L’encyclique cachée de François à Rio de Janeiro
Par Jean Mercier
Le pape a profité de son voyage au Brésil pour prononcer deux discours majeurs devant les évêques d’Amérique latine, même s’ils ont moins retenu l’attention des médias que les messages aux jeunes ou les visites plus sociales. Deux textes décapants qui n’ont pas fini de faire des vagues.
Officiellement, la première encyclique du pape s’intitule Lumen Fidei, et a été publiée début juillet. Mais elle est majoritairement de la main de Benoit XVI, François s’étant contenté d’adjoindre une sorte de postface. En réalité, le pape travaillait à d’autres textes, ceux qu’il allait prononcer aux JMJ, et notamment sur deux discours clés, adressés à des évêques, qui furent un peu noyés dans la masse [1] des paroles adressées aux jeunes [2] durant les JMJ…
Samedi 27 juillet, devant les évêques brésiliens [3], le pape a abordé des questions difficiles et exigeantes du domaine de la pastorale, dans un texte très fort. Le lendemain, il amplifiait son propos par une autre allocution devant les évêques venus de toute l’Amérique latine [4]. L’ensemble de ces deux discours constituent une sorte d’encyclique « officieuse », véritable programme pour le pontificat dont le fil rouge est une autocritique sévère et l’appel à la conversion de l’institution. Le verdict est clair, même sous la forme d’une litote : « Nous sommes un peu en retard en ce qui concerne la Conversion pastorale ».
1. Briser le tabou sur les femmes et le schisme silencieux des déçus de l’Eglise
Comme aucun pape avant lui, François se confronte à la question douloureuse des catholiques qui ont quitté l’Eglise, phénomène attesté en Amérique Latine, mais qu’ont connu tous les pays, notamment européens, depuis une cinquantaine d’années. Il évoque ainsi « le mystère difficile de ceux qui quittent l’Église » et se laissent séduire par d’autres propositions.
Cette question largement taboue est l’occasion d’une autocritique sévère : « Peut-être l’Église est-elle apparue trop faible, peut-être trop éloignée de leurs besoins, peut-être trop pauvre pour répondre à leurs inquiétudes, peut-être trop froide dans leurs contacts, peut-être trop autoréférentielle, peut-être prisonnière de ses langages rigides, peut-être le monde semble avoir fait de l’Église comme une survivance du passé, insuffisante pour les questions nouvelles ; peut-être l’Église avait-elle des réponses pour l’enfance de l’homme mais non pour son âge adulte. »
Le pape accuse l’Eglise d’apparaître tellement exigeante dans ses « standards » qu’elle décourage d’emblée les gens. « Beaucoup ont cherché des faux-fuyants parce que la “mesure” de la Grande Église apparaît trop haute. Beaucoup ont pensé : l’idée de l’homme est trop grande pour moi, l’idéal de vie qu’elle propose est en dehors de mes possibilités, le but à atteindre est inaccessible, hors de ma portée. »
Une Eglise ennuyeuse, rigide, froide, nombriliste ! Jamais Benoit XVI et Jean-Paul II n’ont fait pareille autocritique. Bergoglio lui, n’a pas peur de dire sa vérité en pensant à tous ces éloignés : « Face à cette situation, que faire ? Il faut une Église qui n’a pas peur de sortir dans leur nuit. Il faut une Église capable de croiser leur route. Il faut une Église en mesure de s’insérer dans leurs conversations. Il faut une Église qui sait dialoguer avec ces disciples désenchantés et qui considèrent désormais le Christianisme “comme un terrain stérile, infécond, incapable de générer du sens. (…) Aujourd’hui, il faut une Église en mesure de tenir compagnie, d’aller au-delà de la simple écoute. »
Le pape n’hésite pas non plus à évoquer un autre sujet tabou dans l’institution : la place des femmes : « Ne réduisons pas l’engagement des femmes dans l’Église, mais promouvons leur rôle actif dans la communauté ecclésiale. En perdant les femmes l’Église risque la stérilité. » Même si la mention est lapidaire, c’est la première fois qu’un pape reconnaît que l’Eglise a perdu une part de sa crédibilité auprès des femmes.
