Quatre portraits d’écologistes-résistants au Sud
Par Nicolas Sersiron, Robin Delobel
Yacouba Sawedogo est un petit commerçant Burkinabé qui, lors de la famine provoquée par la sécheresse de 1974, décida de quitter son commerce florissant, pour redevenir un agriculteur comme son père. Il est alors retourné dans son village de Gourga, pour cultiver des céréales, là où la terre était parfois devenue dure comme du ciment, et où la végétation avait presque totalement disparu. Le thermomètre y dépasse souvent les 40° et il n’y a que peu d’eau au fond des puits. Il ne voulait plus voir les villageois mourir de faim ou partir gonfler les bidonvilles de Ouagadougou. Avant d’être surnommé l’homme qui arrête le désert, il a été considéré comme un illuminé voire un fou. L’universitaire hollandais Chris Reij, spécialiste de la désertification, étudie les problèmes agricoles du Burkina depuis plus de 20 ans. Il dit de Yacouba, qui n’a fait aucune étude, « qu’il a eu plus d’impact sur la préservation de l’environnement du Sahel que toutes les équipes de recherches internationales réunies. »
Yacouba, avec la seule force de sa conviction, a redécouvert une technique ancestrale abandonnée, le Zaï. Elle consiste à faire une cuvette de 20 à 30 cm de diamètre et de 15cm de profondeur dans la terre, avec une simple houe. Celle-ci retient l’eau de pluie, et les termites avec leurs galeries irriguent ensuite le sol en profondeur. Dans ces régions, la saison des pluies ne dure que quelques mois. Sur les sols durcis et sans végétation, les eaux ruissellent et vont grossir les fleuves sans remplir les nappes phréatiques ni humidifier réellement la terre. C’est dans ce trou que l’on semait traditionnellement des graines de mil ou de sorgho bien adaptées au climat sahélien. Mais avec l’avancée du désert, la sécheresse, ponctuée de pluies erratiques entre 1974 et 1985, cette technique n’aurait pas été suffisante.
Yacouba a alors amélioré ce procédé en mettant une couche de fumier composté au fond du trou et en le recouvrant de paille ou d’autres végétaux pour protéger l’ensemble de la sécheresse. Une manière de faire travailler encore mieux les termites dont on estime qu’elles rendent un service du même genre que les vers de terres en zone tempérée. Des auxiliaires indispensables à une agriculture respectueuse de la vie des sols car elles les transforment et participent à rendre les sels minéraux assimilables pour les plantes. Et c’est dans ce petit tas de matériaux vivants (compost) et fertiles que la graine était semée par Yacouba. Le système décrit ici n’aborde pas la complexité de la microbiologie des sols, du travail de la micro faune et de la microflore, dont celui très important des mycorhizes avec toute l’importance des symbioses racinaires. Le Zaï amélioré est un moyen qui permet de remettre en route toute cette extraordinaire machinerie microbiologique des sols et des plantes que l’on nomme aujourd’hui agroécologie.
Fort de sa réussite qui lui a permis très vite de multiplier les rendements par deux, trois ou plus, Yacouba est parti avec sa moto montrer aux autres paysans cette technique. Puis il a aidé à la formation de groupe de paysans qui ont eux-mêmes répandu le Zaï, en se réunissant et en échangeant leurs expériences et leurs semences. Ils ont réussi à l’améliorer par des plantations d’arbres de la région pour maintenir l’humidité, une des formes de l’agroforesterie dont on parle de plus en plus pour régénérer les sols détruits par l’agriculture productiviste. Ils ont aussi construit de petites levées de pierre et de terre permettant d’endiguer les flux d’eau de pluie et ainsi forcer l’infiltration dans le sol. Tout ceci a permis d’accélérer la remise en marche des processus naturels de fertilité et de faire reverdir le désert. Trois millions d’hectares dans le Sahel selon Olivier de Schutter, successeur à l’ONU de Jean Ziegler, sont redevenus productifs aujourd’hui grâce à la persévérance et à la générosité de cet homme. Lutter efficacement contre la faim et l’avancée du désert, régénérer les sols et les nappes phréatiques sans aide extérieure est une réussite mal reconnue par les décideurs. L’autosuffisance alimentaire de quelques milliards de personnes, capables de produire et de se nourrir des fruits de leurs terres, est insupportable pour l’agrobusiness. C’est un manque à gagner pour les entreprises transnationales, des semenciers aux spéculateurs, des fabricants d’intrants aux grandes entreprises de commerce céréalier. Alors même que nous savons que ce système d’agro-alimentation industriel est responsable de 50% des émissions de GES dans le monde [1] et qu’inversement l’agroécologie, en captant le CO2, pourrait refroidir le climat. [2].
