Prêts toxiques : il faut attaquer les banques en justice
De nombreuses collectivités qui ont souscrit des prêts toxiques ont entamé des actions en justice. L’enjeu est de mettre le système bancaire face à ses responsabilités. Patrick Saurin explique ci-après les mécanismes en jeu et les moyens d’un combat citoyen.
Qu’entend-on par prêts toxiques ? Les prêts toxiques, que les banques désignent pudiquement sous l’appellation de « prêts structurés », recouvrent toute une variété d’emprunts proposés aux collectivités, aux hôpitaux et aux organismes de logement social qui ont amené ces acteurs publics à spéculer, alors que cette activité leur est pourtant interdite par les textes. La particularité de ces prêts est de faire supporter par les seuls emprunteurs un risque très important car l’évolution du taux d’intérêt, imprévisible et le plus souvent sans plafond, est déterminée par un mécanisme peu compréhensible tel que le taux de change des monnaies ou les écarts entre les taux courts et les taux longs. La banque prêteuse ne perd jamais : si les taux sont à la hausse, l’emprunteur voit ses échéances augmenter en conséquence, si les taux baissent (c’est rarement le cas), la banque prêteuse ne supporte aucune perte car elle a bien pris soin de s’assurer contre ce risque auprès d’une autre banque appelée banque de contrepartie. Pour attirer le client, la recette est simple : les premières années on lui propose un taux bonifié, inférieur au taux du moment. L’évolution n’intervient qu’au terme de cette première période de 3 à 5 ans, comme on le vérifiera avec la crise financière de 2007-2008 qui fera exploser les taux des prêts parvenus en deuxième période de vie.
Pourquoi les banques ont-elles proposé ce type d’emprunt ?
La raison est bassement triviale : avec ce type de produits, les banques ont multiplié leurs marges par 2, 3, voire plus. Au début de leur commercialisation, à partir de 1995, les emprunts structurés étaient proposés aux acteurs publics locaux pour financer leurs nouveaux investissements, mais très vite, dans le courant des années 2000, Dexia et les autres banques vont conseiller à leurs clients de réaménager l’intégralité de leurs encours de dette. Ainsi, en 2008, la dette du Conseil général de Seine-Saint-Denis était constituée à 97 % de prêts toxiques.
Peut-on évaluer le risque que représentent les prêts toxiques ?
La commission d’enquête parlementaire qui travaillé sur cette question durant le second semestre 2011 a publié dans son rapport [1] ces chiffres ahurissants : fin 2011, il y avait en France 32,1 milliards d’euros d’emprunts structurés, répartis en 10 688 contrats. Le rapport précise : « L’encours total des emprunts structurés à risque est évalué à 18,828 milliards d’euros pour l’ensemble des acteurs publics locaux, dont 15,787 milliards d’euros présentent même un fort risque. » Ce même rapport estime à 730 millions d’euros le surcoût annuel occasionné par ces prêts, auquel s’ajoutent 252 millions d’euros de surcoût résultant de swaps [2] dangereux. Un milliard d’euros de surcoût annuel représente 40 000 emplois, soit une entreprise de 400 personnes par département !
Pourquoi les acteurs publics ne résilient-ils pas ces contrats ?
Tout simplement parce que cela n’est pas possible ou leur coûterait trop cher. En effet, les banques ont pris soin de verrouiller leurs contrats avec des clauses de transformation ou de sortie prévoyant des soultes (ou indemnités de remboursement anticipé) d’un montant considérable. Il est fréquent que pour transformer un prêt toxique en un prêt classique à taux fixe ou à taux révisable, la banque exige en contrepartie une indemnité dont le montant peut être supérieur au montant du prêt. À ce jour, la plupart des négociations amiables engagées par les collectivités locales avec les banques ont échoué car ces dernières, en position de force, ne veulent rien céder.
Pourquoi les pouvoirs publics n’ont-ils pas réagi ?
Le rapport de la commission d’enquête parlementaire de 2011 a mis en évidence une conjonction de manquements et de loupés de la part des autorités de contrôle. De la préfecture, en charge du contrôle de légalité, à la chambre régionales des comptes, en passant par les trésoreries, la Délégation générale des collectivités locales et les ministères, toutes les instances publiques ont failli dans leurs missions respectives. À ce jour, l’exécutif et le législatif n’ont toujours pas proposé de solution digne de ce nom pour dénouer cette situation.
Quelles solutions les acteurs publics locaux ont-ils à leur disposition ?
