsqu’ils gouvernent (comme en Tunisie), n’ont rien à envier à leurs alliés de circonstance en matière d’alignement néolibéral.
Les peuples de la grande région Maghreb/Machrek sont sévèrement affectés par la crise qui s’approfondit dans les pays du centre de l’économie mondiale. Certains, comme la Tunisie dont l’économie de sous-traitance dépend largement du tourisme européen, sont laminés par le chômage, la pauvreté et les inégalités qui explosent.
Néanmoins, tous continuent leur pleine intégration au capitalisme mondialisé. La région reste une périphérie riche en matières premières et en ressources naturelles. Elle constitue, de ce point de vue, une zone d’enjeux déterminants pour les puissances du système-monde en concurrence (Etats-Unis, Chine, Russie, pays de l’UE notamment). Il faut au passage remarquer que le Brésil était très présent à ce FSM. S’appuyant sur ses liens historiques privilégiés avec le Forum, le gouvernement de Brasilia, fidèle à sa stratégie du soft power dans les relations internationales, a contribué au financement d’une large délégation d’ONG brésiliennes. Il disposait d’une tente officielle dans l’enceinte du campus universitaire d’El-Manar. Enfin, plusieurs représentants du gouvernement avaient fait le déplacement pour rencontrer les officiels tunisiens.
Rarement un FSM aura autant été influencé par la géopolitique régionale. Il a cristallisé toutes les tensions politiques actuelles du Maghreb et du Machrek en se transformant, par exemple, en théâtre de polémiques et d’affrontements récurrents entre partisans et adversaires de Bachar al-Assad en Syrie. La question de la Palestine fut une préoccupation centrale de nombreux débats, et c’est elle qui fut le thème de la marche de clôture de l’événement.
Enfin, les mouvements sociaux présents au FSM de Tunis ont rendu de vibrants hommages à Chokri Belaïd et à Hugo Chavez.
Le Forum n’est pas en mesure de constituer un cadre à partir duquel construire un rapport de forces concret et permanent contre le capitalisme international. Néanmoins, lorsqu’il se déroule dans des conditions porteuses, il incarne un processus de « construction continuelle d’un collectif mondial qui permet de lier actions de court terme et efforts de transformations à long terme » [6]. Il dessine les contours d’un espace international permettant de nourrir la réflexion de tous les mouvements sociaux et citoyens qui y participent sur cette question centrale : comment construire des stratégies de transformation ?
Christophe Ventura – 1er avril 2013
Notes :
[1] Il s’agit de la liberté de circulation, de travail, de résidence, d’investissement et de vote aux élections locales.
[2] Mais, dans le préambule de la Constitution, les droits de l’homme seraient bel et bien stipulés, « à condition qu’ils soient en concordance avec les spécificités culturelles du peuple tunisien ». La Presse de Tunisie, 30 mars 2013.
[3] Idem.
[4] Lire Seif Soudani, « Echafauds : Marzouki s’explique » (http://www.lecourrierdelatlas.com/Billet-Tunisie-Echafauds-Marzouki-s-explique)
[5] Cité dans La Presse de Tunisie, 31 mars 2013.
[6] Propos développés par Immanuel Wallerstein lors de l’atelier « A l’heure de la crise globale, quelles articulations entre mouvements sociaux, citoyens (Indignés, Occupy Wall Street, Y’en a marre !) et forces politiques de transformation ? » co-organisé par le réseau Transform !, l’association Collettivo Prezemolo et Mémoire de luttes.
Source : http://www.medelu.org/Un-Forum-social-mondial-au-coeur
Photo : Thierry Brésillon