« Il faut civiliser le processus de croissance »
La sociologue Dominique Méda propose des alternatives au productivisme-roi
Dominique Méda mène, comme sociologue, une réflexion sur notre obsession pour la production. Celle-ci non seulement altère notre relation au travail, comme l’auteur le montre dans Réinventer le travail (avec Patricia Vendramin, PUF, lire Le Monde du 5 septembre), mais génère des dégâts sociaux et environnementaux. La Mystique de la croissance * propose un retour historique sur notre mode de développement ainsi qu’une méthode au service d’une autre voie.
Entretien
Propos recueillis par Julie Clarini
Les « trente glorieuses » sont-elles un moment décisif dans la naissance d’une « mystique de la croissance »?
On peut bien sûr remonter plus loin dans le temps, mais c’est en effet une étape importante. C’est le moment où l’on invente le produit intérieur brut (PIB), notre indicateur fétiche, et où explosent en parallèle les taux de croissance et ceux des émissions de gaz à effet de serre. Néanmoins, à l’époque, la prise de conscience que la croissance n’amène pas seulement des bienfaits mais aussi des maux est forte. En 1972, Edmond Maire, secrétaire général de la CFDT, parle de course à la catastrophe et finit par dire que les fameux 5 % de croissance annuelle « n’ont aucun sens profond ». Cinq ans plus tard, c’est la publication, sous l’égide de la CFDT, de l’ouvrage Les Dégâts du progrès. A la même époque, le président de la Commission européenne, Sicco Mansholt, voit dans la crise pétrolière un « heureux avertissement » car, dit-il, « il était évident que les sociétés industrielles ne pouvaient poursuivre leur croissance au rythme actuel ». Tout est dit. Pourquoi cette critique est-elle passée à la trappe ? Il est évident que les difficultés économiques et surtout la forte montée du chômage consécutives à la crise pétrolière l’ont stoppée net. La porte s’est refermée.
Les termes du débat restent souvent posés comme une alternative : on fait soit le choix de l’environnement, soit celui de la croissance et de l’emploi. Qu’en pensez-vous ?
J’essaie de montrer dans ce livre qu’il ne faut surtout pas opposer les deux et que, au contraire, la résolution de la crise écologique constitue une voie de sortie par le haut de la crise économique et sociale. En effet, l’obsession de la production, ce n’est pas seulement l’exploitation intense de la nature, mais aussi celle du travail humain. les conséquences en sont des dégradations du patrimoine naturel, mais aussi des conditions de vie. C’est pourquoi il nous faut civiliser le processus de croissance lui-même. Cela suppose d’enserrer en quelque sorte la production dans des critères éthiques.
Ce « coût social de la croissance », comment le rendre visible ?
En nous dotant d’autres indicateurs que le PIB, qui nous permettront de mesurer nos performances non plus sur la base des quantités produites mais sur ce qui compte pour nos sociétés : un environnement habitable bien sûr, mais aussi une cohésion sociale renforcée par une meilleure qualité de vie, notamment la qualité du travail. Bertrand de Jouvenel a écrit, à juste titre, qu’avec la course à la productivité, « ce que l’homme gagne comme consommateur, il le perd comme producteur ». Pour cette raison, je trouve très importante la proposition de l’économiste Jean Gadrey de ralentir les gains de productivité dans certains secteurs et d’y substituer la recherche de gains de qualité et de durabilité. C’est en effet un critère qui a de moins en moins de sens dans une société de services (quand on s’occupe de personnes âgées dans une maison de retraite, comment mesure-t-on la productivité ?). La recherche d’un autre régime de croissance – ou d’un autre mode de développement « au-delà de la croissance » – pourrait donc conduire à la fois à créer des emplois et à changer le travail.
Le changement doit-il être impulsé par le haut ?
Je crois à la fois au rôle décisif de l’Etat et à celui d’une démocratisation intense : choisir les indicateurs avec les citoyens, multiplier les conférences citoyennes, instaurer une nouvelle gouvernance dans les entreprises. C’est la seule manière d’échapper à ce que le philosophe Hans Jonas appelait la « tyrannie bienveillante ». Si on ne choisit pas cette voie, on risque, lorsque la menace se sera précisée, l’imposition de mesures drastiques, venues d’en haut, pour faire face aux pénuries. Bien sûr, les scénarios les plus apocalyptiques peuvent ne pas se produire. Mais il s’agit d’un pari pascalien…
Vous évoquez dans votre livre l’idée que la croissance puisse ne jamais revenir…
Penser qu’elle va nécessairement revenir évite de mettre sur la table toute une série de problèmes. Or les rythmes de croissance que nous avons connus ne sont pas généralisables à l’ensemble de la planète. Nous devons donc mettre au coeur de nos débats la question de savoir ce que nous ferions si elle ne revenait pas. Cela impliquera aussi de remettre en discussion le concept de progrès. Cesser d’identifier celui-ci aux quantités produites ouvre des perspectives immenses…
Propos recueillis par Julie Clarini
* « La Mystique de la croissance. Comment s’en libérer », de Dominique Méda, Ed. Flammarion, 272 p., 17 €, 2013.
Source : publié dans le Cahier Le Monde des Livres n° 21353 du « Monde » daté du 13 septembre 2013.
Illustration : http://www.college-etudesmondiales.org/fr/content/ecologie-travail-emploi
Sur le même sujet : lire La croissance ou la vie à :
http://nsae.fr/2013/09/17/la-croissance-ou-la-vie/