La solution, passe, d’une part pour le pape, par l’exercice de la maternité de l’Eglise, c’est-à-dire l’exercice de la miséricorde. « Celle-ci engendre, allaite, fait grandir, corrige, alimente, conduit par la main… Il faut alors une Église capable de redécouvrir les entrailles maternelles de la miséricorde. Sans la miséricorde il est difficile aujourd’hui de s’introduire dans un monde de “blessés” qui ont besoin de compréhension, de pardon, d’amour. » Dans ce domaine, il y a des progrès à réaliser : « Dans un hopital de campagne, l’urgence est de panser les plaies ».
L’autre dimension est l’empathie affective et la proximité : « Je voudrais que nous nous demandions tous aujourd’hui : sommes-nous encore une Église capable de réchauffer le cœur ? »
2. La réforme de l’Eglise à partir de la mission, et non la bureaucratie ou l’idéologie
Le pape plaide bel et bien pour « toute une dynamique de réforme des structures ecclésiales » devenues obsolètes. Mais attention, la réforme doit se faire à partir d’un critère précis : la mission, et non pas la sophistication administrative… Le « changement des structures » (de caduques à nouvelles) n’est « pas le fruit d’une étude sur l’organisation de la structure ecclésiastique fonctionnelle. (…). Ce qui fait tomber les structures caduques, ce qui porte à changer les cœurs des chrétiens, c’est précisément le fait d’être missionnaire. »
On retrouve ici, dans l’allocution du pape aux évêques latinos, une réflexion de fond qui est déjà celle de certains évêques européens, qui appellent à une véritable conversion pastorale, et que le pape présente sous la forme d’un véritable examen de conscience. Le pape exhorte à une révolution pastorale plus qu’administrative. Le pape dénonce le fonctionnalisme qui « regarde à l’efficacité », se laisse fasciner par les statistiques et « réduit la réalité de l’Église à la structure d’une ONG ».
A partir de là, le pape définit les « tentations du disciple missionnaire », situant, en bon jésuite, le défi sous l’angle du discernement, et donc du combat spirituel contre « l’esprit mauvais» qui conduit à l’ « idéologisation » du message évangélique. Il liste quatre dérives, renvoyant dos à dos les extrêmes, progressistes et conservateurs :
- La réduction socialisante, « une prétention interprétative sur la base d’une herméneutique selon les sciences sociales ». Elle recouvre les champs les plus variés : du libéralisme de marché aux catégories marxistes ;
- L’idéologisation psychologique. Il s’agit d’une approche « élitiste » qui réduit la rencontre avec le Christ à une dynamique d’auto-connaissance, sans transcendance ;
- La proposition gnostique, celles des réformistes inspirés des « Lumières » . Le pape a ainsi expliqué qu’il recevait, depuis le début du pontificat, des lettres de fidèles l’engageant à « marier les curés et ordonner les bonnes sœurs », mais que la réforme nécessaire de l’Eglise, selon lui, ne se situait pas là.
- La proposition pélagienne, celles des catholiques cherchant « une restauration de conduites et des formes dépassées » ou une « sécurité » doctrinale ou disciplinaire.
3. Faire vivre la collégialité avec les laïcs et la décentralisation par rapport à Rome
François rappelle l’importance de la valorisation des laïcs dans la mission : « Nous, Pasteurs, Évêques et Prêtres, avons-nous la conscience et la conviction de la mission des fidèles et leur donnons-nous la liberté pour qu’ils discernent, conformément à leur chemin de disciples, la mission que le Seigneur leur confie ? Les soutenons-nous et les accompagnons-nous, en dépassant toute tentation de manipulation ou de soumission indue ? Sommes-nous toujours ouverts à nous laisser interpeller dans la recherche du bien de l’Église et de sa Mission dans le monde ? »Le pape a aussi demandé aux évêques de faire confiance au “flair” de leurs ouailles “pour trouver de nouvelles routes”. Au diable l’autocratie : « L’Évêque doit conduire, ce qui n’est pas la même chose que se comporter en maître ».
