«La droite de combat est toujours là»
Regards sur la France. Chaque semaine, un intellectuel français ou étranger livre au « Monde » ses réflexions sur l’état du pays et son évolution. Dans le paysage politique de la France actuelle, l’extrême droite joue, directement ou indirectement, un rôle de plus en plus sensible. L’attitude de la droite traditionnelle à l’égard de cette poussée, à la veille de rendez-vous électoraux importants, soulève elle aussi bien des questions. Entretien avec l’historien israélien francophone Zeev STERNHELL, dont l’oeuvre est consacrée à l’histoire du fascisme français.
Entretien – Propos recueillis par Nicolas Weill
On compare parfois la situation actuelle en France avec les années 1930 : affaires, remise en question des élites politiques, montée de l’extrême droite, racisme et antisémitisme… Est-ce légitime ?
Oui, jusqu’à un certain point. On constate une certaine odeur de décadence, une certaine crise morale, un sentiment d’incertitude « postmoderne ». Un vague sentiment se diffuse selon lequel la démocratie ne serait qu’un écran de fumée, qui recouvre le vrai pouvoir, celui de l’argent, ce qu’on appelait dans les années 1930 les puissances occultes. Il y a aussi une désaffection certaine à l’égard des élites, de droite ou de gauche, et il ne faut pas minimiser l’impact de l’affaire DSK… Si c’est ça l’élite gouvernante, le fric, les bordels ou la recherche d’une nationalité belge, pourquoi pas un peu de poujadisme ? La crainte, populaire aussi bien qu’intellectuelle, de l’immigration était également très forte dans les années 1930. On parlait du « déferlement des hordes de l’Est » y compris sous la plume de ce grand nom de la science politique française que fut André Siegfried. La venue d’Einstein au Collège de France avait fait l’objet d’une campagne de l’extrême droite, assez significative de l’époque…
Mais il y a aussi une différence de taille : aujourd’hui, il n’y a pas d’alternative au système ; il n’existe pas de régime fasciste. Pas de communisme, pas de nazisme, pas de guerre européenne en vue, ce qui rend d’ailleurs le phénomène de désaffection à l’égard de l’ordre établi plus intéressant encore, parce que la période actuelle n’est pas une période de désastre matériel. En dépit d’une croissance zéro, en dépit du chômage et d’autres difficultés, la France est encore un des points à la surface du globe où la vie est supportable, même pour les plus défavorisés. Cela n’empêche pas ce sentiment de désaffection d’y persister et d’y imprégner la société.
Les manifestations contre le mariage pour tous ont révélé la persistance d’un certain esprit anti-Lumières. Faut-il s’en inquiéter ou n’est-ce qu’une survivance ?
Je pense qu’il faut s’en inquiéter, parce que rien n’est acquis. Les phénomènes de rupture des années 1930 et 1940, le désastre européen n’appartiennent pas exclusivement à l’entre-deux-guerres. La droite de combat du XXe siècle n’est pas née en 1914 au Chemin des Dames et n’est pas morte le jour de la libération de Paris, ni avec l’entrée de l’Armée rouge dans Berlin. Il n’existe aucune raison méthodologique qui permette de penser que la France et l’Europe ont été, une bonne fois pour toutes, guéries et immunisées contre le fascisme en 1945. La tentation nationaliste fascisante fait partie intégrante de la culture européenne et vient de la tradition des anti-Lumières.
Le ralliement des droites européennes à la démocratie après 1945 ne signifie pas en effet l’acceptation des Lumières que j’appelle franco-kantiennes, de la nation citoyenne, de l’autonomie de l’individu et des droits de l’homme. Car la démocratie, ce n’est pas seulement le suffrage universel, c’est avant tout les droits de l’homme, c’est la primauté de l’individu, c’est l’égalité, non seulement devant la loi, mais l’égalité des chances, ainsi que la distribution équitable des richesses nationales.
Ce qui se passe actuellement en France, c’est une guerre pour l’hégémonie culturelle. La guerre économique et sociale est perdue pour la gauche, faute de combattants. Nul ne songe à toucher aux structures de la société, à gauche comme à droite. Le seul champ de bataille qui demeure, c’est la culture. Or la gauche se voit toujours suspectée de privilégier les valeurs universelles par rapport aux valeurs nationales, les valeurs matérielles par rapport aux valeurs morales ; d’être toujours prête à sacrifier les valeurs de la patrie, soit sur l’autel de principes abstraits y compris, évidemment, l’égalité des sexes, soit sur l’autel de l’Europe ou de la mondialisation.