Pour les collectivités territoriales, les hôpitaux publics et les organismes de logement social contaminés par les prêts toxiques la solution passe par la suspension du paiement des intérêts des emprunts incriminés, l’action en justice contre les banques et l’appel à la population (en particulier les membres des Collectifs locaux pour un audit citoyen [3]) pour les appuyer dans leur combat. Déjà engagé par plus d’une centaine de collectivités, un tel combat peut être gagné. Pour preuve, trois décisions récentes sont venues donner un signal encourageant aux acteurs publics locaux qui ont choisi de s’engager dans cette voie. Tout d’abord, le 31 mai 2012, la chambre régionale des comptes d’Auvergne Rhône-Alpes a considéré que les dépenses relatives au paiement des intérêts des prêts toxiques de la commune de Sassenage ne présentaient pas un caractère obligatoire dans la mesure où elles étaient susceptibles d’être sérieusement contestées dans leur principe et dans leur montant.
Ensuite, le 24 novembre 2011, le tribunal de grande instance de Paris a donné raison à la commune de Saint-Étienne qui avait interrompu le paiement des intérêts à Royal Bank of Scotland, une décision confirmée par la Cour d’appel de Paris le 4 juillet 2012. Le 11 novembre 2012, RBS a conclu un accord amiable avec la ville en acceptant de prendre à sa charge 50 % de la soulte pour dénouer deux contrats de swap contestés.
Enfin, dernièrement, le 8 février 2013, dans une affaire opposant le conseil général de Seine-Saint-Denis à Dexia, le tribunal de grande instance de Nanterre a décidé la nullité de la clause d’intérêt de trois contrats pour défaut de mention du taux effectif global (TEG) dans le fax de confirmation des prêts. Du point de vue du droit, il existe une multitude de pistes susceptibles d’être utilisées contre les banques (le dol ou tromperie, le défaut de conseil, le défaut de TEG, le caractère spéculatif des opérations, etc.) pour faire reconnaître les prêts toxiques illégaux ou illégitimes.
Que doivent réclamer les acteurs publics locaux contaminés par les prêts toxiques ?
Ils doivent demander aux banques qu’elles substituent aux prêts toxiques qu’elles leur ont commercialisés des emprunts non risqués (à taux fixe ou à taux révisable classiques), sans soulte, sans allongement de durée, sans clause léonine ou abusive. Parce qu’elles ont été à l’origine de ce type d’emprunts les banques doivent supporter la totalité des surcoûts qu’ils ont générés pour les emprunteurs. Ils doivent également exiger des pouvoirs publics une profonde réforme du financement des acteurs publics locaux pour que soient mis à disposition de ces derniers des emprunts non risqués à taux préférentiels ou à taux nul. Les pouvoirs publics devront également prendre toute les mesures utiles afin d’obliger les banques à substituer aux prêts toxiques qu’elles ont commercialisés des emprunts non risqués dans les conditions énoncées précédemment.
Pourquoi les acteurs publics ont-ils intérêt à engager leur action en justice avant le 19 juin 2013 ?
Il importe que les acteurs publics locaux engagent leur action en justice au plus tôt, car les emprunteurs qui ont signé leurs contrats de prêt avant juin 2008 ont jusqu’au 19 juin 2013 pour engager une action en responsabilité contractuelle. En effet, la loi N° 2008-561 du 17 juin 2008 (votée le 17 juin, publiée au Journal officiel le 18 et applicable le 19) portant réforme de la prescription en matière civile a modifié l’article 2224 du Code civil qui dispose : « Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ». Une action après le 19 juin 2013 sera toujours possible, mais cela sera plus compliqué pour l’emprunteur qui devra apporter la preuve des raisons objectives qui l’ont empêché de s’apercevoir du caractère erroné du contrat avant cette date.
Si l’on demande aux banques de supporter la totalité des surcoûts, les contribuables ne devront-ils pas être appelés à payer pour Dexia in fine ?
