Ebullition sociale au Brésil
Par Mémoire des Luttes
Depuis le 6 juin et le premier rassemblement organisé à Sao Paulo contre la hausse des tarifs des transports publics, le Brésil est touché par un mouvement de contestation sociale qui s’est peu à peu transformé en « marée citoyenne ». Celle-ci touche désormais quatre-vingt villes du pays-continent. Jamais depuis les mobilisations de 1992 contre le gouvernement de Fernando Collor de Mello, sa corruption et ses politiques néolibérales, un tel mouvement ne s’était développé. Entre temps, le champion régional latino-américain a pourtant connu, depuis 2002, deux mandats « lulistes » marqués par d’indéniables avancées sociales et une croissance économique soutenue.
La présidente actuelle, Dilma Rousseff, inscrit son action dans le prolongement de son populaire prédécesseur. Toutefois, le modèle « luliste », basé sur une stratégie visant à construire un « consensus interclassiste », semble se gripper sur fond de ralentissement économique.
Qui sont les mouvements actuellement en action ? Quelles sont leurs revendications ? Indiquent-ils le retour de la question de classe au Brésil ? Quel est leur lien avec le système politique ? Quelles réponses apportent les partis et le gouvernement ? Les forces de droite vont-elles récupérer et instrumentaliser – y compris par la violence – ce mouvement ?
Mémoire des luttes propose un dossier constitué d’analyses et documents latino-américains. Il sera régulièrement actualisé.
Cf : http://www.medelu.org/Ebullition-sociale-au-Bresil
Ainsi on trouvera ci-après un entretien avec André Singer paru dans Epoca et traduit par Memoire des luttes.
« Au Brésil, une énergie sociale a été libérée
et il n’y aura pas de retour en arrière »
Le politologue brésilien André Singer, auteur de Os sentidos do lulismo. Reforma gradual e pacto conservador, est un fin connaisseur du « lulisme » [1]. Il fut porte-parole de la présidence au cours du premier mandat (2003-2007) de Luiz Inácio Lula. Dans cet entretien approfondi réalisé par le média Epoca, il analyse le mouvement social en cours au Brésil et affirme que ce dernier était « plus ou moins annoncé ». André Singer le lie à l’émergence d’un « nouveau prolétariat » qui, au cours des dernières années, a obtenu emplois et revenus, mais qui reste frappé par la précarité. Pour le politologue, le gouvernement de Dilma Rousseff est à la croisée des chemins face à ce mouvement.
ENTRETIEN
EPOCA : Les manifestations sont-elles un choc pour le « lulisme » ? La lune de miel est-elle terminée entre la population et le Parti des travailleurs (PT) ?
André Singer : Ces manifestations représentent un retour possible du mouvement de masse, absent de la scène politique brésilienne depuis au moins 1992. Il a commencé à disparaître avec la défaite électorale de Lula en 1989, alors que se terminait un cycle de dix ans de mobilisations. Le mouvement a aujourd’hui des caractéristiques nouvelles et ne peut pas encore être considéré comme un choc, mais c’est un défi majeur. Il coïncide avec une période délicate de l’économie. Le « lullisme » est confronté à deux forces tirant dans des directions opposées. Ces manifestations tendent à être un mouvement en faveur d’une augmentation des dépenses publiques. Et, du côté du capital, nous nous sommes témoins des pressions pour une réduction des dépenses publiques. C’est un moment qui représente un défi pour « lullisme ». Il n’y avait pas, dans les secteurs qui sont mobilisés, de lune de miel avec le gouvernement. Le « lulisme » dispose de l’une de ses bases les plus solides au sein du sous-prolétariat, un secteur vivant de la population, mais qui n’est pas dans la rue.
Qui est dans la rue ?
Mon hypothèse est que les manifestations sont composées de deux couches sociales. L’une d’entre elle est composée des jeunes issus de la classe moyenne traditionnelle établie depuis plusieurs générations, qui ont peut-être été la locomotive de ces manifestations. Ils ont gagné l’adhésion de ce que j’appelle le « nouveau prolétariat ». Il ne s’agit pas d’une nouvelle classe moyenne. Ces jeunes ne sont pas issus de familles appartenant de façon claire à la classe moyenne, mais ont obtenu un emploi grâce au « lullisme ». Mais ce sont des emplois précaires, avec un taux de rotation élevé, de mauvaises conditions de travail et des bas salaires. Tout au long des manifestations, la participation de ce second groupe n’a fait que s’accroître. Cela explique peut-être pourquoi elles se sont élargies, par la suite, au grand São Paulo et au grand Rio de Janeiro, ainsi qu’aux villes autour des capitales. La seconde couche est beaucoup plus étendue que la première et indique le potentiel du mouvement.