Chandramma est une paysanne pauvre de la caste des dalits, les intouchables, les hors castes comme le sont aussi les Adivasis, les aborigènes indiens. Elle est devenue un personnage très important pour la survie des petit-e-s paysan-ne-s de l’Inde du centre, une région semi-aride, comme Yacouba dans le Sahel à la même époque. Les moussons sont devenues capricieuses, comme la saison des pluies ailleurs, conséquence du changement climatique. En 1980, une sécheresse a privé les paysans de récolte, donc de nourriture et pire, de semences pour l’année suivante. Des semences hybrides, sans moisson possible quand on les ressème, ont alors été données par le gouvernement indien pour les secourir. Les premières récoltes ont donné une « malbouffe » incapable d’apporter aux populations vigueur et force. Elles ont alors survécu sous assistance alimentaire jusqu’à l’arrivée de la DDC (Deccan development society) dans leur région, une ONG indienne axée sur la recherche de solutions permettant aux plus pauvres de retrouver leur indépendance.
Avec cette aide, Chandramma va mettre toute son énergie dans la création de sanghams de femmes, des associations de villageoises pauvres, composées essentiellement de dalits. Des multiples réunions de ces sanghams vont naître de nombreuses idées mises en œuvre aussitôt. En effet, chacune d’entre elles, selon le directeur de la DDS, en étant incluses dans les décisions prises au cours de ces réunions, va se sentir responsable. Une véritable révolution sociale pour ces femmes. Les paysannes dalits sont souvent très pauvres et leurs paroles rarement prises en considération. Être une intouchable à la campagne revient à subir une double punition : machisme et mauvais traitements réservés aux personnes hors castes.
Les difficultés semblaient insurmontables. Malgré ou à cause de la sécheresse, des terres pauvres et des semences hybrides, face à l’impossible, comme l’était Yacouba, ces femmes vont réagir. Est-ce l’énergie collective qui a donné à Chandramma l’idée magnifique qui va tout changer ? Alors qu’aucune des femmes n’avait assez d’argent pour acheter des semences, Chandramma demanda aux fermiers de la région qu’ils lui donnent une part de leurs semences anciennes et proposa en échange de leur rendre le double après les récoltes. Et cela a réussi. En utilisant la fumure des bêtes et avec un bon travail de préparation des sols, ces graines – mil et sorgho – ont tout de suite donné de bons résultats à l’inverse des clones hybrides données par le gouvernement. Elles étaient adaptées aux conditions climatiques – peu de pluies et de fortes chaleurs – et aux caractéristiques des terroirs grâce à la sélection paysanne ancestrale. Les terres utilisées étaient pourtant pauvres et délaissés avant que Chandramma et ses compagnes ne les remettent en culture. Pourtant, elles ont retrouvé rapidement santé et énergie grâce à la diversité et la qualité nutritionnelle de ces céréales. Les rendements ayant rapidement doublé voire triplé, ces femmes en mettant en pratique une véritable souveraineté alimentaire, ont pu reconquérir leur autonomie et ont permis de faire redémarrer la région économiquement en seulement quelques années.
