Paolo Dall’Oglio, un prêtre engagé pour la révolution en Syrie
Le prêtre jésuite Paolo Dall’Oglio est un révolutionnaire. Après avoir œuvré en Syrie pendant 30 ans pour le dialogue islamo-chrétien, il a pris fait et cause pour l’opposition syrienne. Expulsé par le régime de Bachar al-Assad en 2012, il publie depuis son exil La rage et la lumière, un livre-témoignage sur sa vie et son analyse du conflit syrien vécu de l’intérieur.
Entretien
Propos recueillis par Henrik Lindell
Toutes les nouvelles de Syrie sont mauvaises. Prêtre et homme engagé dans l’opposition, voyez-vous des raisons d’espérer ?
Oui. Le peuple syrien a dit non définitivement au régime tortionnaire, barbare et mafieux de Bachar Al-Assad. Le peuple a rejeté la duplicité politique et la manipulation de l’information. Mais le peuple syrien paie aussi le prix fort de ce refus. Après deux ans de tragédie, nous nous rendons compte, plus qu’avant, que quelque chose de plus global se joue. En Syrie, nous voyons à l’œuvre à la fois l’Amérique post-bushiste, le néo-soviétisme, les tensions meurtrières entre sunnites et chiites, la confessionnalisation de toute la région, la paralysie européenne pour des raisons internes à l’Europe. Et comme tant d’autres sociétés arabes, nous nous demandons quelle pourrait être la compatibilité entre une politique islamiste et une démocratie mûre et pluraliste.
Alors que tout va mal, on peut malgré tout espérer parce que le peuple résiste ?
Oui, parce que nous savons qu’il faut faire tomber le régime. L’espérance s’exprime ainsi. Nous sommes aussi face à la nécessité de travailler diplomatiquement à la réconciliation entre les sunnites et les chiites, face à la nécessité de travailler pour la paix internationale avec la Russie. La Syrie pourrait être demain un lieu de conversion à la transparence, au respect de l’autodétermination et à la collaboration méditerranéenne.
Dans votre livre, vous suggérez que la guerre civile en Syrie joue le rôle d’un conflit témoin, même en Europe. Quand nous en parlons, « nous parlons de nous-mêmes », dites-vous. Pourquoi ?
Il y a cette énorme question : quel rôle faut-il attribuer à la communauté musulmane ? Et que faisons-nous pour que les musulmans puissent participer à la démocratisation du monde, à l’organisation de la paix mondiale, aux rééquilibres démographiques, économiques et environnementales du monde ? Ou veut-on faire la démocratie contre l’islam ? L’environnement contre l’islam ? L’organisation politique du monde contre l’islam ou malgré l’islam ? Ce serait une illusion.
Vous militez pour et dans l’opposition syrienne. Comment en tant que prêtre pouvez-vous défendre le choix des armes ?
J’ai travaillé pendant quinze ans pour l’émergence d’une société civile en Syrie et pour une mutation démocratique mûre et pacifique. Mais j’ai échoué. L’Europe et toute la communauté internationale, qui ont tant espéré une évolution pacifique en Syrie, ont échoué. Ce sont nos jeunes syriens, musulmans et chrétiens, qui sont descendus dans la rue. Ils ont imposé la révolution. Ils ont dit : ça suffit ! Au début, au printemps 2011, ils réclamaient simplement la liberté d’opinion et d’expression. Ils ne demandaient pas la fin du régime, mais une ouverture cohérente. Mais quand des manifestants ont été tués et systématiquement torturés dans les prisons, la nécessité de la révolution et de prendre les armes s’est imposée. De fait, il n’y a pas d’alternative.
Tous les chrétiens, y compris des jésuites, ne partagent pas votre analyse de la situation. Ils ne croient pas à la résistance armée, mais à une solution négociée.
