Europe, droit d’inventaire
Le bimestriel thématique du Monde diplomatique «Manière de voir» de Juin – Juillet 2013 vient de paraître. Il est consacré au thème « Europe, droit d’inventaire ». Ce numéro a été coordonné par Anne-Cécile Robert et nous reproduisons ci-après son texte de présentation : « Les croyants ».
Introduction
Les croyants
par Anne-Cécile Robert
« L’Europe est notre avenir commun », proclament solennellement les vingt-sept chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union à l’occasion des cinquante ans du traité de Rome, le 23 mars 2007. Ils ajoutent : « L’unification européenne nous a apporté la paix et la prospérité. (…) C’est grâce au désir de liberté des hommes et des femmes d’Europe centrale et orientale que nous avons pu mettre un terme définitif à la division artificielle de l’Europe. » Ces déclarations soulignent la dimension historique du projet européen bâti sur les décombres encore fumants de la seconde guerre mondiale. Mais elles révèlent surtout la mythologie qui l’entoure et son corollaire, un certain déni de réalité.
La paix ? Laissons la parole à l’ancien député et toujours très européen Jean-Louis Bourlanges : « Ce n’est pas l’Europe qui a fait la paix ; c’est la paix qui a fait l’Europe. » Si elle scelle la réconciliation franco-allemande, la construction communautaire s’inscrit en effet dans l’ensemble atlantique, et son essor est inséparable de la guerre froide. Les « pères fondateurs » (Jean Monnet, Paul-Henri Spaak, Konrad Adenauer, Alcide De Gasperi, etc.) étaient tous atlantistes, voire alignés sur les politiques américaines. La prospérité ? Comment prononcer froidement ce mot au moment où une forme de misère se répand lentement sur tout le territoire de l’Union ? Quant à la « division artificielle » du continent, elle fait évidemment référence à la guerre froide et au rideau de fer qui coupa l’Europe, voire des familles entières, en deux. Mais elle sous-entend, à l’inverse, qu’il existerait une « unité » perdue à retrouver. Or l’Union à vingt-sept pays – bientôt vingt-huit avec la Croatie – ne correspond à aucune réalité historique. L’empire de Charlemagne, souvent cité en référence, n’allait pas jusqu’aux Etats baltes et certainement pas jusqu’en Scandinavie. Européenne lorsqu’il s’agit du Conseil de l’Europe ou du concours Eurovision de la chanson, la Turquie se voit contester cette qualité quand elle demande son adhésion à l’Union… Comment penser l’unité d’une entité sans précédent historique, dont les frontières, sujettes à débats, sont régulièrement redéfinies par de nouveaux élargissements ?
Il faut faire l’Europe par le glaive, suggère le journaliste français Jean Quatremer en 2008, au moment où un conflit oppose la Russie à la Géorgie. « La guerre ou la possibilité d’une guerre permettrait à l’Union de s’affirmer selon les mêmes mécanismes qui ont permis aux Etats-nations de se construire. On passerait ainsi de “l’Europe par la paix” à “l’Europe par l’épée” [1]. »
Appelant lui aussi les siècles passés à son secours, l’universitaire new-yorkais Thomas J. Sargent trouve — comme beaucoup de fédéralistes — son inspiration dans l’histoire américaine : « Pourra-t-on longtemps encore se contenter d’expédients ? Ne conviendrait-il pas d’opérer une véritable révolution institutionnelle, à l’image de celle qu’entreprirent, entre 1788 et 1790, les concepteurs de la Constitution des Etats-Unis d’Amérique, confrontés à une crise aiguë des dettes publiques de la Confédération et des Etats confédérés [2] ? »
Ces réflexions laissent penser que l’on pourrait « forcer » le sentiment national. Il semble pourtant que ce soit l’inverse : c’est la conviction plus ou moins forte de partager un destin qui façonne la réalité. Les treize colonies anglaises d’Amérique auraient-elles fini par construire un Etat si la lutte contre le colonisateur fiscal ne les avaient unies dans la défense d’intérêts communs ? En outre, une langue et une religion communes créaient entre les populations insurgées un espace politique. Ce qui est évidemment loin d’être le cas dans l’Union. Aucune audace institutionnelle ne remplacera le désir de vivre ensemble.
Est-ce à dire que la construction européenne, telle que nous la connaissons, n’a aucun sens ? Ce serait exagéré après soixante ans de travail partagé. En revanche, elle relève plus à certains égards du registre de la croyance que de la raison. Ses défenseurs y « croient » malgré les doutes quotidiennement distillés par une réalité cruelle, malgré le ressentiment de plus en plus patent des peuples, qui n’entendent parler de l’Union qu’à l’annonce d’une mauvaise nouvelle. Car c’est souvent au nom de ce que l’intégration communautaire pourrait être que les dirigeants la promeuvent, rarement au nom de ce qu’elle est. Tout traité, même mauvais, doit être adopté au prétexte qu’il ferait « avancer l’Europe ». Et n’est-ce pas la « foi » qui, en définitive, justifie un autoritarisme de plus en plus ouvert, tournant le dos aux valeurs démocratiques que l’Union est supposée défendre ?
Anne-Cécile Robert – Juin 2013
[1] http://bruxelles.blogs.liberation.fr/coulisses/2008/08/leurope-par-lp.html, 31 août 2008. [2] « Les Etats-Unis naguère, l’Europe aujourd’hui », conférence Nobel prononcée à Stockholm le 8 décembre 2011, revue de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), n° 126, Paris, 2012. Téléchargeable (en pdf) en cliquant ci-après : OFCESource : http://www.monde-diplomatique.fr/mav/129/ROBERT/49143
Manière de voir n° 129 Juin – Juillet 2013 – Le Monde diplomatique, en vente 8,50 €. Information pour les abonnements à :
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