En écho à ce qu’il a déjà dit depuis son élection, le pape dénonce donc le cléricalisme : « Dans la majorité des cas, il s’agit d’une complicité pécheresse : le curé cléricalise, et le laïc lui demande à être cléricalisé, parce que c’est finalement plus facile pour lui ».
Comme solution, le pape rappelle l’importance des instances de conseil : « Les Conseils diocésains et les Conseils paroissiaux de Pastorale et des Affaires économiques sont-ils des lieux réels pour la participation des laïcs dans la consultation, l’organisation et la planification pastorales ? Le bon fonctionnement des Conseils est déterminant. Je crois que nous sommes très en retard sur cela. »
Très attendu sur le sujet de la collégialité entre évêques, François réhabilite la vitalité locale, au détriment d’une approche romano-centrée. Rompant avec la vision de ses prédécesseurs, qui se défiaient de l’autonomie des structures nationales, le pape valorise la « Conférence épiscopale » comme « un espace vital »: « Il faut alors une valorisation grandissante de l’élément local et régional. La bureaucratie centrale n’est pas suffisante, mais il faut faire grandir la collégialité et la solidarité ; ce sera une vraie richesse pour tous ».
Cette vision confirme l’attitude de François dans sa volonté de réaligner la papauté comme service de l’unité. Il se considère d’abord comme un évêque, plutôt que comme un pape, comme il l’a plusieurs fois rappelé à Rio, soit devant les jeunes, soit devant les évêques : « j’ai voulu vous parler d’évêque à évêque », glisse-t-il à ses interlocuteurs du CELAM.
Ce n’est pas non plus un hasard si le pape aborde, dans son « encyclique cachée », des questions de méthode de travail. Il a rappelé que la rencontre des évêques latinos (le CELAM), à Aparecida, en 2007, ne s’était pas construite, à partir de la méthode romaine utilisée lors des autres rencontres du Celam, et lors des Synodes romains, à savoir la méthode de l’Instrumentum laboris. Sous ce jargon se cache le nom du document qui donne le ton des débats, dont le contenu a tendance à verrouiller les débats en amont. Le pape plaide pour des échanges à partir d’une remontée d’information depuis la base, sans schémas pré-mâchés par la bureaucratie ecclésiale. C’était déjà ce qu’avaient exigé les Pères du Concile Vatican II, lors de son ouverture.
4. Retrouver le dialogue avec le monde actuel
Sans ambages, le pape reconduit aux fondamentaux de Vatican II, citant la fameuse formule introductive de Gaudium et Spes : « Il est bon de rappeler la parole du Concile Vatican II : Les joies et les espérances, les tristesses et les angoisses des hommes de notre temps, surtout des pauvres et de ceux qui souffrent, sont à leur tour, joies et espérances, tristesses et angoisses des disciples du Christ ».
Attentif aux signes des temps, le pape évoque la question de l’adaptation aux « questions existentielles de l’homme d’aujourd’hui, spécialement des nouvelles générations, en prêtant attention à leur langage », et prend en compte l’existence d’univers culturels extrêmement divers; « Dans une même ville, existent différents imaginaires collectifs qui configurent différentes villes ». Le pape insiste sur la prise en compte des « tribus » affinitaires des mégalopoles. « Si nous restons seulement dans les paramètres de “la culture de toujours”, au fond une culture de base rurale, le résultat sera finalement l’annulation de la force de l’Esprit Saint. Il faut savoir découvrir Dieu pour pouvoir l’annoncer dans les idiomes de chaque culture ; et chaque réalité, chaque langue, a un rythme différent ». On retrouve ici la passion jésuite de l’inculturation.