En appliquant l’idée de rendre près du double de la quantité de semences empruntées, elles ont pu créer des maisons de semences, ou chaque paysan-ne a pu se fournir sans être contraint-e de faire un emprunt auprès des usuriers ou des banques de microfinance. Des taux qui varient autour de 50% par an. N’oublions pas que la cause des 275 000 paysan-ne-s indien-e-s qui se sont suicidés ces 15 dernières années est l’impossibilité définitive, après de mauvaises récoltes, de rembourser les crédit faits pour obtenir des engrais, des pesticides et des semences hybrides ou OGM très onéreuses, à renouveler chaque année. [3]
La DDS a ensuite répandu auprès de plusieurs millions de paysan-e-s ces méthodes agroécologiques et ces maisons de semences paysannes. Chandramma est une femme illettrée, comme Yacouba du Burkina, mais comme son homologue africain, leurs expériences rayonnent aujourd’hui à travers leur pays, voire au-delà. Tous deux, dos au mur, la faim au ventre, ont fait revivre et améliorer des savoirs ancestraux pour trouver une solution de survie. Puis ils ont rassemblé les paysans pour regrouper les intelligences et les énergies. Ces derniers ont ensuite inventé de nouvelles relations bâties sur la gratuité : semences et savoirs. En s’écartant de la course aux profits, en faisant l’opposé de ce que propose les grands semenciers, la Banque mondiale [4] et les gouvernements, Chandramma offre à la société civile un chemin pour retrouver le sens du « bien vivre » et du respect de l’écologie, indispensable pour construire un futur à l’humanité.
Magui Balbuena vit dans un pays où être une femme demande encore plus de courage qu’ailleurs. En effet, chaque jour, six femmes sont victimes de violences physiques dans leur foyer. Le Paraguay possède le plus fort taux de grossesse précoce chez les adolescentes en Amérique latine et seuls trois enfants sur 10 sont reconnus par leurs pères…
En tant que femme paysanne, Magui doit faire face à une lutte permanente pour faire valoir ses droits de femme et de paysanne. Si la situation des femmes est difficile au Paraguay, celle des paysans n’est pas plus enviable. Depuis une quarantaine d’années, un modèle agricole néfaste pour la grande majorité de la population a été imposé. Des étrangers ont d’abord commencé à cultiver du soja conventionnel à grande échelle. Quelques années plus tard, cinq à six variétés de soja transgénique de Monsanto ont été approuvées et les compagnies internationales, en grande partie brésiliennes, ont commencé à planter ces variétés pour tester le sol paraguayen. De grandes surfaces de forêts ont été supprimées. La fertilité des sols, utilisés intensément, est détruite par la culture de ces plantes transgéniques et par les énormes machines utilisées par les producteurs. L’imposition de ce modèle aboutit à l’étouffement de communautés entières qui doivent quitter leurs terres. Les compagnies rachètent les terres des paysans qui migrent ensuite vers la ville. Certains refusent mais sont alors persécutés. Les familles qui acceptent de cultiver du soja transgénique deviennent ensuite dépendantes des compagnies car elles doivent leur acheter les semences, l’équipement et les pesticides. Cette situation pousse plus de 15 000 paysans-es à quitter leurs terres chaque année.
Magui a souffert personnellement de ce modèle agricole et des méthodes des grandes compagnies. Son activisme pour le droit des paysans l’a menée en prison pendant la dictature de Stroessner et elle a perdu de nombreux amis et collègues. Cependant, Magui et ses compagnons de lutte n’abandonnent pas et croient à la loi du nombre. Il y a dix ans, un jeune garçon fut infecté par l’épandage de pesticides. Quatre jours après, Silvino décédait d’une intoxication chimique extrême. Les analyses de sang prélevé sur ses frères et sœurs indiquaient un haut niveau de glyphosate (Roundup). La mère de Silvino était enceinte à l’époque et perdit son bébé.
Avec son association, la Conamuri [5], Coordination nationale de femmes rurales et indigènes, Magui attaqua en justice le producteur. L’affaire Silvino était le premier cas de mort causée par les agrotoxiques. Il y eut deux jugements, remportés tous les deux par Magui et ses companeros, qui faisaient figure de David contre Goliath. Ils furent menacés par les grands producteurs de soja, qui bénéficiaient du soutien de la police, du système judiciaire, de l’exécutif et du parlement. Ce qui fait dire à Magui que l’on peut tout de même vaincre des intérêts puissants en se battant avec sa vie. Magui a créé la Conamuri afin de lutter contre les inégalités – sociales, politiques, économiques- et promouvoir la sécurité alimentaire. Un gros travail de sensibilisation est effectué à travers l’organisation d’ateliers, de programmes radios et la mobilisation des femmes pour la défense de la Terre-Mère. Une de leur mission est de donner envie aux habitants de rester à la campagne, principalement les jeunes. Ces derniers migrent en trop grand nombre vers les grandes villes ou vers l’Argentine et l’Espagne. Actuellement, 60% des personnes vivant à la campagne ont plus de 40 ans. Le Paraguay compte 650 000 sans abris (pour une population de 7 millions d’habitants) et ce sont en grande partie des paysans.
