Fatiha Kaoues : «On observe l’Egypte à travers un prisme déformé»
Depuis l’assaut sanglant des forces de sécurité égyptiennes contre les pro-Morsi au Caire le 14 août dernier, les Coptes ont subi les représailles des Frères musulmans. Sociologue, Fatiha Kaoues, qui a récemment consacré une thèse au développement du protestantisme évangélique en Egypte et au Liban, revient sur les relations tumultueuses entre Frères musulmans et chrétiens d’Egypte.
Entretien
Propos recueillis par Anne GUION
Que dit le corpus idéologique des Frères musulmans sur les Coptes ?
Il n’existe pas de posture unique des Frères Musulmans (FM), que cela soit vis-à-vis des coptes ou de tous les grands sujets (économiques, sociaux, politiques) qui intéressent l’Egypte. Cette absence de programme unifié et de ligne claire pour un parti politiquement constitué, qui a de plus récemment tenu les rênes du pays, est très problématique et explique en partie la situation dramatique que traverse l’Egypte. Un vide politique et idéologique qui est partagé par les partis d’opposition, ce qui est encore plus inquiétant. De façon schématique, on peut déterminer deux tendances, l’une libérale et l’autre plus conservatrice. Cette première dichotomie recouvre en outre un conflit de génération, les jeunes FM faisant entendre une voix plus progressiste ou disons moins conservatrice. Abdel Moneim Abou el Fotouh était le représentant le plus emblématique de l’aile libérale jusqu’à ce qu’il quitte le parti pour se présenter en tant qu’indépendant aux élections présidentielles. Lorsqu’une première version de la plateforme politique des Frères a été rendue publique en 2007, les divergences en leur sein sont apparues au grand jour. Les Frères avaient voté des dispositions discriminatoires envers les chrétiens et les femmes, en l’absence des membres les plus libéraux, comme Kheirat El- Shater, Essam El-Erian ou Mohammed Bishr qui au moment du vote étaient opportunément emprisonnés par Moubarak. Mais ces mêmes responsables, ainsi qu’Abdul Moneim et Foutouh ont contesté et obtenu l’annulation des articles contestés dès qu’ils ont été libérés. S’agissant des actes anti chrétiens, comme les destructions ou des dégradations d’églises, les Frères musulmans les ont toujours unanimement condamnées.
Les Frères musulmans sont parfois venus au secours des Coptes dans les moments de tensions entre communautés. Est-ce arrivé souvent ? Et pourquoi un tel soutien ?
Oui, c’est arrivé à de nombreuses reprises. Par exemple, en 2011, les Frères musulmans avaient formé des comités pour protéger physiquement les églises coptes, après des violences subies par ces derniers. Les Frères étaient conscients d’être débordés sur leur droite par les salafistes, dont une minorité agissante prend parfois pour cible les coptes, les femmes et les libéraux. Ils réalisaient aussi que ces agissements offraient des arguments aux militants opposés à toute présence islamiste au pouvoir. De plus, cela confortait la propagande des militaires qui depuis toujours se présentent comme les seuls garants de la sécurité dans le pays. De façon générale, les Frères sont hostiles à la violence, même après des décennies de répression. S’agissant des chrétiens, ils ont eu une politique plutôt attentiste qui révèle aussi une forme de pragmatisme politique : comment ne pas s’attirer l’ire des salafistes et ne pas se mettre à dos libéraux et chrétiens ? En voulant contenter tout le monde, les FM ont réussi surtout à faire l’unanimité contre eux.
Rafik Habib, un chrétien, est numéro 2 du parti Justice et Liberté, la formation politique des Frères. N’est-ce pas paradoxal ?