Selon le pape, la mission est une tension permanente : « Il n’existe pas de condition de disciple missionnaire statique. Le disciple missionnaire ne peut pas se posséder lui-même, son immanence est en tension vers la transcendance de la condition de disciple et vers la transcendance de la mission. Elle n’admet pas l’auto-référentialité : ou elle se réfère à Jésus-Christ, ou elle se réfère au peuple auquel elle doit annoncer. Sujet qui se dépasse. Sujet projeté vers la rencontre : la rencontre avec le Maître (qui nous fait disciples) et la rencontre avec les hommes qui attendent l’annonce. (…) Dans l’annonce évangélique, parler de “périphéries existentielles” décentre et nous avons habituellement peur de quitter le centre. Le disciple missionnaire est un “décentré” : le centre est Jésus Christ, qui convoque et envoie. Le disciple est envoyé aux périphéries existentielles ».
Au delà de sa critique sur la peur « de quitter le centre », le pape met en cause une vision nombriliste de l’Eglise catholique : « Quand elle s’érige en “centre”, elle tombe dans le fonctionnalisme et, peu à peu, elle se transforme en une ONG. L’Église prétend alors avoir sa propre lumière et cesse d’être ce “misterium lunae” dont nous parlent les saints Pères (de l’Église), thème cher à Benoît XVI que le futur pape avait évoqué devant ses frères cardinaux avant le Conclave. “Elle devient de plus en plus autoréférentielle et sa nécessité d’être missionnaire s’affaiblit. D’”Institution” elle se transforme en “Œuvre”. Elle cesse d’être Épouse et finit par être Administratrice ; de Servante elle se transforme en “Contrôleuse”. Aparecida veut une Église Épouse, Mère, Servante, une Église qui facilite la foi et non pas une Église qui la contrôle. » L’Eglise n’est pas une douane, avait-il déjà dit.
5. Apprendre une culture de la pauvreté, de la tendresse et de la rencontre
On retrouve ici les marottes de Jorge Mario Bergoglio, qui fustige les « pastorales éloignées, des pastorales disciplinaires qui privilégient les principes, les conduites, les procédures organisatrices…. évidemment sans proximité, sans tendresse, sans caresse. On ignore la “révolution de la tendresse” qui provoqua l’incarnation du Verbe. Il y a des pastorales organisées avec une telle dose de distance qu’elles sont incapables d’arriver à la rencontre : rencontre avec Jésus Christ, rencontre avec les frères. De ce type de pastorales, on peut attendre au maximum une dimension de prosélytisme, mais elles ne conduisent jamais ni à l’insertion ecclésiale, ni à l’appartenance ecclésiale ».
Dans ce cadre, la conversion pastorale touche l’évêque lui-même, qui doit être un modèle : « Les évêques doivent être pasteurs, proches. Des hommes qui aiment la pauvreté, aussi bien la pauvreté intérieure comme liberté devant le Seigneur, que la pauvreté extérieure comme simplicité et austérité de vie. Des hommes qui n’aient pas la “psychologie des princes”, qui ne soient pas ambitieux mais qui soient époux d’une Église locale sans être dans l’attente d’une autre. » Le pape a clairement mentionné le carriérisme de ceux qui cherchent une « promotion » dans des diocèses plus prestigieux.
Jean Mercier – 30.07.2013
Notes :
[1] http://www.lavie.fr/religion/catholicisme/les-principaux-discours-du-pape-au-bresil-24-07-2013-42782_16.php [2] http://www.lavie.fr/religion/catholicisme/les-jmj-en-15-mots-cles-la-petite-musique-du-pape-francois-28-07-2013-42864_16.php [3] http://www.lavie.fr/actualite/documents/discours-du-pape-aux-eveques-du-bresil-28-07-2013-42860_496.php [4] http://www.lavie.fr/actualite/documents/discours-du-pape-au-comite-de-coordination-du-celam-29-07-2013-42929_496.php