La fabrique du mensonge
Comment les industriels manipulent la science et nous mettent en danger
Par Christian Chavagneux
Les industriels manipulent la science pour organiser notre ignorance des effets nuisibles de leurs produits. Tel est la thèse, magistralement démontrée, de ce livre. L’auteur entre peut-être un peu trop dans le détail pour exposer les malversations de l’industrie du tabac, déjà largement analysées et connues. Mais ce n’est qu’un exemple parmi d’autres : de l’amiante au gaz de schiste, des pesticides aux perturbateurs endocriniens, sans oublier le climato-scepticisme, notre confrère du journal Le Monde décrypte avec précision la construction intellectuelle du doute et de l’occultation du savoir qu’organisent les multinationales. On ressort proprement sidéré d’un ouvrage où il est clairement démontré que des grandes entreprises, épaulées par certains scientifiques et même par des instituts publics, sont prêtes à tout pour sauvegarder leurs profits, y compris à jouer avec la santé des gens et, au-delà, avec la survie de l’espèce humaine. La menace écologique ne doit pas être la seule à nous inquiéter : nous avons peut-être atteint le point où l’alliance entre la science, la technique et l’économie de marché, loin de nous apporter de nouveaux bénéfices, nous met désormais en danger. Ce n’est pas un livre coup de gueule, il n’y a pas de théorie du complot. Juste une démonstration sobre, informée, soigneuse et implacable.
A LIRE : La fabrique du mensonge. Comment les industriels manipulent la science et nous mettent en danger, par Stéphane Foucart, Coll. Impacts, Denoël, 2013, 304 p., 17 euros.
Source : article publié dans le mensuel Alternatives économiques n° 324 – mai 2013, actuellement en kiosque.
• Pour ALLER PLUS LOIN :
Lire l’article ci-après de Sylvestre Huet (Libération) qui revient sur le livre de S. Foucart après l’adoption récente de la loi sur les « lanceurs d’alerte » :
L’industrie et la science du mensonge
Le 3 avril, le Parlement a adopté définitivement une loi «relative à l’indépendance de l’expertise en matière de santé et d’environnement et à la protection des lanceurs d’alerte». Le texte, dont l’initiative revient aux élus du groupe Europe Ecologie-les Verts (EE-LV), portera peut-être le nom de Marie-Christine Blandin, sénatrice verte du Nord qui l’a signé en premier auteur.
Votée par l’ensemble de la gauche, la loi résulte d’un constat dressé par le député communiste André Chassaigne lors du débat parlementaire [1] : «La déontologie et l’indépendance de l’expertise ainsi que la protection des lanceurs d’alerte sont devenues une attente forte de nos concitoyens.» Elle stipule donc que «toute personne physique ou morale a le droit de rendre publique ou de diffuser de bonne foi une information concernant un fait, une donnée ou une action, dès lors que la méconnaissance de ce fait, de cette donnée ou de cette action lui paraît dangereuse pour la santé ou pour l’environnement».
Le gouvernement s’est rallié à cette proposition, mais c’est un secret de polichinelle que plusieurs ministres, dont Geneviève Fioraso, en charge de la Recherche, ont tordu le nez devant la proposition initiale. Et obtenu des inflexions sérieuses, en particulier sur la «haute autorité» de l’expertise réclamée par les écologistes et dont les pouvoirs ont été réduits.
Pourtant, le livre de Stéphane Foucart, journaliste scientifique au Monde, illustre la pertinence de cette loi. En révélant les énormes moyens mis au service du mensonge et de la manipulation des esprits par des industriels âpres au gain - cigarettiers, vendeurs d’amiante, agrochimistes… -, Foucart souligne à quel point il est nécessaire de protéger l’expertise publique des risques sanitaires et environnementaux de ces pressions. Il montre que les manipulations ne concernent pas seulement les polémiques publiques, mais la science et l’expertise des risques elles-mêmes. Parmi les méthodes favorites des industriels, la fabrication du doute, au nom de la démarche scientifique, mais au mépris de ses règles, dont l’honnêteté intellectuelle. Et l’entretien de réseaux occultes de scientifiques achetés ou menés par l’idéologie.
