Inégalités : le grand bond en arrière
Entretien avec Camille Landais
Depuis les années 1970 et l’explosion des hauts revenus, les inégalités progressent dans les pays développés. Une société de rentiers se remet en place. Une régression, dénonce Camille Landais* dans l’entretien ci-après donné à Alternatives Economiques.
Entretien
Propos recueillis par Marc Chevallier et Jacques Goldstein
• Le rythme de la croissance a-t-il un impact sur les inégalités ?
Parle-t-on ici des inégalités en termes relatifs ou bien de la pauvreté, définie en termes absolus ? Il faut distinguer les deux. En général, lorsque la croissance augmente, la capacité à sortir une très grosse masse de la population de la pauvreté est également très importante. C’est le phénomène de développement auquel on assiste en Chine et dans les pays émergents, et c’est une très bonne chose du point de vue du bien-être à l’échelle de la planète.
Cependant nous sommes des animaux sociaux et on a toujours tendance à définir notre situation de manière relative. Relative à la fois dans le temps par rapport à la situation qui était la nôtre auparavant et également vis-à-vis d’autrui, c’est-à-dire vis-à-vis de la situation de l’ensemble des gens qui constituent notre entourage ou des gens avec lesquels nous interagissons dans la société. De ce point de vue, il n’y a pas de lien évident entre la croissance et la répartition de ses fruits au sein d’une société. Cette répartition est le fruit des forces de marché, mais aussi d’arrangements institutionnels reflétant notre tolérance à certains niveaux d’inégalités et notre volonté de redistribuer les richesses.
• A-t-on assisté récemment à une rupture sur ce plan ?
Au cours du XXe siècle, trois grandes phases se sont succédées. Au début du siècle, le degré d’inégalités était très important dans la plupart des pays développés : le 1 % des revenus les plus élevés captait une part démesurée – en gros jusqu’à 20 % – de l’ensemble des revenus créés chaque année. Cette situation a volé en éclats au cours de la période s’étalant de la fin de la Première Guerre mondiale à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pendant cette période, la question des très riches a totalement disparu : la part des revenus finissant entre les mains des foyers les plus riches a diminué drastiquement, divisée par deux voire trois, dans la plupart des pays occidentaux. A cela plusieurs raisons : tout d’abord, les destructions massives occasionnées par les deux guerres mondiales dans les pays d’Europe continentale, mais également les grandes périodes d’hyperinflation qui ont laminé les détenteurs de capital et plus généralement les désorganisations liées à la très grande crise des années 1930. Cette situation a perduré jusqu’au milieu des années 1970, période où elle s’est inversée de nouveau (cf ci-après complément 1).
• Observe-t-on des différences notables entre les Etats-Unis et l’Europe ?
Le mouvement part des pays anglo-saxons, qui, avec les révolutions thatchérienne et reaganienne, voient de nouveau s’accroître très fortement la part des revenus revenant au 1 % ou aux 5 % des foyers les plus riches. Il est intéressant de noter que les pays d’Europe continentale ne suivent pas au départ cette tendance, que l’on n’observe dans des pays comme la France ou l’Allemagne ou même le Japon qu’à partir du milieu des années 1990. Nous sommes donc revenus aujourd’hui à une situation qui est extrêmement proche de celle du tout début du XXe siècle.
La question est : allons-nous, du coup, assister à un renforcement toujours plus prononcé de cette tendance, avec une part toujours plus grande des revenus qui revient à une petite fraction des très, très hauts revenus, ou au contraire, cette situation risque-t-elle de se stabiliser ? Pour l’instant, même aux Etats-Unis avec la grande récession, on voit plutôt se poursuivre la tendance à l’oeuvre dans les années 1990 et 2000. A cela, il y a une raison objective : l’absence de réel changement dans la fiscalité. Nous ne sommes pas revenus aux systèmes fiscaux extrêmement redistributifs des années 1950-60 où il était normal dans la plupart des pays développés d’avoir des taux marginaux supérieurs d’impôt sur le revenu de 50, 60 ou 70 %.
• Outre la fiscalité, peut-on imputer ces évolutions à d’autres facteurs, comme la mondialisation ?
La mondialisation tend en effet à augmenter les revenus des travailleurs qualifiés dans les pays développés, au détriment des travailleurs les moins qualifiés. En bonne logique, elle devrait cependant également pousser à la hausse le salaire des travailleurs peu qualifiés, relativement à celui des travailleurs qualifiés, dans les pays en voie de développement, ce qui ne semble pas vraiment être le cas. Donc la mondialisation ne peut tout expliquer.
Une autre force de marché, souvent évoquée pour expliquer la croissance des revenus des très riches, c’est l’idée qu’il existerait des phénomènes de starisation, liés à une capacité plus grande, via essentiellement le progrès technique, des travailleurs très productifs à couvrir une plus grande partie du marché. C’est vrai, par exemple, des footballeurs : alors qu’auparavant il était compliqué de diffuser un match espagnol en Tchécoslovaquie, les matchs peuvent être désormais vus dans un grand nombre de pays. Un footballeur de très grande qualité peut aujourd’hui créer beaucoup plus de richesses parce qu’il a accès à un marché beaucoup plus grand.
C’est aussi le cas des grands patrons qui se trouvent à la tête de groupes beaucoup plus importants qu’autrefois. Le très rapide développement de l’industrie financière au cours des trente dernières années ainsi que les modifications conséquentes des modes de rémunération au sein de l’entreprise ont également participé à l’accroissement rapide des plus hautes rémunérations au cours de la période récente. Il ne faut cependant pas perdre de vue qu’il a été d’autant plus facile pour ces personnes de profiter de situations d’extraction de rente que les taux marginaux d’imposition sont devenus beaucoup plus faibles.