À quoi attribuez-vous le mécontentement qui a émergé ?
Le « lulisme » est un processus de réformisme fragile, de changement structurel du Brésil, mais très lent et focalisé sur le sous-prolétariat, les plus pauvres. De manière générale, ce sous-prolétariat est absent des capitales. Il est plus présent dans le Nordeste ou dans l’intérieur que dans les grandes villes. Le « lulisme » est un modèle qui a favorisé cette couche et, indirectement, les travailleurs urbains dont l’emploi et les revenus ont augmenté. Mais les problèmes urbains des grandes métropoles sont extrêmement coûteux. Leur résolution nécessite des investissements massifs qu’il faudrait faire sortir des caisses publiques. Pour ce faire, il faut une réforme de la fiscalité ou du remboursement de la dette, ou taxer les grandes fortunes, ou tout cela à la fois. Cela n’a pas été fait. Les problèmes urbains s’accumulent et s’ajoutent à la situation précaire du nouveau prolétariat. La situation était plus ou moins annoncée car ce secteur est dorénavant en condition de pouvoir revendiquer. En vérité, la manière dont le mouvement a surgi était complètement inattendue. Mais avec le recul, l’équation qui a mené à cette situation est parfaitement claire.
Pourquoi situez-vous la fin du mouvement de masse en 1989, et non en 1992, date de l’impeachment du président Fernando Collor de Melo ?
Les manifestations pour la destitution de Collor furent une sorte de dernier baroud d’honneur de ce grand cycle, qui avait déjà pris fin. Le cycle se termine en 1989 parce que la défaite de Lula a ouvert la porte au néolibéralisme au Brésil et a brisé la colonne vertébrale de la classe ouvrière organisée avec la montée du chômage. Il y a eu une diminution significative du nombre de travailleurs industriels dans les années 1990, suivie par la décennie de « lulisme », durant laquelle l’emploi a commencé à se recomposer. C’est une erreur de penser que les mouvements sociaux de masse se produisent pendant les périodes de dépression économique. Ils suivent au contraire les améliorations de conjoncture économique. Il y a une série de mesures d’ajustement à la récession. Les manifestations disent : « pas de ça ! »
Les manifestations n’ont pas de direction politique, pas d’organisation, pas de parti.
Pour quelles raisons se transformeraient-elles en grand mouvement ?
Il y a un refus des partis, des syndicats, des institutions traditionnelles. Le principe fondamental est la décentralisation. Ce sont des mouvements horizontaux, dont le motif principal est de ne pas avoir de hiérarchie. Cette horizontalité a un énorme avantage. Ces mouvements sont peu enclins à la bureaucratisation, ce qui est le gros problème des partis et des syndicats. Cela est très sain. Mais il y a une contrepartie : ils n’ont pas de direction claire et centralisée. Cette caractéristique rend ces mouvements plus difficiles à interpréter. En quoi cela va-t-il se transformer ? Une énergie sociale a été libérée, il n’y aura pas de retour en arrière rapidement. Le cours qu’elle prendra, je ne saurai le dire. Mais je crois que d’autres choses de ce type sont à prévoir.
Quelles seront les conséquences pour le système politique ?
Le nouvel acteur a un impact sur le système politique, mais il ne s’y substitue pas. Le système politique continuera de fonctionner. Il ne cessera pas d’exister car, en réalité, nous traversons un moment où ces nouveaux mouvements n’ont pas d’alternative. Les partis devront intégrer des choses, dialoguer avec ce mouvement, faire des concessions, changer. Certains vont y gagner. D’autres vont y perdre. Pour donner un exemple concret, le mouvement de Marina Silva (ancienne ministre de l’environnement de Lula et sénatrice et fondatrice en 2013 du mouvement Rede Sustentabilidade) en est une anticipation, parce qu’elle s’adresse à une partie de ces manifestants.
Marina Silva sera donc la grande gagnante ?
Je ne dis pas cela parce que bien que ce mouvement se caractérise par son horizontalité, il a un agenda matérialiste. Nous parlons de répartition des richesses. C’est cela qui est en jeu : où vont les ressources, qu’elles soient publiques, ou qu’elles transitent entre le capital et le travail. Marina Silva est très mal à l’aise avec cet agenda matérialiste parce qu’elle veut rester au centre de l’échiquier. Cette position n’est pas viable.
Quelles sont les conséquences possibles de ce mouvement lors des prochaines élections présidentielles de 2014 ?
Les chances de réélection de la présidente Dilma Rousseff sont-elles compromises ?
Il est impossible de faire un pronostic. Les manifestations tendent vers la gauche. L’impact sur la candidature de Dilma Rousseff dépendra de la manière dont elle va faire face à cette pression pour plus de ressources pour les transports, la santé, l’éducation et la sécurité.
