Les chrétiens doivent-ils se soumettre à l’idéologie païenne de la dissuasion nucléaire ?
À propos d’une étude publiée par Documents épiscopat
Par Jean-Marie MULLER *
En avril 2013, la revue Documents Épiscopat éditée par le Secrétariat général de la Conférence des évêques de France a publié une étude de Gabriel Delort-Laval, prêtre du diocèse de Paris et auditeur de l’Institut des Hautes Études de la Défense nationale (IHEDN), intitulée « La dissuasion nucléaire à la croisée des chemins, Éléments pour un discernement » [1]. L’éditeur présente cette étude comme un « bel outil de réflexion » : « [Cet] exposé clair et riche, aidera, nous l’espérons, les lecteurs à aborder cette question avec lucidité et sans parti pris. » Cependant, la lecture attentive de ce document fait apparaître que l’auteur a entrepris avec un parti pris délibéré de justifier la possession par la France de l‘arme nucléaire. Il estime que s’il arrive « à complexifier un peu [les choses] chez ceux qui ont les idées trop claires », alors il aura atteint son but. Probablement que parmi ceux qui ont les « idées trop claires », il faut inclure ceux qui condamnent la dissuasion nucléaire. Certes, l’auteur, pour sa part, justifie la dissuasion nucléaire, mais, ce faisant, il expose des idées on ne peut plus claires…
Gabriel Delort-Laval prend soin de préciser qu’il ne parle « qu’en [son] nom propre ». Mais alors quel statut convient-il de donner à son étude qui, manifestement, a reçu la caution de la Conférence des évêques de France alors même que ceux-ci n’ont certainement pas été consultés ? Quelle est l’intention qui a prévalu chez ceux qui ont pris la décision de publier cette étude ? N’est-il pas à craindre que le débat sur l’arme nucléaire au sein de l’instance suprême de l’Église de France soit clos avant même qu’il ait commencé ? D’autant plus que l’auteur en vient à la conclusion que l’Église en France ne saurait prendre position sur la question des armes nucléaires, car sa parole se heurterait à des obstacles insurmontables. Or, ce silence ne signifierait-il pas clairement que les évêques français s’accommodent de la préméditation d’un crime contre l’humanité qui est inhérente à la dissuasion nucléaire française ? Ces questions méritent des réponses.
La position du Magistère de l’Église
Voulant présenter la position du Magistère de l’Église sur la question des armes nucléaires, Gabriel Delort-Laval rappelle que le Concile Vatican II « n’a pas condamné expressément la possession des armes nucléaires ». Il rappelle également la publication, en 1983, par la Conférence des évêques de France du document Gagner la paix, en précisant justement que ce texte peut être lu comme l’adaptation à la situation française de la position de Jean-Paul II qui avait déclaré, en juin 1982, que la dissuasion nucléaire pouvait « être jugée comme moralement acceptable ».
Concernant la position actuelle du Vatican, l’auteur s’en tient à citer la déclaration faite en 2010 par Mgr Celestino Migliore, observateur permanent du Saint-Siège près l’Organisation des Nations Unies. Il croit pouvoir conclure de cette intervention qu’« un monde sans arme nucléaire sera nécessairement très différent du nôtre ». En cela, il ne fait que revenir à la thèse qu’il a développée juste auparavant : « Une chose apparaît certaine : un monde sans armes nucléaires ne sera pas notre monde moins les armes nucléaires. Ce sera un monde différent dans lequel l’idée même de guerre devra avoir disparu. » De tels propos ne laissent pas d’étonner. S’il fallait attendre que l’idée même de guerre ait disparu pour pouvoir éliminer les armes nucléaires, autant dire que nous devons nous résigner à vivre avec les armes nucléaires jusqu’à ce que, selon toute probabilité, nous finissions par mourir par elles. Car si les États dotés d’armes nucléaires ne peuvent faire autrement – comme le prétend l’auteur – que de maintenir leur arsenal, nul doute que nombre d’autres États non encore dotés d’armes nucléaires décident de se les procurer. Il est remarquable qu’à aucun moment Gabriel Delort-Laval ne visualise l’extrême danger pour la survie même de l’humanité de cette prolifération horizontale.
Au demeurant, l’auteur s’éloigne délibérément de la pensée de l’Église en soutenant cette thèse. C’est bien dans notre monde tel qu’il est que les autorités du Vatican, à commencer par Benoît XVI, demandent l’élimination des armes nucléaires. À cet égard, il est particulièrement fâcheux que l’auteur semble ignorer le message du 1er janvier 2006, délivré pour la célébration de la journée mondiale de la
paix, dans lequel Benoît XVI plaide en faveur du désarmement nucléaire : « Que dire des gouvernements qui comptent sur les armes nucléaires pour garantir la sécurité de leurs pays ? Avec d’innombrables personnes de bonne volonté, on peut affirmer que cette perspective, hormis le fait qu’elle est funeste, est tout à fait fallacieuse. » Ces deux mots employés par l’évêque de Rome à propos de la dissuasion nucléaire sont particulièrement signifiants : « funeste » évoque des idées de mort et de malheur, tandis que « fallacieux » évoque des idées de tromperie et d’illusion. Ces qualificatifs, auxquels jamais un pape n’avait eu recours jusqu’à présent, délégitiment radicalement la dissuasion nucléaire hic et nunc. Ils la délégitiment non seulement pour tous les États dotés, mais pour chacun des États dotés. Et désarmement nucléaire bien ordonné commence par soi-même.
