Ras-le-bol fiscal ou ras-le-bol de l’injustice fiscale et des inégalités indécentes ?
Par Jean Gadrey
Un certain type de « ras-le-bol fiscal » existe, je l’ai rencontré autour de moi et dans des débats, je ne vais pas le nier. Mais ce n’est pas celui que le gouvernement et Pierre Moscovici ont orchestré cet été et dont ils subissent le retour de bâton. Et encore moins celui sur lequel surfe l’UMP. Ce n’est pas une hostilité au principe de l’impôt, ni à la redistribution, ni à de bons services publics, ni à la solidarité, ni au financement public des associations d’utilité sociale. Il est le fait de gens qui ont voté majoritairement à gauche (autour de moi et dans les débats c’est le cas) et qui ne font pas partie des 10 % les plus riches.
Leur ras-le-bol emprunte deux voies qui sont classiques pour porter un jugement sur les impôts et sur leur montant. La voie du « à quoi ça sert, pour financer quoi ? » (les dépenses publiques et leur bien-fondé), et la voie de la justice dans le prélèvement (les recettes publiques). Dans les deux cas, il s’agit de justice et de justesse, dans l’usage de l’impôt et des autres recettes publiques, et dans leur prélèvement. On assiste en fait à un ras-le-bol devant l’injustice fiscale, exprimé surtout par des gens de gauche.
On peut aisément comprendre leurs interrogations, tournant au vif mécontentement. Venant de la droite, ils auraient râlé, mais ils se seraient dit « normal, c’est la droite ». Venant d’un gouvernement de gauche, ils râlent encore plus.
Sur l’usage des impôts, ils disent : si c’est pour rembourser la dette publique, apparemment, elle ne se réduit pas, et le déficit annuel baisse beaucoup moins qu’annoncé. Si c’est pour avoir de meilleurs services publics, on ne voit rien venir de positif, c’est même l’inverse qui est programmé. S’agissant des associations, auxquels ils sont attachés, ils protestent contre des coupes de crédits qui font craindre l’équivalent d’un vaste plan social insidieux à l’échelle nationale. Et si c’est de façon générale parce que l’austérité publique serait la voie de sortie, ils n’y croient pas, ils pensent même tous, sans exception, qu’elle va nous faire plonger encore plus. Y compris en termes de dette publique.
Sur l’injustice fiscale, c’est pire. Ils ont entendu que, en 2014, les ménages vont supporter l’essentiel des hausses d’impôts. Ils ont entendu que le nombre de personnes non imposables avait augmenté de plus d’un million en 2013 (mais ça, c’est le résultat du gel du barème décidé par Fillon fin 2011, une mesure qui prendra fin l’an prochain, mais sans effet rétroactif). Ils ont entendu parler de hausses de la TVA, un impôt qui pèse proportionnellement bien plus sur les catégories modestes et moyennes que sur les plus riches.
Ils savent que le premier grand geste de la présidence Hollande a été un énorme cadeau fiscal aux entreprises, sans contrepartie, le « pacte de compétitivité » (avec son CICE, crédit d’impôt « pour la compétitivité et l’emploi »), pour un montant de 10 milliards en 2014 et 20 milliards en 2015 et les années suivantes. Et s’ils apprennent que les hausses de TVA servent au financement partiel de cette nouvelle et très grosse niche, ils sont furax. Ils savent que la réforme des retraites en cours de discussion pèsera uniquement sur les ménages, salariés et retraités, parce que les entreprises se verront compenser la hausse de 0,15% de leurs cotisations de retraite.
Ils savent que, d’après les travaux de Piketty, les très riches paient proportionnellement moins d’impôts que les catégories populaires et les classes moyennes, en raison du nombre et de l’énormité des « niches pour riches » (et pour les entreprises). Il savent aussi que les très riches et les grandes entreprises pratiquent massivement la fraude et l’évasion fiscale et que cela correspond au bas mot à 60 milliards d’euros de pertes de recettes publiques par an.
Le « consentement à l’impôt » est de plus en plus affecté par le sentiment, parfaitement justifié, de l’injustice fiscale. Il n’y aurait pas de « ras-le-bol » fiscal majoritaire, et il n’y en aurait pas du tout chez les électeurs de gauche, si on avait entrepris une réforme fiscale juste. Ce gouvernement est-il conscient qu’il est en train de scier la branche sur laquelle il est assis ? Se demande-t-il pourquoi les deux essais qui cartonnent le plus en cette rentrée sont celui des Pinçon-Charlot, « La violence des riches », et le riche « pavé » de Piketty, « Le capital au 21ème siècle », tous deux dénonciateurs de l’indécence des inégalités ?
PS. Quand on demande une fiscalité juste, il faut essayer d’être juste dans ses critiques. J’ai donc bien noté quelques mesures qui vont dans le bon sens. D’abord celle, que j’ai citée, d’indexation du barème, accompagnée d’une décote de 5% en sus de l’inflation pour les ménages déclarant moins de 1565 euros mensuels (pour une personne seule). Cela pourrait faire baisser de 200 000 le nombre de foyers imposés, mais après une explosion de leur nombre depuis deux ans (graphique, mais je l’ai trouvé en ligne et les sources ne sont pas précisées. Les données me semblent vraisemblables).
J’ai noté aussi, en positif, la taxe sur les hauts revenus, le petit coup de rabot sur le plafond du quotient familial, des mesures de lutte contre la fraude dans le bâtiment ou dans les emprunts entre sociétés du même groupe. Quant à la nouvelle contribution des profits (excédent brut d’exploitation) des grandes entreprises, mes amis d’Alternatives économiques (LIRE ABSOLUMENT LE DOSSIER DU NUMERO QUI VIENT DE SORTIR ; [1]) estiment que c’est une fausse bonne idée. Plus quelques autres petites mesures « sociales ». Le tout correspond à des montants de quelques milliards d’euros, sans commune mesure avec les chiffres que j’ai cités précédemment, de sorte que mon jugement global est peu modifié. J’attends d’en savoir plus sur la fiscalité écologique, à laquelle je suis en théorie favorable, pour savoir si elle sera sociale ou antisociale.
Jean Gadrey
[1] ALLER PLUS LOIN :
Voir le Dossier « Qui va payer ? paru (pages 6-12) dans Alternatives Economiques n° 328 – octobre 2013, en kiosque 4,90 €.
Feuilleter gratuitement le numéro en ligne à : http://alternatives-economiques.fr/demo/AE/
Lire l’introduction de ce dossier par Guillaume Duval : « Impôts, protection sociale, dépenses publiques : qui va payer ? » téléchargeable en cliquant ci-après :
IntroductionQui va payer-AlterEcoOct.2013
Sur le même sujet :
– Ras-le-bol fiscal : l’urgence est au « mieux d’impôt » à :
http://nsae.fr/2013/09/30/ras-le-bol-fiscal-lurgence-est-au-mieux-dimpot/
– Combattre les inégalités selon l’économiste Thomas Piketty à :
http://nsae.fr/2013/09/12/combattre-les-inegalites-selon-leconomiste-thomas-piketty/