L’éducation : ni le problème ni la solution
Le bimestriel thématique du Monde diplomatique « Manière de voir » Octobre – Novembre 2013 vient de paraître. Il est consacré au thème « Feu sur l’Ecole ». Sait-on encore ce qu’on attend de l’école ? Qu’elle résolve les maux de la société, face auxquels les dirigeants politiques se disent impuissants ? Qu’elle fournisse aux entreprises des salariés « compétents » ? Ou, plus simplement, qu’elle se concentre sur sa mission initiale : former des citoyens critiques ?
Ce numéro a été coordonné par Renaud Lambert et Allan Popelard et nous reproduisons ci-après leur texte de présentation : « Ni le problème, ni la solution ».
Introduction
Ni le problème ni la solution
Par Renaud Lambert et Allan Popelard
Aux élèves qu’elle menace d’un pistolet, l’héroïne de La Journée de la jupe [1]offre un conseil : « Ne vous dites pas : “Mes problèmes, c’est la faute des autres !” » Le quotidien n’a rien d’aisé dans ce lycée qui cumule toutes les difficultés. Mais se révolter ne servira à rien, prévient-elle : « Votre seule chance, c’est de travailler à l’école. » Le système éducatif comme remède aux maux de la société ? L’idée rencontre un réel succès.
« Demandez-moi quelles seront les trois priorités de mon gouvernement et je vous répondrai : l’éducation, l’éducation et l’éducation. » Le 1er octobre 1997, à l’aube de son premier mandat, le premier ministre britannique Anthony Blair martèle sa certitude : l’école constitue « la meilleure politique sociale puisqu’elle permet de construire une société où le travail et le mérite, et non l’appartenance de classe ou les privilèges, dessinent votre parcours ». Un peu moins de dix ans plus tard, une analyse similaire s’affichait de l’autre côté de l’Atlantique, et de l’échiquier politique. Le gouvernement de l’Argentin Néstor Kirchner voyait lui aussi dans l’éducation le « principal vecteur de mobilité sociale et de correction des inégalités [2] ».
Régulièrement enrôlée dans la lutte contre le chômage, l’obésité ou l’« archaïsme » de populations hostiles aux « réformes », l’école bénéficie de surcroît d’un rare consensus idéologique. Elle constituerait le meilleur moyen de combattre les inégalités. Pour Sonia Bergerac, l’héroïne de La Journée de la jupe, il s’agirait même du « seul »… Pourtant, malgré les promesses de M. Blair, la part du revenu national accaparé par les 10 % les plus riches a bondi d’environ 15 % au cours de son mandat (1997-2007). Constatant un tel échec, l’imaginatif David Cameron trouva sa propre parade, un an avant de s’installer au 10 Downing Street : l’éducation, véritable « ligne de front dans la lutte contre la pauvreté et les inégalités »…
Du point de vue des dirigeants politiques, l’école offre une singulière martingale : renvoyer à demain la solution des difficultés d’aujourd’hui… Puisque éduquer prend du temps, nul ne saurait raisonnablement attendre d’une réforme scolaire des résultats immédiats. Entre-temps, et dès lors que ceux qui souffrent des iniquités ont été convaincus que leur seule planche de salut consiste à bien « travailler à l’école », nul besoin d’envisager d’autres options politiques. Certaines, pourtant, feraient peut-être preuve d’une certaine efficacité sur la question de l’inégale répartition des richesses : fiscalité plus progressive, resserrement de l’échelle des salaires… Mais l’audace est réservée au domaine de l’école.
Ecrivant Du contrat social en même temps qu’il rédigeait L’Emile, Jean-Jacques Rousseau avait montré dès 1762 que les transformations des rapports sociaux dans la cité et dans l’école fonctionnaient de pair. Autant dire qu’il n’est pas possible de « réformer » l’école ou de la « sanctuariser » en la considérant séparément de la société qui l’a constituée.
Que les conservateurs se satisfassent d’une telle illusion ne doit pas nous étonner. Mais à gauche… ? N’est-il pas temps de rompre avec l’illusion méritocratique ? De comprendre que le plein-emploi et un bon salaire constitueraient un moyen plus sûr de combattre la reproduction des inégalités à l’intérieur de l’école qu’un nouveau « dispositif de réussite scolaire » ?
Mais si les combats pour l’éducation débutent avant la classe, ils ne sauraient ignorer ce qui s’y passe. Car, en l’état, l’école demeure le siège de la reproduction des inégalités, comme l’ont montré Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron : les projets de transformation sociale ne sauraient donc se priver de démonter un rouage social aussi central.
Le système éducatif demeure par ailleurs un lieu de production de savoir, et d’éveil politique. Jean Jaurès en était convaincu : « Il ne peut y avoir de révolution que là où il y a conscience. » C’est une telle logique qui a conduit les communards parisiens à souhaiter transformer — tout de suite — l’école alors même que les versaillais campaient aux portes de Paris. Un peu comme, un siècle et demi auparavant, Louis Michel Lepeletier, marquis de Saint-Fargeau, avait déjà averti que la Révolution française ne survivrait qu’adossée à un ambitieux projet de refonte du système éducatif.
Alors, production de savoir ou reproduction sociale ? Eveil des consciences ou pédagogie de la soumission ? Emancipation ou domestication ? Le plus souvent, analyser la fonction de l’école, c’est remplacer le « ou » par un « et » : lieu de cristallisation des contradictions de nos sociétés, l’éducation ne se trouve pas plus à l’origine du « problème » qu’elle n’offre de solution toute faite. En fonction des projets politiques qu’elle sert, des luttes qui l’agitent, la classe cimentera donc les classes, ou permettra de les abolir…
Renaud Lambert et Allan Popelard
Octobre 2013
Notes :
[1] Un film de Jean-Paul Lilienfeld (Arte, 2009). [2] « Educación y desigualdad social », rapport du ministère de l’éducation, des sciences et de la technologie, Buenos Aires, 2006. Téléchargeable (PDF) en cliquant ci-après : prevencion del fracaso4Source : http://www.monde-diplomatique.fr/mav/131/LAMBERT/49674
Manière de voir n° 131– Octobre-Novembre 2013 – Le Monde diplomatique, 100 pages ; en vente 8,50 € en kiosques. Abonnements et commande en ligne à :
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