De même, Gabriel Delort-Laval ignore délibérément les propos tenus par l’archevêque Francis Chullikatt, observateur permanent du Saint-Siège à l’ONU (New York), lors d’une conférence donnée le 1er juillet 2011. Ces propos ont renouvelé fondamentalement la pensée de l’Église sur la dissuasion nucléaire. Sur cette question, le prélat énonce des paroles catégoriques : « La menace aussi bien que l’emploi des armes nucléaires est interdite par la loi. Il est illégal de menacer d’une attaque si l’attaque elle-même serait illégale. L’illégalité de la menace et de l’emploi des armes nucléaires remet sérieusement en question la légalité de posséder des armes nucléaires (c’est moi qui souligne). (…) En conformité avec le principe de bonne foi, il ne peut pas être légal de continuer à posséder indéfiniment des armes dont l’emploi et la menace sont illégaux. » Ces affirmations sont décisives. C’est la première fois qu’un haut responsable du Vatican énonce aussi clairement non seulement que la menace de l’emploi est interdite par les principes et les règles du « droit humanitaire international » dès lors que l’emploi lui-même est interdit, mais surtout que la légalité – et donc la légitimité – de la possession même de ces armes doit être remise en question. C’est bien dans notre monde tel qu’il est que la dissuasion nucléaire se trouve délégitimée dans son principe. C’est s’égarer de vouloir penser que l’arme nucléaire est une arme légitime de défense : elle est une arme criminelle de terreur, de destruction, de dévastation et d’anéantissement.
Quelles options pour la France aujourd’hui ?
Analysant le concept de dissuasion nucléaire qui prévaut actuellement dans la doctrine française, Gabriel Delort-Laval se réfère au discours prononcé à Cherbourg en 2008 par Nicolas Sarkozy. Il souligne que ce dernier « évoque la possibilité d’un “avertissement nucléaire” destiné à « rétablir la dissuasion » et il fait ce commentaire : « Le chemin est étroit pour continuer à parler de l’arme nucléaire
comme d’une “arme de non emploi” ». À vrai dire, ce chemin n’est pas « étroit », mais il est ostensiblement barré et il l’a toujours été. Contrairement à ce que dit l’auteur, jamais la France n’a élaboré « une stratégie de “non emploi” de la bombe atomique ». La France a toujours affiché sa volonté d’employer l’arme nucléaire pour défendre ses « intérêts vitaux », alors même qu’il n’existe à l’évidence aucun scénario dans lequel le chef d’État français pourrait raisonnablement recourir à l’arme nucléaire.
Se demandant quelles options sont possibles pour la France aujourd’hui, Gabriel Delort-Laval envisage deux hypothèses : renoncer unilatéralement à l’arme nucléaire ou « rester une puissance nucléaire ». « Essayons, écrit-il, de les envisager de la façon la plus objective possible. » En réalité, il va, en dehors de toute objectivité, faire délibérément le choix du maintien du statut de puissance nucléaire de la France.
Concernant la renonciation unilatérale de la France à l’arme nucléaire, l’auteur fait valoir qu’elle aurait pour « conséquence probable (…) l’affaiblissement de la parole et de la liberté d’action de la France sur la scène internationale ». De manière parfaitement arbitraire, il estime qu’« il est probable aussi que le siège permanent au Conseil de sécurité serait rapidement contesté ». Dès lors, « il n’est pas certain que le monde ait quelque chose à gagner à une France certes dénucléarisée, mais devenue aphone ». Il conclut : « Concrètement, et si l’on est raisonnablement réaliste, la renonciation unilatérale par la France à la possession de l’arme nucléaire signifierait aux yeux du monde sa renonciation à être désormais un acteur de la scène internationale. “Le cher et vieux pays” prendrait sa retraite et laisserait à d’autres le soin des affaires du monde ». De tels propos, qui voudraient être péremptoires, n’ont d’autre fondement que l’illusion idéologique de croire que c’est l’arme nucléaire qui permet à la France de faire entendre sa voix dans les affaires du monde. Point n’est besoin alors d‘argumenter pour faire prévaloir la seconde hypothèse : que la France doive rester une puissance nucléaire est une évidence pour ceux qui sont «raisonnablement réalistes »…
Cependant, c’est certainement se tromper que de laisser croire que le renoncement à l’arme nucléaire porterait atteinte à la « grandeur de la France ». C’est probablement tout le contraire qui se produirait. Comment ne pas penser en effet qu’il en résulterait un surcroît de prestige pour notre pays ? « Le prestige, déclarait M. Ban Ki-moon, le Secrétaire général des Nations Unies, lors de l’allocution qu’il prononça à Hiroshima le 6 août 2010, appartient non pas à ceux qui possèdent des armes nucléaires, mais à ceux qui y renoncent. » Sans nul doute, la capacité de notre pays de faire entendre sa voix dans les grands débats de la politique internationale ne serait pas affaiblie, mais fortifiée. On peut gager que, partout dans le monde, des femmes et des hommes salueraient la décision de la France comme un acte de courage qui leur redonne un peu d’espérance.