Vous dites que ce qui empêche l’extrême droite d’accéder au pouvoir est la capacité de résistance de la droite traditionnelle. Pensez-vous que l’UMP joue ce rôle ?
Non, l’UMP ne bloque pas l’ascendance du FN. Au contraire, elle la facilite par une attitude qui – en gros, et même si cela dépend des contextes locaux et des moments – est ambiguë, quand elle n’est pas neutre ou favorable. On peut facilement imaginer que l’aile marchante de l’UMP, derrière Nicolas Sarkozy, s’accommoderait assez facilement d’une alliance avec le FN. Cette ambiguïté se nourrit de l’idée, chère aussi à la droite néoconservatrice américaine qui s’en prend à toute mesure libérale d’Obama, selon laquelle les grands problèmes dans la vie des hommes sont d’ordre moral. L’essentiel est le sentiment d’appartenance charnelle à une communauté historique. Sur cette base-là, l’UMP et le Front s’accommodent assez bien. Tous ces éléments de la droite respectable qui regardent avec compréhension, parfois avec bienveillance, la poussée frontiste ou ceux qui ne s’en inquiètent pas outre-mesure, ceux-là favorisent, sciemment ou non, la poussée du FN et une banalisation de la droite dure.
Quelles sont les raisons historiques de cette attitude ?
En France, la droite dure, vichyste, fascisante, fasciste, n’a jamais été forcée à se renier ni même à s’expliquer. Pour réintégrer les rangs de l’intelligentsia respectable, les communistes et gauchistes, eux, ont dû aller à Canossa et s’incliner devant la sagesse de leurs rivaux d’hier. En revanche, on n’a jamais vu un de ces intellectuels tentés par la collaboration, comme Bertrand de Jouvenel – 1903-1987, essayiste dont le cas est analysé longuement dans Ni droite ni gauche – et tant d’autres – sans parler d’un René Bousquet ! – s’interroger sur les années 1930 et 1940, faire amende honorable. Ils sont passés d’un côté à l’autre comme une lettre à la poste. Même des écrivains antisémites, comme Marcel Jouhandeau (1888-1979), auteur entre autres du Péril juif (1938), ont été reçus à bras ouverts dès la fin des années 1940. Ces voix-là sont donc restées légitimes sous prétexte qu’il était injuste de juger les hommes sur l’atmosphère d’une époque. Comme si, parce qu’ils participaient à l’ambiance d’une époque, leur responsabilité personnelle était dégagée.
Marine Le Pen utilise la thématique « ni droite ni gauche ». C’est également le titre d’un de vos ouvrages sur le fascisme français. Qu’en pensez-vous ?
Dans le contexte français, historiquement et politiquement, l’expression « ni droite ni gauche » désigne l’émergence, au tournant du XXe siècle, d’une droite nouvelle dans ses concepts et ses méthodes ; d’une droite de combat ; une droite qui lance un appel au peuple contre la démocratie et contre les acquis des Lumières françaises. C’est la droite révolutionnaire. Le changement doit, pour elle, consister en une révolution politique et morale, mais non économique et sociale, une révolution qui ne brise pas la solidarité nationale. La nation doit rester une. Telle est l’infrastructure intellectuelle du fascisme.
De nos jours, la véritable signification du « ni droite ni gauche », c’est toujours le refus de la vieille droite, le refus des valeurs économiques du néolibéralisme, de la compétition forcenée, de la vie sociale perçue comme un champ de bataille et de l’abandon de l’individu à son sort. Et, en même temps, on rejette les valeurs intellectuelles et morales des Lumières françaises qui sont associées à la gauche. Le FN entre en compétition avec la gauche non en appelant au changement des rapports sociaux, mais à la défense du moi national contre l’anti-moi, que représente l’autre, c’est-à-dire l’étranger. Le « ni droite ni gauche » du FN n’est rien d’autre que la nation envisagée comme un organisme, comme une communauté des défunts, des vivants et de ceux qui ne sont pas encore nés, une communauté de la terre et des morts, du sang et du sol. Et cette communauté est pour lui en danger.
Dans le « nationalisme intégral » d’autrefois, l’antisémitisme a joué un rôle essentiel. Croyez-vous que le musulman tienne désormais la place du juif ?
Chez un Dieudonné ou un Alain Soral, on en est toujours à l’antisémitisme. Mais pour la masse des Français, c’est quand même l’Arabe, le musulman, qui vient avant le juif. Dans cette perspective, il importe de se rappeler que la nation est une chose, la communauté des citoyens une autre. Pourquoi les lois raciales ont été tellement importantes pour Vichy ? Parce qu’elles signifiaient que la France de la Révolution et de la citoyenneté était morte et enterrée. Le sort des juifs ne comptait pas ; ils jouaient un rôle d’instrument. En 2013, l’antisémitisme n’est plus un facteur de mobilisation comme par le passé, mais la tentation antisémite persiste toujours. L’islamophobie tient maintenant la vedette. Sur la place publique, la crainte de l’islamisation progressive de l’Europe est de plus en plus grande.