La Conamuri lutte également en faveur d’une réforme agraire pour les paysans et les indigènes et indirectement pour le développement de l’agriculture biologique. La sauvegarde des semences traditionnelles fait également partie des combats menés par Magui. La Conamuri a créé un système d’échange de semences appelé Semilla Roga, maison des semences en guarani. Il y a une Semilla Roga dans le Caaguazu, le département où vit Magui, mais l’objectif est qu’ensuite chaque département en possède une. Après avoir vécu des années de répression terrible lors de la dictature, l’énergie de Magui Balbuena reste intacte. Elle s’est présentée à l’élection présidentielle d’avril 2013 en compagnie de Lilian Soto pour la plateforme féministe Kuña Pyrenda.
Se battre pour un monde plus juste peut consister à construire cet autre monde que nous recherchons à travers des alternatives telles que la pratique de l’agroécologie, la sauvegarde et l’échange de semences, l’expérimentation d’autres modes d’habitats plus écologiques et plus solidaires… mais aussi dans le refus des grands projets, du gigantisme si cher à nos élites.
En Chine, le nombre de riches se multiplie, il faut donc répondre à leurs besoins et s’adapter, se développer. Les bâtiments sont construits à une vitesse effrénée, les industries doivent tenir le rythme et surtout ne pas ralentir. Les ressources nécessaires pour satisfaire cette volonté de développement économique sont toujours plus immenses et demander l’avis des populations ne fait pas partie du processus.
Un retraité de l’administration des forêts de l’île de Hainan est devenu le symbole de la lutte pour la préservation des richesses naturelles. Liu Futang a 65 ans et souffre de diabète. Cela n’a pas empêché les autorités chinoises de l’arrêter dans sa chambre d’hôpital en juillet 2012. Pour quel motif ? L’ancien responsable de la prévention des incendies de la province est accusé de « publication, impression et distribution illégale » de trois livres publiés à compte d’auteur à Hong Kong. Ces livres portent sur les dégâts environnementaux causés sur l’île de Hainan. Grande comme trois fois la Corse et peuplée de 8 millions d’habitants, elle a été désignée en 2010 « île touristique internationale » et figure parmi les destinations préférées des riches Chinois. D’après Greenpeace, le quart des forêts de Hainan a disparu au cours de la dernière décennie, elles furent remplacées par des terrains de golf et des hôtels de luxe.
Liu s’était déjà fait remarquer en mobilisant la presse sur la destruction des mangroves et de palmiers pour installer un site touristique haut de gamme. Suite à cela, il reçut le prix du journalisme citoyen remis par le Guardian et le portail Sina. Peu avant son arrestation, Liu était également le seul à informer sur le combat des habitants de Yinggehai, un village situé au sud-ouest de l’île. Ces derniers étaient des milliers à protester contre la construction d’une centrale thermique. Les autorités ont alors essayé d’imposer le projet dans deux villages à proximité de Yinggehai. Liu a finalement été condamné à trois ans de prison avec sursis et libéré en décembre après plusieurs mois de détention.
Par Nicolas Sersiron, Robin Delobel
5 août 2013
Notes
[1]Grain, Hold up sur l’alimentation. Comment les sociétés transnationales contrôlent l’alimentation du monde, font main basse sur les terres et détraquent le climat. Ed Cetim-Grain 2012.
http://www.grain.org/fr/article/entries/4612-hold-up-sur-l-alimentation-un-nouveau-livre-de-grain
[2] ibid[3] « Toutes nos enquêtes montrent que 90 % de la population d’Andhra Pradesh en Inde est endettée et ne survit qu’en passant d’un crédit à l’autre. Les familles prennent du crédit auprès des IMF non parce qu’elles ont « confiance » mais parce qu’elles ne peuvent pas faire autrement. Elles remboursent à 100 % non par « confiance » mais parce qu’elles ont besoin de renouveler le crédit pour vivre. » http://cadtm.org/Microfinance-suren…
[4] http://cadtm.org/Banque-mondiale,769
[5] http://conamuri.org.py/Source : Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM) à :