Quelle parole pour l’Église catholique en France ?
Je l’ai déjà noté, Gabriel Delort-Laval pense qu’il n’est nullement souhaitable que l’Église en France prenne position sur la dissuasion nucléaire française. Là encore, l’auteur formule deux hypothèses. La première serait un document « nuancé et équilibré pour prendre en compte la complexité de la question
et pour reconnaître la bonne foi des uns et des autres ». À travers ces propos sibyllins, il faut comprendre que ce document exposerait la position qui est précisément celle de Gabriel Delort-Laval, c’est-à-dire qu’il cautionnerait le maintien de la dissuasion française. Cela est explicite lorsqu’il est dit de ce document qu’il « s’attirerait le reproche de ne pas condamner en bloc la détention de l‘arme nucléaire ».
La seconde hypothèse serait « un document se voulant “prophétique” », c’est-à-dire en clair qui préconiserait la renonciation de la France à l’arme nucléaire. De manière tout à fait inattendue, l’auteur estime qu’un tel document « serait reçu sans grande attention comme la simple confirmation de ce que l’on imagine être la position de l’Église ; de laquelle on attend toujours qu’évangélique rime avec “irénique”, si ce n’est “angélique” ». Que faut-il comprendre ? C’est la seule fois où Gabriel Delort-Laval se réfère à l’Évangile et c’est pour laisser croire que « l’on » comprend ce terme en mauvaise part. Et lui-même semble démuni pour récuser ce jugement négatif. Il est tout de même étonnant qu’un chrétien juge dommageable que l’Église tienne une parole évangélique. Il se peut que d’aucuns accusent d’angélisme une Église qui condamnerait la dissuasion nucléaire, mais il n’en demeure pas moins que la préméditation du crime nucléaire est diablement contraire à l’Évangile. Pour ma part, je gage, au contraire, que nombre de nos concitoyens, qu’ils croient au ciel ou qu’ils n’y croient pas, seraient heureux d’accueillir comme un formidable signe d’espérance une parole évangélique des évêques qui dénoncerait l’arme nucléaire.
À aucun moment, Gabriel Delort-Laval ne visualise la contradiction intrinsèque entre l’Évangile et la préméditation du crime nucléaire qui fonde la dissuasion. Présenté comme prêtre du diocèse de Paris, nul doute qu’il ait lu l’Évangile, mais présenté également comme auditeur de l’Institut des Hautes Études
de la Défense nationale, nul doute non plus qu’il ait lu les règlements militaires. Dans son avant-propos à son livre La trahison des clercs, Julien Benda affirme que la plupart des clercs écoutés en France « invitent les hommes à se moquer de l’Évangile et à lire les règlements militaires ». Il semble bien que sur la question de l’arme nucléaire – c’est, bien sûr, le seul point que je veux prendre en considération -, Gabriel Delort-Laval privilégie les règlements militaires et se trouve en flagrant déni d’Évangile. Justifier l’arme nucléaire, c’est parler contre l’Esprit.
Ainsi, Gabriel Delort-Laval ne sait conseiller aux évêques rien d’autre que de se taire face à la préméditation du crime nucléaire. De se taire, c’est-à-dire de se résigner. De se soumettre. D’abdiquer. De démissionner. De s’accommoder. De consentir.
Contre toute espérance, je veux encore espérer que les évêques auront l’audace par fidélité à l’Évangile de désobéir aux règlements militaire qui justifient l’arme nucléaire.
Jean-Marie Muller
* Philosophe et écrivain (http://www.jean-marie-muller.fr). Porte-parole national du Mouvement pour un Alternative Non-violente. Le MAN (www.nonviolence.fr) a pris l’initiative d’une campagne en faveur du désarmement nucléaire unilatéral de la France : http://www.francesansarmesnucleaires.fr
[1] : http://www.eglise.catholique.fr/conference-des-eveques-de-france/publications/documents-episcopat/2013/la-dissuasion-nucleaire-a-la-croisee-des-chemins-n32013.html