Il ne faut pas oublier que beaucoup de chrétiens doivent s’exprimer prudemment car ils vivent toujours sous la coupe du régime. En ce qui concerne la solution politique, je suis d’accord pour dire qu’il faut toujours la chercher en proposant des voies de sortie. Mais quand on est attaqué, bombardé, qu’on a pas la possibilité de fuir, on peut aussi chercher à se sauver physiquement du régime, en se défendant avec les armes. Non ?
Peut-on dialoguer avec Bachar al-Assad ?
Auriez-vous été prêt à parler avec Hitler en 1944 ? Je ne pense pas qu’on puisse discuter de son « droit » de tuer, de discriminer et de considérer un peuple comme un peuple esclave.
Mais vous dites en même temps qu’il faut discuter avec des combattants d’al-Qaida qui commettent aussi des crimes.
Entendons-nous. Oui, je discute avec des combattants d’al-Qaida comme je discute avec des geôliers de Bachar al-Assad. Je pense qu’on peut discuter avec Satan en personne ! Mais sur quelle base ? Il ne faut laisser aucun pouvoir à Satan. Si l’on veut trouver une voie de sortie pour Bachar al-Assad, sa femme et leurs enfants, la discussion est possible. S’il s’agit de sauver la peau des 20 000 complices directs de la mafia familiale de Bachar al-Assad, on peut discuter. Et si on veut sauver la population alaouite du risque de vengeance de l’autre côté, il faut aussi discuter.
Vous êtes né en Italie. Quand vous étiez jeune, vous étiez déjà politiquement engagé, en l’occurrence à gauche. À un moment donné, vous avez dit non aux armes…
Oui, quand les gens des Brigades rouges ont choisi la dictature du prolétariat, j’ai effectivement choisi la démocratie. C’était une séparation idéologique fondamentale. En Syrie, j’ai participé à la création d’une ONG : Relief and Reconciliation for Syria [1]. Sa mission est de sortir de la violence, de sauver nos enfants de l’engrenage de la violence et de soigner les tortionnaires sadiques qui se sont engagés pour le régime. Je crois à cette force réversible. Rien n’est figé quand il s’agit d’êtres humains.
Vous avez vécu 32 ans en Syrie. Êtes-vous devenu Syrien ?
Je suis un citoyen du monde avec une spécificité syrienne et avec des origines italiennes. Qu’est-ce que la nation ? Ce n’est pas la race. C’est une aventure culturelle. La nation est dans la fréquentation culturelle, dans l’empathie et dans l’engagement. En ce sens, oui, je suis Syrien.
L’opposition syrienne est en partie gagnée par un certain djihadisme. Quel regard faut-il avoir sur ce phénomène ?
Il faut d’abord revenir sur l’utilisation des termes choisis pour comprendre ce phénomène. Le djihadisme est le fait de prendre les armes pour rétablir la justice. C’est la guerre sainte islamiste. Il y a des islamistes démocrates et des djihadistes démocrates, comme il y a des djihadistes extrémistes, radicaux, clandestins, criminels, en relation avec les services secrets syriens et les mafias des narcotrafiquants. C’est donc quelque chose de complexe.
Mais que faire pour les jeunes qui adoptent cette cause violente ?
Il faut d’abord distinguer entre la personne humaine et son comportement criminel à l’intérieur d’un groupe criminel. Ce n’est peut-être pas une bonne idée de les tuer avec des drones et de tuer par la même occasion des familles entières. On a l’impression, parfois, que les musulmans sont des insectes : contre eux, on peut utiliser des insecticides massifs. Il faut condamner la violence, je suis d’accord. Mais il faut aussi comprendre les raisons sociales, culturelles, historiques, de la naissance d’un phénomène criminel afin d’essayer d’assécher le marécage de ces groupes et rééduquer autant de criminels que possible.
Vous connaissez des combattants d’al-Qaida. Que retenez-vous dans vos échanges avec eux ?
