Au Vietnam, l’«agent orange» répandu par les Américains continue de tuer
Par Bruno Philip
Cinquante ans après la guerre, un premier programme de décontamination vient d’être lancé.
Depuis la terrasse d’une maison surplombant les pistes de l’aéroport de Danang, on arrive à se faire une idée de la conduite des opérations en cours dans la zone interdite au public : au-delà d’un petit étang d’eau noire, une excavatrice s’active, déplaçant des pelletées de terre jaune. A côté, le mur du « four » est encore en construction : c’est ici que les Américains, dans le cadre d’un programme témoignant de leur volonté de nettoyer l’une des terribles traces de leur passé durant la guerre du Vietnam, vont bientôt faire « cuire » la terre contaminée depuis les années 1960 par l’ « agent orange ». Un herbicide contenant de la dioxine qu’ils ont déversé durant le conflit sur les zones tenues par les communistes vietnamiens.
En séparant les composants chimiques, la « cuisson » doit permettre d’assainir pour de bon le périmètre empoisonné par le défoliant, source de multiples cancers, de leucémies et de malformations génétiques dans la population.
Car c’est près de l’ultramoderne aéroport de Danang, devenue la troisième ville du pays, que les militaires américains stockaient leur poison. Après l’atterrissage des avions qui venaient de déverser leurs pesticides sur les rizières et les jungles où se terraient les hommes du Vietcong et les soldats de l’armée nord-vietnamienne, les responsables de la maintenance lavaient les appareils. Des résidus de l’agent orange finissaient, après le nettoyage, par s’infiltrer dans le sol, l’étang et les terres alentours.
Danang n’est que l’une des nombreuses zones affectées par l’agent orange, ainsi nommé parce qu’il était contenu dans des barils marqués d’une bande de cette couleur : côté vietnamien, on affirme que 80 millions de litres de ce produit toxique ont été déversés durant une dizaine d’années sur le Vietnam, mais aussi sur le Cambodge et le Laos durant la « guerre secrète » dans ces deux pays. Toujours selon les sources officielles, environ deux millions de personnes en auraient été victimes au Vietnam depuis 1961. Trois millions d’hectares et 30 000 villages auraient été contaminés par l’agent, dont les concentrations en substances toxiques étaient de 20 à 55 fois la dose normale utilisée dans le pesticide…
Le 9 août 2012, l’ambassadeur des Etats-Unis à Hanoï, David B. Shear, a pris la parole lors d’une cérémonie organisée à Danang, à l’occasion de l’inauguration du programme de décontamination de l’aéroport. « Nous célébrons ce matin un événement-clé dans l’histoire de la relation – américano-vietnamienne – : nous nettoyons tout ce gâchis ! »
Un gâchis, ce n’est rien de le dire. A Danang, nombreuses sont encore les victimes qui, quatre générations plus tard, paient encore pour l’aspersion de l’agent orange : 5 000 personnes, selon les chiffres officiels.
Dans un taudis, non loin du centre-ville, vit une famille pauvre : Mme Nguyen Thi Thanh, 60 ans, son mari, Tran Quang Toan, 65 ans, et leurs trois enfants. Lui était soldat dans l’armée sud-vietnamienne, soutenue par Washington. Après la chute de Saïgon, en 1975, son statut de simple troufion ne lui vaut pas le camp de rééducation. Il part travailler dans la forêt, dans le district de Tra My, avec sa jeune épouse. Là, en coupant du rotin pour survivre, tous deux vont être contaminés par des résidus de l’agent orange. Mais ce n’est pas eux qui vont en faire les frais, c’est l’une de leurs filles, Tran Thi Le Huyen, 30 ans aujourd’hui.
Gisant sur le lit de l’unique pièce d’une baraque au sol de ciment, à la fenêtre et aux murs délavés, une jeune fille au regard éperdu ouvre sa bouche édentée sur un cri silencieux. L’agent orange frappe au hasard : les deux autres enfants, un fils de 26 ans et une fille de 24, ont été épargnés.