Vous ne croyez-pas que l’extrême droite actuelle, en France, ait rompu avec l’héritage de Vichy ? Le FN prétend représenter les plus vulnérables. Cette défense contre l’insécurité économique et contre le danger de perte d’identité culturelle vont ensemble. Le corpus idéologique du FN de Marine Le Pen est donc fondamentalement nourri des mêmes principes que celui de son père, bien que le langage soit plus modéré et l’image de marque plus policée. L’odeur vichyste de l’antisémitisme classique, tout comme la vulgarité poujadiste et l’Algérie française de Le Pen père ont pu disparaître, en grande partie, et la démocratie et le suffrage universel ne sont plus mis en cause. Mais l’idée de la nation comme individualité close, le refus des valeurs universelles, tout cela existe et vit. La longue route qui devait conduire vers Vichy n’est pas bouchée, elle continue, elle est là. On n’est pas arrivés à un mur en 1945.
La coopération de gouvernements européens au programme Prism de surveillance de l’Agence de sécurité américaine, le fonctionnement bureaucratique de Bruxelles ne sont-ils pas d’autres indices du recul de la démocratie ?
Notre monde n’a jamais été aussi orwellien dans la technique de la surveillance. Mais il n’y a pas que cela. On doit compter aussi avec un phénomène de démission, un grignotage constant des droits de l’homme. L’obsession sécuritaire constitue un aspect de cette érosion. L’ennemi est omniprésent. Il est vrai que cet ennemi exploite parfois, quand il s’agit du terrorisme, d’Al-Qaida, les largesses de la démocratie. Mais l’obsession sécuritaire est devenue une sorte de maladie et d’alibi. Nous avons toujours pensé qu’en dépit de tous les défauts des Etats-Unis que nous connaissions, sur un point, ils étaient supérieurs à l’Europe : la défense des droits de l’homme et de la liberté d’expression. Or voilà qu’ils se retrouvent derrière l’Europe. Mais, ne l’oublions pas, ce grignotage constant est toujours un moyen d’affirmer la préséance des droits collectifs, nationaux, des communautés nationales sur les droits individuels.
Un jeune qui se réclamait de l’antifascisme, Clément Méric, a été tué récemment. Pensez-vous que la lutte contre le fascisme soit actuelle ?
Tout à fait. La tentation fasciste est là, donc il ne faut pas faire silence sur des groupuscules violents d’extrême droite sous prétexte qu’en parler serait faire de la publicité. Il faut insister sur le danger réel que ces groupes représentent. Le fait que ces gens-là soient des marginaux ne doit pas faire oublier que, vers 1928, les nazis n’avaient pas atteint 3 % aux élections générales. Le problème est d’ailleurs aussi intellectuel ; il faut opposer le raisonnement enraciné dans les Lumières à tous ces individus, partis ou mouvements. Il ne faut pas se taire.
Quelle place tient la question religieuse dans une pensée de gauche ?
Je suis toujours autant fasciné par la laïcité et l’universalisme franco-kantien. Je pense que la guerre à la laïcité, que l’on fait aujourd’hui, vient de ce qu’on associe la laïcité au nihilisme moral, et cela, en fait, vient des Etats-Unis. Certains regardent la religion comme un instrument de santé sociale parce que la culture ne peut pas fournir un ensemble de valeurs fondamentales. Je crois que c’est faux : on n’a pas besoin de la religion pour réfléchir aux valeurs fondamentales. Ce qui fait reculer la laïcité, c’est l’effritement de la tradition des Lumières. La pensée de gauche doit rester enracinée dans cette idée.
Propos recueillis par Nicolas Weill
Zeev STERNHELL : Historien, spécialiste mondialement reconnu du fascisme et penseur politique, il est né en Pologne en 1935. Après avoir commencé ses études en France, il émigre en Israël en 1951, mais continue d’écrire en français. Professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem, militant de gauche et partisan de la paix, il a vu sa théorie de la France comme laboratoire du fascisme attaquée par une partie de l’historiographie française. Son maître ouvrage, « Ni droite ni gauche », vient d’être réédité (janvier 2013) et augmenté (Ed. Gallimard, Collection Folio histoire (n° 203), 1 088 p., 14,50 euros).
Source : publié dans Le Monde daté du 18 – 19 août 2013.