• Les inégalités se sont-elles seulement creusées par le haut de l’échelle des revenus ?
Ce qui est frappe aujourd’hui l’imaginaire collectif et les médias, ce sont les très hauts revenus et les comportements qui leur sont associés. Et lorsqu’on regarde les données, c’est en effet dans le haut de la distribution des revenus que l’on voit le plus de changement. Comme je le disais, en trente ans, on est revenu, par exemple dans les pays anglo-saxons, à une vraie société de rentiers qui caractérisait le début du XXe siècle. Il n’est pas inutile néanmoins de regarder ce qu’il s’est passé à l’autre bout de l’échelle au cours de la période récente.
Depuis une quarantaine d’années, le taux de pauvreté a baissé dans la plupart des pays développés et ce en raison de la mise en place progressive d’un très grand nombre de programmes d’assurance sociale. En dépit d’importantes variations entre pays dans le degré de protection sociale, le fait d’avoir mis en place à peu près dans tous les pays des systèmes de retraites sous forme d’assurance sociale a radicalement fait reculer la pauvreté et changé son visage : d’une pauvreté des plus âgés, on est passé à une pauvreté de personnes actives ainsi que de familles monoparentales. Le taux de pauvreté a cependant augmenté de manière conséquente au cours de la période très récente en raison de la grande récession.
Il faut aussi attirer l’attention sur une forme de rupture dans l’évolution générale des inégalités entre le haut et le bas de la distribution entre les pays anglo-saxons et les pays développés d’Europe continentale comme la France. Dans les pays anglo-saxons, l’explosion des très hauts revenus est concomitante d’une chute des revenus des personnes les plus pauvres. On n’assiste pas encore à un tel creusement des inégalités de la société en France, par exemple, mais il est intéressant de noter que l’Allemagne, en revanche, connaît depuis quinze ans une évolution extrêmement rapide des inégalités salariales sur un modèle proche du modèle anglo-saxon : il y a un appauvrissement d’une importante partie des salariés ; le 10e percentile de la distribution des salaires a diminué de plus de 20 % en termes réels depuis 1996 (Cf ci-après complément 2).
Propos recueillis par Marc Chevallier et Jacques Goldstein
*Camille Landais, chercheur au Stanford Institute for Economic Policy Research.
Compléments :
1- Le retour d’une société de rentiers
Quelle est la part du revenu total qui est captée par le 1 % le plus riche de la population en France et aux Etats-Unis et comment celle-ci a-t-elle évolué depuis le début du XXe siècle ? Le graphique (« Part du centile supérieur dans le revenu total en France et aux Etats-Unis, en % » ; accessible dans la revue) permet de répondre à cette question, même si dans le cas français, les données concernant les plus-values réalisées par les plus riches lors d’opérations de cession de leur patrimoine manquent à l’appel pour se faire une idée exhaustive de leurs revenus. Premier constat : lors des trente premières années du siècle, le 1 % le plus riche capte entre 15 % et 20 % du revenu total (avec un pic à près de 25 % aux Etats-Unis à la veille de la crise de 1929). On a manifestement affaire à des sociétés très inégalitaires.
La crise économique des années 1930, la Seconde Guerre mondiale et les gigantesques destructions de capital vont mettre un terme à cette situation. A la fin des années 1940 et au début des années 1950, la part du 1 % le plus riche dans le revenu total tombe à moins de 15 % aux Etats-Unis et à moins de 10 % en France.
La fiscalité d’après-guerre va empêcher les grosses accumulations de revenus de se reconstituer, aux Etats-Unis comme en France, jusqu’au seuil des années 1980. Mais les courbes se séparent au début des années 1980, quand Reagan prend le pouvoir aux Etats-Unis et baisse considérablement les impôts pesant sur les plus hauts revenus. Il ne faudra pas plus de vingt ans pour que les 1 % les plus riche des Américains captent autant et même davantage qu’en 1915. Rien de comparable côté français où, pourtant, la courbe se redresse à son tour au milieu des années 1990 (Cf ci-après complément 2) .
Sébastien Legay
2- Les inégalités salariales se creusent en Allemagne
Alors que les employés masculins allemands connaissaient une progression salariale à peu près similaire quel que soit leur niveau de revenus jusque vers 1996, le dixième des salariés le moins bien payé n’a cessé de voir son salaire reculer depuis en termes réels (c’est-à-dire une fois l’inflation déduite) : en 2009, il était à un niveau inférieur de 20 % à ce qu’il était en 1996. Dans le même temps, les 20 % des salariés les mieux payés ont vu leur salaire réel progresser d’un peu plus de 5 %. Ce sont par conséquent les salariés allemands les plus modestes qui ont supporté l’effort de modération salariale dans lequel s’est engagé le pays depuis la fin des années 1990. Cf dans la revue, le graphique « Evolution des salaires des employés masculins d’Allemagne de l’Ouest à temps plein par percentile, base 0 = 1996 ».
Source : article publié dans Alternatives Economiques Hors-série n° 097 – avril 2013 « Faut-il dire adieu à la croissance ? », actuellement en kiosques (5,90 €).
http://alternatives-economiques.fr/inegalites–le-grand-bond-en-arriere_fr_art_1211_63582.html
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