En Egypte, le champ religieux s’est individualisé
On trouvera ci-après cette contribution d’Olivier Roy concernant l’Egypte. Elle fait partie d’une série d’articles publiés dans Le Monde du 12 juillet sur « Les convulsions de l’islam politique ». Cet ensemble est ainsi présenté : « Depuis les « printemps arabes », l’islam politique est remis en question par la révolution, la guerre civile et la fronde populaire. Le projet de construction d’une société régie par les préceptes de l’islam est en pleine crise, de la Tunisie à l’Iran. Le président égyptien issu des Frères musulmans vient d’être renversé par les militaires, après des manifestations massives. Au pouvoir depuis dix ans, le régime islamo-conservateur turc fait aussi face à une vague de protestation sans précédent. Le régime fondamentaliste iranien se maintient en dépit d’une sourde contestation. Enfin, la guerre en Syrie tourne au conflit interconfessionnel. L’islam politique peut-il surmonter ces bouleversements ? »
La démonstration était presque parfaite : en Egypte, après une année de pouvoir, les islamistes ont montré qu’ils étaient incapables de gérer l’Etat. Ils étaient aussi réticents à prendre le pouvoir par la force ou par la rue et n’avaient pas beaucoup d’idées sur comment islamiser une société qui s’était largement auto-islamisée depuis vingt ans. Bref, la révolution islamique est un mythe ! La population s’est retournée contre eux, non pas pour protester contre la mise en place de la charia, mais pour protester contre l’incompétence et le népotisme des Frères, en attendant une corruption qu’ils n’ont pas eu le temps de mettre en place. La rue qui s’opposait à eux au Caire n’avait rien à voir avec une gauche laïque et libérale : on y retrouvait aussi de pieux musulmans, des salafistes, des notables, des anciens du « printemps arabe ».
Pire, les Frères avaient perdu ce qui faisait leur légitimité depuis soixante ans : le monopole de l’expression de l’islam en politique. Les salafistes, loin de jouer la force d’appoint, se sont érigés en parti politique et ont, dans un premier temps, rejoint l’opposition aux Frères. Les institutions religieuses comme la mosquée d’Al-Azhar se sont déclarées autonomes par rapport aux Frères et au gouvernement. Les soufis se sont de nouveau affichés dans la rue.
Surtout la réislamisation évidente qui a touché la société depuis trente ans ne s’est pas faite au profit des Frères, qui ont une vision autoritaire, centralisée et patriarcale de l’autorité religieuse, mais elle a favorisé de nouvelles formes de religiosité, très individualistes et très diversifiées. L’extension du salafisme exprime paradoxalement l’émergence d’un islam plus individualiste, moins politisé, même s’il est très rigoriste.
Le champ religieux s’est démocratisé, sans forcément passer par la case de la réforme religieuse ou de la sécularisation. Et si la vieille génération des Frères musulmans qui se croyait quasiment propriétaire de la référence religieuse en politique ne comprenait pas ce qui se passait, une grande partie des sympathisants et des cadres plus jeunes de la confrérie avaient compris qu’il était temps que le parti islamiste se réforme.
Bref, l’échec de l’islam politique est démontré. On pouvait espérer sortir du paradigme qui a plombé la vie politique égyptienne et arabe depuis trente-cinq ans : dictatures prétendues laïques contre islamisme prétendu révolutionnaire.
Et puis l’armée a tiré sur la foule. Pourquoi ? Peut-être veut-elle jouer le chaos pour imposer son leadership soit directement, soit comme au Pakistan à partir d’une classe politique déconsidérée, manipulée et corrompue, avec les résultats que l’on peut prévoir : chaos et extrémismes.
L’armée a redonné aux Frères leur auréole de martyrs et d’opposants, qui est dans le fond la seule posture qui leur convienne. Mais l’armée a aussi déconsidéré l’opposition aux Frères. Comment de prétendus libéraux peuvent-ils accepter de venir au pouvoir grâce à des baïonnettes ensanglantées ? Comment de pieux salafistes, qui avaient courageusement accepté de se prêter au jeu politique, peuvent-ils accepter que l’on tire sur leurs cousins islamistes ? Comment les anciens révolutionnaires de la place Tahrir peuvent-ils se réjouir d’un coup d’état ?
Bien sûr on peut plaider la maladresse et l’erreur de la part de l’armée, espérer un sursaut de l’opposition, qui devrait prendre ses distances par rapport à l’armée et mettre en place un espace de négociation politique entre toutes les forces égyptiennes. Mais pour cela il faut que ceux qui ont fait les mouvements de la place Tahrir sortent d’une culture de protestation de rue, qui ne peut déboucher que sur un arbitrage de l’armée.
Il est intéressant de noter que, des deux côtés de la Méditerranée, la demande de démocratie s’exprime par des mouvements purement contestataires, comme les « indignés » espagnols, qui occupent la rue chaque fois qu’ils pensent que leur révolution est trahie, mais qui ne cherchent pas vraiment à construire un espace politique stable et institutionnalisé, laissant le champ libre aux vieux partis politiques.
On peut aussi espérer que les Frères musulmans, après avoir exprimé leur colère et resserré ainsi leurs rangs, n’échapperont pas à la nécessité de faire leur autocritique et de réformer leur parti au risque de se retrouver dans un nouveau ghetto. Mais pour cela il faut une nouvelle génération, et la lourde hiérarchie d’une confrérie gérontocratique ne se prête guère à un tel changement. La seule légitimité des Frères musulmans, comme M. Morsi n’a cessé de le clamer dans son dernier discours, était justement un vote, pas l’islam. Et c’est pourquoi il faut des élections au plus vite.
Olivier Roy
Politologue, spécialiste de l’islam
Source : article publié dans Le Monde daté du 12 juillet 2013.