Je soulignerai que ce sont des frères et des sœurs en humanité. Dans mes échanges avec eux, j’ai reconnu des hommes et des femmes qui ont une passion religieuse, un sentiment religieux que je partage. Ce sont des gens enragés mais épris de justice. Ils se sentent collectivement persécutés, attaqués et niés. Du coup, ils sont dans une psychologie d’hyper réactivité victimaire qui les amène à commettre des crimes. Sur le plan conceptuel, il adopte un attitude simpliste qui consiste à mettre ensemble les chrétiens d’Orient et l’Occident impérialiste. Ils n’y voient qu’un seul ennemi. Ils globalisent. Ils ont aussi prêté allégeance à des directions secrètes et adopté un fonctionnement sectaire. Ils sont donc susceptibles d’être manipulés pour des programmes obscurs.
Quelle est votre attitude par rapport au mélange entre religion et politique que l’on trouve dans toutes les formes de l’islamisme, même celles qui sont démocratiques ?
Je dirais qu’il y a un malentendu dans votre question. Depuis le commencement de l’Histoire, on ne peut distinguer entre culture et religion. C’est impossible. La chose publique est aussi la chose culturelle. La religion est donc concernée. La distinction entre culture – ou politique – et religion est un artifice culturel que l’on trouve notamment en France avec la laïcité. C’est un acte religieux et politique que de distinguer entre politique et religion. Il y a une unité fondamentale entre religion et politique. Mais il ne faut pas faire d’amalgame avec l’islamisme radical, clandestin « terroriste », qui n’est pas compatible avec l’essentiel des droits de l’homme, et n’est pas majoritaire en Syrie.
Dans votre livre, vous défendez la démocratie, et critiquez souvent les institutions religieuses, y compris votre propre Église. Vous voyez même des parallèles entre la dictature et l’Église catholique…
Oui, et j’ajouterai qu’il y a de la corruption politique, sexuelle, qui se cache derrière la soumission au pouvoir. Cela fait partie d’un système de cooptation par soumission à un système autoritaire.
Il faut donc faire la révolution au sein de l’Église aussi ?
Depuis toujours !
La question syrienne intéresse beaucoup les chrétiens français. Que leur diriez-vous ?
Les catholiques syriens sont une minorité de la minorité. Ils sont minoritaires par rapport aux orthodoxes. Ils sont minoritaires avec d’autres minorités musulmanes, alors que la majorité est sunnite. Je dis à mes frères et sœurs catholiques français qu’on ne peut pas demander à un régime tortionnaire de nous protéger contre une majorité du peuple. Nous nous condamnerions à renoncer à notre droit à la démocratie. Sauf si on choisit une solution à l’irakienne en quittant une partie du pays pour se réfugier dans une autre (la « cantonisation »).
En tant que catholiques, nous avons aussi la capacité de créer des relations avec l’Occident. Depuis le Concile Vatican II, nous avons une compréhension positive du vivre-ensemble avec les autres religions. Nous pouvons la proposer aux autres chrétiens semés dans la société musulmane.
Dans la Syrie de demain, l’islam pourrait jouer un rôle plus important qu’aujourd’hui…
Oui, mais ce n’est pas la laïcité antireligieuse qui nous protégerait de l’islam ! Il faut que les musulmans décident eux-mêmes. Cela ne peut être un choix imposé par l’extérieur. Si une séparation entre État et religion est souhaitable, il faut que ce soit le choix des musulmans.
Vous avez été expulsé par le régime. Bien des représentants de votre Église ont pris des distances avec vous. Vous vous sentez rejeté ?
Je suis rejeté par le régime syrien et par les islamophobes chrétiens. Quand je mise sur l’évolution de l’islam, je vais à l’encontre de la perception que beaucoup ont des musulmans.
Quelle est votre situation aujourd’hui au sein de l’Église catholique ?
Je suis un pèlerin. Je suis marginalisé, car j’ai pris la parole. J’essaie de suivre mon sentier de fidélité à l’Évangile.
Propos recueillis par Henrik Lindell
[1] http://www.reliefandreconciliation.org/
A VOIR : VIDEO
A LIRE : La rage et la lumière de Paolo Dall’Oglio, avec la collaboration d’Églantine Gabaix-Hialé, Les Editions de l’Atelier, 196 pages, 129 euros, 2013.
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