En mai 2011, Rafik Habib, politologue et fils d’un pasteur a été nommé vice-président du parti Justice et Liberté. Quand on saisit le fait que le parti des Frères musulmans Justice et Liberté n’est pas un parti religieux, mais à référence islamique, on comprend mieux l’engagement d’un chrétien égyptien en son sein. Habib (qui depuis a quitté la politique) s’en est d’ailleurs fort bien expliqué : il adhère au projet de société conservateur des Frères musulmans et à lui seul. La moralisation de la société lui sied, ainsi qu’à de nombreux chrétiens. Après la révolution, j’ai rencontré de nombreux responsables protestants qui ont exprimé leur soutien à l’article 2 de la constitution relatif à la sharia, affirmant que cela est une garantie de stabilité sociale pour le pays. Et pourtant, les protestants sont réputés plus libéraux que les orthodoxes ou les catholiques. Depuis la France et l’Occident en général, de nombreux observateurs analysent la situation de l’Egypte à travers un prisme déformé. Il n’existe pas en Egypte un camp libéral allié aux chrétiens et opposé à un camp islamiste foncièrement anti-démocratique. En vérité, la société égyptienne dans son ensemble est profondément conservatrice et religieuse.
Peut-on dire qu’il y a eu une campagne anti-Morsi de la part des chrétiens ?
Une spectaculaire campagne de dénigrement des Frères musulmans est à l’œuvre depuis des mois, campagne à laquelle des chrétiens ont participé mais ils n’en sont pas les principaux instigateurs. De nombreux chrétiens ont suivi le mouvement, c’est vrai, mais pas davantage que les Egyptiens en général. Depuis l’accession au pouvoir de Morsi, cette campagne médiatique d’une violence et d’une intensité sans précédent a été mise en œuvre contre les Frères musulmans, à l’instigation des membres de l’ancien régime, appuyés par des libéraux prétendument progressistes. Elle a usé tous les clichés les plus éculés, recourant aux mises en scène les plus grossières. Des rumeurs persistantes ont accusé les Frères musulmans de tous les maux : on a par exemple assuré que les Frères s’apprêtaient à céder le Sinaï au Hamas ou au Qatar, ou qu’ils avaient rejoint les rangs d’Al Qaïda… De telles accusations ne sont pas nouvelles. En 2006 par exemple, Moubarak avait pris pour prétexte une démonstration d’arts martiaux réalisée par des étudiants d’Al Azhar membres des Frères pour affirmer à grands renforts d’articles de presse virulents que ceux-ci avaient constitué des milices qui préparaient une guerre civile. Une vague de répression s’en était suivie. Mais les massacres de la mi-août faisant mille morts en quelques jours ont dépassé en intensité tous ceux qui ont précédé.
Côté chrétien, il faut reconnaître que des membres de la diaspora manifestent de fort longue date une grande ardeur dans cette campagne de propagande destinée à l’opinion occidentale. On sait que les patriarches copte orthodoxe (Tawadros II) et catholique (Ibrahim Isaac Sidrak) se sont rangés aux côtés des militaires, même au plus fort des massacres de la mi-août. Un tel soutien pose question, ne serait-ce que parce qu’il peut servir la propagande anti coptes des islamistes radicaux. Mais plus encore, c’est la récupération cynique par les militaires des violences anti-coptes qui est à déplorer. Le régime militaire a délibérément refusé la protection des lieux de culte, comme pour justifier la répression aveugle des Frères musulmans et de leurs soutiens.
Le cas du milliardaire copte Naguib Sawiris est exemplaire. Ce magnat des télécoms a financé à hauteur de 28 millions l’étrange mouvement Tamarrod, qui a joué un rôle médiatique important dans la mobilisation anti Frères musulmans de ces derniers mois. Même s’il met volontiers en avant son appartenance à la communauté copte lorsqu’il qualifie les Frères de parti « fasciste », Sawiris est sans doute motivé par des raisons autrement plus prosaïques. Impliqué dans de nombreuses affaires de corruption et de fraude fiscale, cet homme d’affaires sulfureux a dû s’acquitter d’une amende de plusieurs centaines de millions d’euros lors de la présidence de Morsi, sa dette au Trésor public égyptien s’élevant à plusieurs milliards. La chute de Morsi lui est donc très favorable. En aucune façon Sawiris, pas plus que le clergé copte ne sont représentatifs de l’ensemble des chrétiens d’Egypte. Il faut bien reconnaître cependant que de très nombreux Egyptiens parmi lesquels des coptes ont été sensibles à la propagande anti Frères. Mais que l’on ne s’y trompe pas. Les Frères musulmans ont une immense responsabilité dans le gâchis actuel. Ils ont eu une occasion historique de mener l’Egypte vers la stabilité politique et économique et l’ont gâchée. Ils n’ont pas su instaurer un vrai dialogue politique en s’ouvrant aux autres tendances politiques et sociales. Au plan économique, la confrérie a toujours été dominée par une tendance libérale qui promeut la charité à défaut d’une politique sociale digne de ce nom. Au-delà des positions de principe, ils n’ont nullement œuvré à améliorer la condition des femmes ou des chrétiens, soumis à des discriminations structurelles.
