Ce que la crise bretonne révèle des fractures territoriales françaises
Economiste et urbaniste au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), Laurent Davezies relativise la crise bretonne et s’inquiète de la montée du « populisme territorial ».
Entretien
Propos recueillis par Jean-Baptiste Chastand
On parle beaucoup, en ce moment, de la crise du modèle breton, mais vous pensez qu’il faut la relativiser. Pourquoi ?
Il n’y a pas un modèle breton : il y a une crise d’une partie seulement de la Bretagne. La région s’en sort mieux que beaucoup d’autres. Il y a une fracture en Bretagne entre des territoires qui marchent bien comme Rennes, Saint-Malo ou Vitré, et d’autres dans les Côtes-d’Armor ou le centre du Finistère qui souffrent.
Comment expliquez-vous alors la focalisation des dernières semaines sur la crise bretonne ?
Cela s’explique par deux choses. La capacité de réaction des Bretons est évidente : ils ont toujours été des pilotes en pratique de mobilisation collective en faveur du développement local. Par ailleurs, ils ont toujours eu des vrais problèmes de relation avec Paris et ont toujours négocié brutalement. La Bretagne se vit comme un territoire défavorisé par son enclavement. L’écotaxe accentuait encore ce sentiment, d’autant plus qu’elle est très discutable. Pour les paysans bretons, il n’y a pas de substitution possible du transport routier avec le fer ou le fluvial, qui ne sont pas faits pour transporter rapidement les produits agroalimentaires ou industriels.
La deuxième raison est que l’Ouest français est le trophée de la gauche moderne, humaniste et pragmatique. Il y a encore vingt ans, ces territoires étaient à droite, puis ils ont basculé. Alors que les fédérations socialistes de régions historiques de la gauche comme le Pas-de-Calais ou des Bouches-du-Rhône sont en pleine crise, les résultats étonnants obtenus par les socialistes dans les régions de l’Ouest sont symboliquement et politiquement très importants. La gauche ne peut pas perdre ces territoires, ce qui explique l’attention du gouvernement, bien plus selon moi que le prétendu lobby breton.
Quels sont les territoires qui ont le plus pâti de la crise ?
La France a perdu 450 000 emplois lors de la crise de 2008-2009 et n’en avait reconstitué que la moitié à fin 2012. Les territoires les plus frappés se trouvent dans un grand cercle qui prend tout le nord-est français et englobe le Centre, la Franche-Comté, la Bourgogne, la Picardie, la Haute-Normandie et même le Limousin. Seule exception dans cette zone : l’Ile-de-France.
Le reste de la France, de l’Ouest au Sud jusqu’en Rhône-Alpes, a connu une situation nettement moins tendue, certaines zones ont même gagné des emplois. Les grandes villes, comme Lyon, Nantes, Bordeaux ou Toulouse, ont mieux résisté que toutes les zones urbaines au nord d’une ligne entre Cherbourg et Genève. Cette résistance s’explique pour deux raisons. Ces territoires continuent à attirer et une démographie positive crée mécaniquement de l’emploi. Ils sont aussi bien meilleurs dans les activités comme l’informatique ou les services supérieurs.
Quelles fractures territoriales ont été révélées par la crise ?
Contrairement à une idée répandue, il faut rappeler que les inégalités territoriales n’avaient pas cessé de décroître entre les années 1960 à 2000. Or, la crise vient rompre cette tendance : il se crée une nouvelle fracture territoriale et c’est plutôt inquiétant. Inquiétude légitime, mais follement alimentée par les médias qui soufflent sur les braises.
Or cette exagération conduit à une double tendance. Un populisme territorial infondé est en train de monter. La France profonde s’estime lésée par rapport aux métropoles et les rivalités interterritoriales s’expriment de plus en plus ouvertement, notamment dans cet épisode breton. Tout cela est un déni de réalité : notre système territorial est fondé sur la solidarité. Beaucoup de territoires n’existeraient plus s’il n’y avait pas de solidarité nationale. Les métropoles, et l’Ile-de-France en premier, font fonctionner le reste du territoire depuis vingt ans au travers de transferts fiscaux et sociaux massifs.
Peut-on relier ces fractures avec la progression du vote FN ?
Oui, il faut s’inquiéter des causes de la progression du vote FN. Le geographe Chistophe Guilluy a raison quand il se préoccupe des territoires périphériques *. Les territoires dont il parle, qui abritent les « petits blancs » partis habiter à trente kilomètres des centres-villes sont en effet des terreaux d’angoisse. Ces électeurs, oubliés des discours politiques, sont en train de se rappeler à nous, d’autant plus qu’ils occupent les jobs les plus vulnérables.
Mais selon moi, c’est plutôt 20 % seulement de la population qui vit dans des territoires à la situation très difficile, et pas 60 % comme le dit Guilluy. Pour ces territoires, il faut savoir produire du discours politique . Quand il y a une offre politique de personnalités de stature nationale, comme à Meaux (Seine-et-Marne) ou en Seine-Saint-Denis, il est possible de canaliser la montée du FN. Ces territoires ont besoin d’être pris en considération.
Quelles sont les marges de manœuvre du pouvoir pour corriger ces fractures ?
La politique, c’est d’abord des mots, du sens. Il faut expliquer que l’Ile-de-France et les métropoles génèrent beaucoup plus de prélèvements qu’elles ne reçoivent de prestations publiques et sociales. La concentration des centres de production est efficace pour l’économie et finance notre pacte social. Nos territoires ne sont pas des petites nations en compétition, ils sont totalement complémentaires.
Sur le reste, les actes, il est nécessaire de libérer la mobilité résidentielle, en supprimant des freins comme les droits de mutation, les modalités d’attribution des HLM et les difficultés d’accès au logement dans les espaces dynamiques. Le mode de financement du logement doit être revu, l’Etat doit cesser de financer le logement dans les territoires qui mettent leurs habitants en difficulté pour mettre le « paquet » sur ceux qui leur offre un avenir. Idem sur la mobilité pour la formation des jeunes. Ce qui suppose d’avoir le courage politique de dire que certains territoires sont mal partis et d’autres beaucoup mieux.
Propos recueillis par Jean-Baptiste Chastand
Source : publié le 30.10.2013 sur lemonde.fr. http://www.lemonde.fr
* A LIRE :
« Fractures françaises », Christophe Guilluy, Bourin Editeur, Champs Essais-Poche, 8 €, Oct. 2013.
Description de l’ouvrage par l’éditeur :
« Des banlieues aux zones rurales, des métropoles aux petites villes, dans quel état se trouvent les couches populaires, après vingt ans de mondialisation ? Dans Fractures françaises, Christophe Guilluy nous propose une leçon inédite de géographie sociale. S’appuyant sur sa discipline, il révèle une situation des couches populaires très différente des représentations caricaturales habituelles. Leur évolution dessine une France minée par un séparatisme social et culturel. Derrière le trompe-l’oeil d’une société apaisée, s’affirme en fait une crise profonde du « vivre ensemble ». Les solutions politiques et une nouvelle attitude sont possibles, pour peu que les nouveaux antagonismes qui travaillent la société soient reconnus et discutés publiquement. Il y a urgence : si la raison ne l’emporte pas, les pressions de la mondialisation qui élargissent les fractures sociales et culturelles risquent de faire exploser le modèle républicain »