Dans la mesure où près de 10 milliards d’encours de prêts toxiques de Dexia Municipal Agency (DEXMA) ont été repris par la Société de Financement Local (SFIL détenue à 75% par l’État, à 20% par la CDC et à 5% par la Banque postale), c’est l’État français qui désormais porte le risque. Mais je pense qu’il existe une piste de droit pour éviter que les contribuables, à travers l’État, ne soient appelés à payer les surcoûts. Je préconise que les banques de contrepartie des banques qui ont consenti des emprunts toxiques soient appelées solidairement avec ces banques prêteuses à supporter l’intégralité des surcoûts consécutifs aux montages financiers auxquelles elles ont participé. En effet, le prêt structuré ne peut être considéré isolément mais doit être examiné dans le cadre d’un ensemble associant l’emprunteur, le prêteur et la banque de contrepartie. Dans la mesure où les prêts structurés sont considérés comme illégaux ou illégitimes, la banque de contrepartie doit être elle aussi tenue co-responsable du montage délictueux auquel elle a participé. Accepter d’exonérer des banques de contrepartie de ce type de responsabilité reviendrait à considérer légales et légitimes les contre-garanties qu’elles pourraient apporter à des trafiquants de drogue, à des délinquants se livrant au trafic d’êtres humains ou à des malfaiteurs ayant des activités de blanchiment d’argent. Les banques ont obligation de se renseigner sur la moralité de leurs clients et sur la licéité des opérations effectuées par ces derniers. En l’espèce, il est incontestable que les banques de contrepartie ont failli à cette obligation. Dans notre cas de figure, cela permettrait de faire supporter les surcoûts des prêts toxiques de DEXMA, non plus à la SFIL (et à travers elle à l’État et aux contribuables)[4], mais aux banques de contrepartie intervenantes dans ces emprunts toxiques. Ces banques de contrepartie, parmi lesquelles on compte notamment Goldman Sachs, Morgan Stanley, Royal Bank of Scotland, HSBC, Dexia Bank Belgium, Deutsche Bank, etc.) portent une lourde responsabilité dans la crise financière qui a débuté en 2007 et ont tout à fait les moyens financiers de supporter les surcoûts.
Patrick Saurin
Patrick Saurin est membre de SUD BPCE, du CADTM et du Collectif d’Audit Citoyen.
Notes
[1] Assemblée nationale, commission d’enquête sur les produits financiers à risque souscrits par les acteurs publics locaux, Rapport n° 4030, Emprunts toxiques du secteur local : d’une responsabilité partagée à une solution mutualisée, Paris, 2011. [2] Le swap (« échange ») est un contrat de couverture de risque de taux permettant à une collectivité d’échanger un taux fixe contre un taux révisable, ou un taux révisable contre un taux fixe. [3] Cf. le site : http://www.audit-citoyen.org[4] NDLR : on pouvait lire dans le Monde du 8 août 2013 l’information suivante (AFP) : « Dexia n’en finit pas de perdre de l’argent. La banque franco-belge, placée sous perfusion d’argent public depuis 2008 et en cours de démantèlement, a annoncé, mercredi 7 août, une perte nette de 905 millions d’euros au premier semestre, contre un déficit de 1,2 milliard un an auparavant. La perte courante a été amplifiée par d’importants éléments non récurrents, notamment liés à la faillite de la ville américaine de Detroit (Michigan). Le sauvetage de la banque a déjà coûté 6,6 milliards d’euros à la France, et au moins autant à la Belgique, selon un rapport de la Cour des comptes rendu le 18 juillet. La facture pourrait encore s’alourdir, notait la Cour : Les risques perdureront jusqu’au débouclage du dernier emprunt, dans quarante ans. »
Source : Article publié dans l’Humanité dimanche du 30 mai-5 juin 2013. Mis en ligne le 21 juillet 2013 par le CADTM (Comité pour l ‘Annulation de la Dette du Tiers Monde) à : http://cadtm.org/Les-prets-toxiques-Une-affaire-d
Pour aller plus loin :
LIRE l’ouvrage publié en mai 2013 par Patrick Saurin : « Les prêts toxiques, une affaire d’État. Comment les banques financent les collectivités locales », Ed. Demopolis & CADTM, 264 p., 15 €, 2013. En librairie et commande en ligne à : http://cadtm.org/Les-prets-toxiques-Une-affaire-d
Présentation du livre [ Demopolis] :
Un milliard d’euros par an, c’est ce que coûte aux collectivités, aux hôpitaux et aux organismes de logement social la spéculation des banques sur les dettes publiques locales. Cette situation est d’autant plus scandaleuse qu’elle n’a pas suscité à ce jour de réaction appropriée de la part des pouvoirs publics. Pire, le fait de laisser payer les contribuables en lieu et place des banques s’avère être un choix politique inavoué que Patrick Saurin met en évidence preuves à l’appui. Au terme d’une minutieuse enquête très documentée, il explique avec simplicité et précision pourquoi les prêts toxiques sont une véritable affaire d’Etat. Destiné à un large public, ce livre propose une vision d’ensemble du sujet. Dans un souci d’exhaustivité et d’objectivité, l’auteur expose et analyse le point de vue de tous les acteurs concernés en reprenant souvent leurs mots pour rester fidèle à leur pensée. De façon méthodique et pédagogique, il présente successivement le mécanisme des prêts toxiques, leurs effets, les responsabilités des différents acteurs, en particulier les carences du législateur, enfin les actions susceptibles d’être engagées contre les prêts toxiques. Ce livre assume également un parti pris car il se veut avant tout un outil au service d’une prise de conscience et d’un combat citoyen….