Quelle attitude prônait Mohamed Badie, le guide suprême des Frères musulmans arrêté récemment, à l’égard des coptes ?
Mohamed Badie a multiplié, à l’instar de tous les leaders de la confrérie, les appels conciliants envers les coptes, affirmant que musulmans et coptes constituaient « une même entité sociale et culturelle ». Mais Badie est considéré comme un personnage relativement peu influent au sein de la confrérie malgré sa fonction de guide suprême. C’est Kheirat El Shater qui a été également arrêté, qui était considéré comme le véritable homme fort du parti. Lui aussi a tenu des propos dénonçant les violences confessionnelles, mais pour tout dire, les coptes n’ont pas été au cœur des préoccupations des Frères depuis leur accession au pouvoir. Shater avait affirmé que la priorité des Frères était de résoudre l’insécurité et la crise économique. Nous savons qu’ils ont failli sur ces deux points.
Y-a-t-il eu un appel à la vengeance contre les coptes de la part des Frères musulmans ?
Sur leur site officiel, les Frères musulmans ont dénoncé le soutien apporté par Tawadros II au coup d’Etat et à la répression qui s’en est ensuivie mais ont affirmé que cela ne justifiait en aucun cas les attaques contre les églises. Ainsi, un porte-parole de la confrérie, Mourad Ali, a affirmé dans un communiqué : « Conformément aux principes de notre parti, nous condamnons fermement toute attaque, même verbale, contre les coptes, leurs églises et leurs propriétés ». Mais dans le même temps, certains de ses membres se sont faits moins conciliants à mesure que la répression grandissait, affaiblissant la portée de cette déclaration. Par exemple, l’un des comptes Facebook du parti Justice et Liberté (section de Helwan, un quartier du Caire) accuse le patriarche copte d’avoir apporté un soutien sans faille au coup d’Etat et à la répression et laisse entendre en termes nébuleux qu’il porterait une responsabilité dans l’attaque des Eglises. « Après cela, les gens se demandent « pourquoi brûlent-ils les Eglises ? » écrit-il, même s’il précise « attaquer des lieux de culte est un crime ». Il est possible enfin que des militants appartenant à la confrérie aient pris part à ces attaques, justifiant la colère des chrétiens.
Ces agressions sont les plus graves violences confessionnelles qu’a connues le pays depuis les années noires du terrorisme, dans les années 1990. Déjà, les coptes étaient pris en otage entre islamistes radicaux et un pouvoir autoritaire aux méthodes ultra violentes. L’Egypte sans les chrétiens ne serait plus l’Egypte. Le plus grand défi qui s’offre aux Egyptiens est l’acceptation de leur diversité constitutive. Les chrétiens sont une part essentielle et inséparable de ce pays, ils ont participé activement à toutes les grands combats de son histoire, à commencer par la lutte pour l’indépendance. Des chrétiens égyptiens ont compté parmi les membres les plus prestigieux de la Nahda, le réveil culturel qui a dominé la scène intellectuelle arabe dès le XIXème siècle. Comme tous les chrétiens arabes, les coptes ont apporté une contribution décisive aux arts, aux sciences, à la littérature et à toutes les œuvres intellectuelles et artistiques du monde arabe. De façon générale, le sort réservé aux chrétiens en tant que minorité est un bon baromètre de la situation du pays, relativement aux principes démocratiques. Les violences aveugles dont ils font l’objet sont un indicateur fort du désarroi moral et de la faillite politique dans lesquels l’Egypte est engluée.
Propos recueillis par Anne GUION
Source :
Illustration : http://fr.wikipedia.org/wiki/Église_copte_orthodoxe