Les bananes de Jersey
Par Philippe Escande
On ne le souligne jamais assez, l’île anglo-normande de Jersey, modeste éperon rocheux à quelques encablures de Saint-Malo, est, en dépit de son crachin persistant, l’un des premiers exportateurs mondiaux de bananes. Ce petit miracle ne doit rien à la météorologie et tout à la magie de la fiscalité moderne.
Dopée par la mondialisation, l’optimisation fiscale est devenue le sport préféré des grandes entreprises mondiales. Un sport de combat qui fait transpirer des bataillons d’avocats, mais rapporte beaucoup à ses pratiquants, surtout les plus lourds et les plus internationaux.
Rien d’illégal là-dedans, juste l’analyse méticuleuse des règles fiscales de tous les pays du monde, et leur mise en concurrence. Le reste relève de la plomberie de haut niveau, multipliant les robinets et les dérivations pour au final assécher le tuyau qui aboutit dans la poche des Etats.
La fameuse banane connaîtra ainsi deux circuits. Le physique, par cargo, d’Amérique latine vers son pays de consommation, et le virtuel, par facture, qui transitera auparavant par les îles Caïmans, le Luxembourg, l’île de Man, l’Irlande et… Jersey.
Est-ce tricher que de profiter ainsi de la face sombre de l’internationalisation des échanges ? Après tout, les Etats sont largement complices de ces pratiques, eux qui rivalisent d’ingéniosité pour attirer les investissements sur leur territoire. A force de multiplier les niches, tous les pays d’Europe, y compris la France, sont devenus des paradis fiscaux pour les uns, surtout les plus gros, des enfers pour les autres, les plus petits. La plupart des PME de France voient leurs bénéfices imposés à plus de 20 %, quand les grands groupes ne reversent en moyenne au fisc que 9 % de leurs profits.
L’optimisation fiscale n’est, bien sûr, pas la seule responsable de cette inégalité. Les grands exportent plus que les petits et payent donc des impôts ailleurs qu’en France. Le dysfonctionnement naît du détournement.
Quand un bien est produit dans un territoire, en utilisant sa main-d’oeuvre et ses infrastructures, la richesse produite doit pouvoir être taxée sur place. C’est évidemment loin d’être le cas. Si le comportement n’est pas illégal, il n’est pas forcément très moral, surtout si le producteur lésé est un pays en voie de développement aux ressources très limitées.
Si la morale n’a pas grand-chose à voir avec les affaires, l’éthique collective est une condition de la confiance, et donc de la pérennité à long terme des entreprises.
Jusqu’à présent, les Etats rivalisaient d’hypocrisie, volontaires en façade, conciliants par-derrière. Car aller trop loin dans ce domaine aurait pénalisé la compétitivité de leurs propres entreprises. C’est la raison pour laquelle Paris préférera toujours s’en prendre à Google ou à Amazon plutôt qu’à Total ou à LVMH.
Or, les Etats manquent de ressources et constatent que leurs politiques fiscales sont de plus en plus inefficaces. Un motif de plus qui plaide pour un grand soir fiscal. Mais, dans ce domaine, tout progrès passe par la transparence et l’harmonisation, à commencer par le niveau européen. Il est temps de tomber les masques : il n’y a pas de bananes à Jersey.
Philippe Escande
Source : article publié dans Le Monde, Cahier Eco&Entreprise, daté du 11 juin 2013.
Pour en savoir plus : lire le dossier pages 8 et 9 dans ce même Cahier.
Source Illustration : http://www.regain2012.com/article-les-bananes-de-jersey-118247486.html
Pour ALLER PLUS LOIN et AGIR :
• lire le DOSSIER « Paradis fiscaux : et si c’était vraiment la fin ? » publié dans le mensuel Alternatives économiques n° 324 – Mai 2013.
• Soutenir les campagnes de la Plateforme Paradis Fiscaux et Judiciaires, consulter le site à :
http://www.stopparadisfiscaux.fr/