« En 1971, explique le mari, dont le travail consiste à pousser des brouettes de ciment sur un chantier de construction, j’ai entendu dire que les Américains avaient largué des produits chimiques. » Assise sur le lit, la main sur le genou de sa fille qui roule d’un bord à l’autre, la mère remarque doucement : « Les Américains devraient tout de même donner des compensations financières aux victimes. »
Changement de décor, mais destin similaire chez Nguyen Van Dung, 43 ans, et sa femme, Luu Thi Thu, 41 ans. Depuis des années, l’homme travaille comme égoutier aux abords des pistes de l’aéroport de Danang. Tout près de l’endroit où furent longtemps stockés les fûts orange. Il a eu une première fille en 1995. Parfaitement normale. Un an plus tard, il est embauché à l’aéroport. Sa deuxième fille naît en 2000. Atteinte d’une leucémie, elle meurt à l’âge de 7 ans. En 2006, Luu attend son troisième enfant. C’est un fils, Twan Tu. L’enfant est un garçonnet au front démesurément bombé, aux grands yeux d’aveugle, gémissant, incapable de se mouvoir, poussant de petits cris, l’oreille collée à la sonnerie d’un téléphone portable qu’il écoute inlassablement.
Twan Tu est atteint d’une maladie rare, une ostéogenèse imparfaite, plus connue sous le nom de « maladie des os de verre », qui se caractérise par une extrême fragilité osseuse. « Les médecins disent qu’il n’a plus que trois mois à vivre », glisse Dung. Il ajoute : « Quand ma première fille est morte, j’ai cru que c’était le hasard. Mais quand mon fils est né dans cet état, j’ai compris que ce n’était pas normal. En 1996, quand j’ai commencé à travailler à l’aéroport, on ne savait pas que cette zone était dangereuse. »
Dans son bureau d’Hanoï, sous l’oeil d’un buste d’Ho Chi Minh, le général à la retraite Nguyen Van Rinh, 71 ans, est à la tête de l’Association vietnamienne pour les victimes de l’agent orange/dioxine. Ce militaire, ancien artilleur durant la guerre américaine, a terminé sa carrière comme vice-ministre de la défense avant de prendre la tête de cette organisation. « Dans les années 1960 et 1970, raconte-t-il, je peux vous dire que j’ai vu de mes yeux les avions et les hélicoptères américains larguer leurs défoliants dans les zones où nous opérions. Le résultat : des collines pelées, des forêts détruites. »
Le Vietnam a traîné en justice les entreprises américaines qui ont produit le défoliant, telles Monsanto et Dow Chemical. Sans résultat. En 2005, la justice américaine a estimé que l’usage des défoliants ne pouvait être qualifié de crime de guerre, et, qu’en outre les plaignants vietnamiens n’avaient pas pu établir un rapport de cause à effet convaincant entre l’exposition à l’agent orange et leur état de santé…
Les Etats-Unis, de leur côté, ont dépensé des milliards de dollars de compensation pour leurs propres soldats qui ont été en contact avec l’agent orange. « Durant trois décennies, remarque le général Van Rinh, les Américains ont été dans le déni de leurs crimes. Maintenant, ils font quelque chose. C’est un peu tard. » Il esquisse un léger sourire : « Mieux vaut tard que jamais. »
Bruno Philip
Envoyé spécial – Danang (Vietnam)
Source : article publié dans Le Monde daté du 30 avril 2013
A LIRE pour en savoir plus :
« Agent Orange – Apocalypse Viêt Nam », par André Bouny, Éditions Demi-Lune, Paris 2010.
L’auteur a constitué et conduit le Comité International de Soutien aux victimes vietnamiennes de l’Agent Orange (CIS); fondateur de D.E.F.I. Viêt Nam.
Plus d’infos à : http://www.editionsdemilune.com/agent-orange-apocalypse-viet-nam-p-33.html