Parmi les démonstrations du livre, celles qui concernent les cigarettiers sont les plus documentées et les plus accablantes. Mais cela provient d’une action de justice, et de la transaction entre les industriels du tabac et l’Etat par laquelle ces entreprises ont échangée des milliards de dollars contre la tranquillité de leurs dirigeants et la poursuite de leur commerce. De cet accord a surgi également un volume énorme d’information, les « tobacco documents » [2], mis en ligne, avec quatre millions de pièces issues des perquisitions judiciaires. Ces documents internes à l’industrie sont une mine d’information pour les historiens, les sociologues et les journalistes.
Ils révèlent comment, face à la découverte des méfaits du tabagisme actif et passif par les médecins, les industriels ont organisé le financement de la recherche destinée à « produire du doute ». En noyant les bons résultats sous des résultats parfois faux, mais surtout non pertinents. C’est ainsi que d’excellents chercheurs – le professeur au Collège de France Jean-Pierre Changeux en fait partie – ont été financé par l’industrie pour des travaux fondamentaux sur certaines molécules, dont la nicotine. Montrer que des rats « nicotinés » se débrouillent mieux dans un labyrinthe peut sembler peu efficace pour écarter la menace d’une législation anti-tabac… mais si, ça marche. Et cela permet de susurrer « le tabac stimule l’esprit », de la même manière que les cow-boys fumeur susurraient que la cigarette ou le cigarillo rendent virils et élégants comme Clint Eastwood (enfin, son personnage au cinéma). Ou que, depuis la mise en évidence des dégâts du tabagisme passif, les cigarettiers se sont pris d’enthousiasme pour la recherche sur la qualité de l’air à l’intérieur des bâtiments. Objectif : noyer l’information sur les méfaits du tabac dans ceux des acariens, des pollens et autres pollutions chimiques, afin d’éviter des mesures anti-tabac spécifiques.
Stéphane Foucart relate de nombreux autres cas. Les sciences du climat, avec un retour sur l’affaire Courtillot (lire [3] et [4]). Ou l’action des agrochimistes qui ont réussi à noyer la mise en évidence des effets néfastes des nouveaux insecticides agricoles sur les abeilles [5] sous des articles – dix fois plus nombreux – sur les effets des parasites et virus [6]. Une « méta-analyse » de la littérature scientifique peut donc, de bonne foi, estimer que « la science » considère que ces causes naturelles sont dix fois plus importantes que les insecticides agricoles dans les effondrements de ruches. Un livre salutaire.
Ces dernières années ont vu la mise en place d’organismes publics, comme l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail [7], dont les avis sur le bisphénol A [8] (ici une note sur l’étude de l’Inserm sur le bisphénol A) ou les insecticides agricoles démontrent l’indépendance et la qualité. Mais des failles peuvent s’infiltrer dans de tels dispositifs, qu’il faut donc perfectionner.
Toutefois, lorsque Delphine Batho, ministre de l’Ecologie, estime que la commission chargée de la déontologie et des alertes «constitue un maillon manquant pour rétablir la confiance de nos citoyens dans nos instituts de contrôle», elle se trompe lourdement. Les sociologues l’ont montré, la confiance populaire envers les agences d’expertise des risques est indexée sur celle qu’ils accordent au système politique et à ses acteurs. Elle est donc aujourd’hui très basse. Et ce n’est pas la cote des journalistes et du système médiatique qui va la remonter, elle aussi se situant dans les tréfonds.
Sylvestre Huet – 29 avril 2013
Notes :
[1] http://www.assemblee-nationale.fr/14/cri/2012-2013/20130123.asp [2] http://legacy.library.ucsf.edu/ [3] http://sciences.blogs.liberation.fr/home/2010/09/scoop-le-match-bard-versus-courtillot-à-lacadémie-des-sciences.html [4] http://sciences.blogs.liberation.fr/home/2008/02/soleil-et-clima.html [5] http://sciences.blogs.liberation.fr/home/2012/03/a.html [6] http://sciences.blogs.liberation.fr/home/2012/06/abeilles-le-retour-du-virus-tueur.htmlhttp://sciences.blogs.liberation.fr/home/2012/06/abeilles-le-retour-du-virus-tueur.html [7] http://www.anses.fr/frhttp://www.anses.fr/fr [8] http://sciences.blogs.liberation.fr/home/2011/10/bisphenol-a-une-alerte-de-lanses.htmlhttp://sciences.blogs.liberation.fr/home/2011/10/bisphenol-a-une-alerte-de-lanses.htmlSource : http://sciences.blogs.liberation.fr/home/2013/04/lindustrie-et-la-science-du-mensonge.html