Et le PT ? Comme sera-t-il affecté ?
Le PT est contesté, en même temps que le « lullisme ». Comme le PT a une aile gauche importante, bien que minoritaire, ces secteurs sont confrontés à des questions existentielles.
Le « lulisme » a répondu aux attentes d’accès à la consommation d’une partie de la population. Ce modèle de croissance n’a-t-il pas été remis en question par les manifestations, qui revendiquent de meilleurs services publics et non pas plus de consommation ?
Je ne pense pas que ce soit un problème de modèle de croissance. Ce modèle a inclus des personnes qui étaient exclues. Cela a relancé l’activité par le bas. Mais il y a eu un rétrécissement des marges de manœuvre. Depuis 2011, nous sommes dans une situation compliquée, qui est liée à la crise du capitalisme qui a commencé en 2008. On croyait qu’elle avait été contenue en 2009. En fait, nous ne savons pas quand sera le bout du tunnel. Si l’économie avait crû plus fortement, il aurait été possible d’investir davantage dans la santé, l’éducation, la sécurité. Mais elle tourne au ralenti. Les ressources se font rares. Les taux d’intérêt ont grimpé. Les restrictions sur les capitaux spéculatifs ont été levées. Et maintenant, il y a une pression énorme pour réduire les dépenses publiques. Il y a toute une série de mesures qui visent à ajuster l’économie à la récession. D’une certaine façon, les manifestations disent : « pas de ça ! ».
Vous dites que « lulisme » n’a pas cherché à s’attaquer au capital dans le registre de la politique économique. Au cours des deux dernières années, le gouvernement a flexibilisé toujours plus, et il en a résulté une faible croissance, ainsi qu’une forte inflation due aux dépenses publiques. La stratégie de développement de Dilma Rousseff n’a pas eu les résultats escomptés.
C’est vrai. En temps de crise mondiale, le gouvernement de Dilma a décidé de prendre les devants et a modifié les termes de la politique néolibérale. Le résultat, en terme de croissance, a été décevant. Les économistes affirment qu’il a manqué d’investissements. L’équation s’est révélée erronée, car tout a été fait pour protéger le capital productif brésilien. J’ai entendu des plaintes contre l’interventionnisme du gouvernement, mais c’est un interventionnisme qui facilite la vie de ce capital. Ce qui n’a pas fonctionné, ce n’est pas encore très clair. Je ne veux pas sous-estimer l’ampleur des problèmes. Mais s’il faut suivre la ligne réformiste, ces problèmes doivent être affrontés pour maintenir le changement. Si c’est pour revenir à l’agenda néolibéral, il ne sera pas possible de les accomplir.
Mais Dilma Rousseff a déjà reculé. Elle a augmenté les taux d’intérêt et est revenu au taux de change flottant.
Le gouvernement a reculé au cours des six derniers mois. Le capital exige un nouveau recul avec la réduction des dépenses publiques. Ces manifestations demandent une augmentation des dépenses. C’est la raison pour laquelle nous sommes dans une période de défis sérieux et cruciaux. La question est la suivante : quel virage le gouvernement va-t-il prendre dans cette bifurcation ?
Il peut y avoir une déstabilisation du gouvernement ?
Je ne pense pas. Le gouvernement a la capacité de comprendre ce qui se passe et a démontré qu’il n’est pas largué. Je suis certain qu’ils vont essayer de régler les problèmes.
En définitive, les institutions changeront-elles ?
Oui et non. Oui, car elles seront obligées de s’ouvrir. Mais pas au point de changer de nature. Les systèmes politiques et économiques continueront sur leurs bases traditionnelles. Il se peut qu’un cycle long soit en train de s’ouvrir, où nous aurons les deux à la fois. C’est ce qui se passe en Europe et même dans d’autres pays où le printemps arabe a eu lieu. Les manifestations furent énormes, et ont changé les régimes politiques. Mais au moment des élections, les partis traditionnels ont gagné. C’est ce qui devrait se passer ici. Nous avons des milliers de personnes dans les rues. Mais les électeurs sont des millions. Ce sont ces millions qui voteront et décideront.
Traduction : HC - Edition : Mémoire des luttes
5 juillet 213
Notes
[1] André Sinder, Os sentidos do Lulismo : reforma gradual e pacto conservador, Companhia das Letras, São Paulo, 2012. Au sujet de ce livre, lire Le Monde diplomatique :
http://www.monde-diplomatique.fr/2013/06/ESTEVAM/49222
Source : http://www.medelu.org/Au-Bresil-une-energie-sociale-a
Photo : http://www.medelu.org/Les-paradoxes-du-reveil-de-la-rue