Paradis fiscaux : « Tout reste à faire »
L’économiste Gabriel Zucman propose des sanctions douanières pour les pays non coopératifs
Gabriel Zucman, professeur à la London School of Economics et chercheur à l’université de Berkeley, en Californie, spécialiste des paradis fiscaux, publie, jeudi 7 novembre, l’un des livres les plus aboutis sur le sujet, « La Richesse cachée des nations – Enquête sur les paradis fiscaux » (Le Seuil – La République des idées, 128 pages, 11,80 euros).
Dans un entretien au Monde, le Français démontre, selon une méthode qu’il veut incontestable, qu’il n’y a jamais eu autant d’argent dans les centres financiers offshore. Il propose un plan d’action concret pour taxer ces centaines de milliards d’euros volés aux Etats.
Entretien
Propos recueillis par Anne Michel
La lutte contre l’évasion fiscale mobilise les pays membres du G20. Le secret bancaire recule. Pourtant, vous dites que les paradis fiscaux n’ont jamais été aussi prospères. Les efforts sont-ils vains ?
Des progrès ont été réalisés. Mais nous sommes encore au niveau zéro – ou presque – de la lutte contre les paradis fiscaux. Les engagements à coopérer restent flous. Les conventions signées sous l’égide de l’Organisation de coopération et de développement économiques, pour forcer les centres offshore à échanger des informations sur les contribuables étrangers, ne disent pas comment et quand cela se fera, quels revenus seront concernés, quels contrôles effectués. Ce ne sont que des bouts de papier prévoyant qu’un jour peut-être l’échange automatique de données sera mis en place.
Les chiffres le montrent. Il n’y a jamais eu autant d’argent qu’en 2013 dans les paradis fiscaux : selon mes calculs, 8 % du patrimoine financier mondial des ménages s’y trouve, soit une fortune de 5 800 milliards d’euros, dont 350 milliards appartenant à des Français. Depuis 2009, le montant des fortunes gérées dans les paradis fiscaux a augmenté de 25 %, et de 14 % en Suisse. Tout reste à faire !
Comment parvenez-vous à un chiffrage aussi précis ? Les données manquent, rien ne filtre des paradis fiscaux…
J’ai réalisé une enquête économique à partir d’une masse de données officielles inexploitées à ce jour, que j’ai combinées entre elles : des statistiques macroéconomiques sur les investissements internationaux des pays et les balances des paiements, les bilans des banques, leurs positions hors-bilan, les richesses privées, les revenus des nations ou encore les données officielles de la Banque nationale suisse, qui publie, chaque mois, le montant des fortunes détenues par des étrangers. La Suisse accueillant un tiers des fortunes mondiales offshore, il s’agit d’un indicateur central. Jamais tel travail de réconciliation n’avait été mené.
Que disent ces données ?
Je me suis d’abord aperçu que les fortunes détenues par des particuliers créaient des anomalies statistiques. Imaginez un Français vivant à Paris et possédant un compte à Genève, depuis lequel il achèterait des actions de la société américaine Google. Sur le plan comptable, les Etats-Unis enregistreraient un passif, mais ni la Suisse ni la France n’enregistreraient d’actif. La Suisse, parce qu’il s’agit d’actions acquises par un Français ; la France parce qu’elle ne connaît pas l’existence de ce compte en Suisse. Voilà l’anomalie : le passif est supérieur à l’actif ! D’aussi loin que remontent les statistiques, dans les années 1970, cette anomalie est visible. En somme, c’est comme si la Terre était possédée en partie par… la planète Mars !
Ensuite, j’ai vérifié que ce déséquilibre reflétait bien l’argent investi dans les paradis fiscaux. Depuis la Suisse et les autres centres offshore, les particuliers investissent surtout dans des fonds luxembourgeois, irlandais et des îles Caïmans. Or, j’ai fait les comptes entre l’argent sur ces fonds et celui déclaré par les investisseurs dans leur pays d’origine. Eh bien, il y a un gouffre entre les deux, des milliers de milliards évaporés, comme au Luxembourg où l’anomalie comptable atteint 1 000 milliards d’euros. Ce gouffre explique l’essentiel du déséquilibre mondial entre l’actif et le passif.
Qu’en est-il des multinationales ?
Le fait qu’il soit possible de manipuler les prix de transfert – prix des transactions entre sociétés d’un même groupe – pour faire apparaître les profits dans les pays à fiscalité faible ou nulle, crée un problème économique lourd. Ces manipulations réduisent de 30 % les recettes de l’impôt sur les sociétés.
Sur les 5 800 milliards d’euros des particuliers offshore, 80 % ne seraient pas déclarés. Quelle est la perte d’impôts ?
La fraude permise par le secret bancaire représente au bas mot 130 milliards d’euros de pertes d’impôts au niveau mondial, dont 50 milliards pour l’Union européenne et 17 milliards pour la France. Sans l’évasion fiscale, la dette publique française ne serait pas à 95 % du produit intérieur brut (PIB) mais à 70 %.
Tout est-il récupérable ?
Oui. Si l’on met un terme au secret bancaire, il sera possible de taxer tous les revenus sur les comptes étrangers, en Suisse et ailleurs. Et la suppression du secret aura un effet vertueux sur la fiscalité. Elle permettra de supprimer les niches fiscales profitant aux plus riches et dépourvues de justification économique, pour baisser les impôts d’une majorité de la population. Ces niches n’existent que par la crainte de l’exil fiscal, menace des lobbies pour instrumentaliser les législateurs.
Quel plan d’action préconisez-vous ?
Pour amener les paradis fiscaux à coopérer, seule la contrainte fonctionnera. Je propose d’instaurer des sanctions douanières à leur encontre, équivalentes à ce que coûte leur secret bancaire aux autres pays.
D’après mes calculs, la Suisse prive la France, l’Allemagne et l’Italie de 15 milliards d’euros de recettes fiscales chaque année. Or, du point de vue des règles de l’Organisation mondiale du commerce, le secret bancaire apparaît comme une pratique anticoncurrentielle, contraire au libre-échange, et ces trois pays sont en droit d’imposer des tarifs douaniers d’un montant de 15 milliards d’euros à la Suisse. Cela correspond à des droits de douane de 30 % sur les exportations suisses. De telles sanctions, bien plus efficaces que des listes noires, convaincraient la Suisse d’abandonner le secret bancaire.
Des coalitions de pays face aux paradis fiscaux sont-elles envisageables ?
C’est dans l’intérêt des Etats, qui doivent redresser leurs finances publiques. Je vous garantis qu’une coalition entre les Etats-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France appliquant une taxe de 50 % sur les exportations de Hongkong – ce que coûte en impôts perdus son secret bancaire à ces pays – aurait un effet immédiat.
Et les pays à secret bancaire qu’abrite en son sein l’Union européenne ?
Un cas pose problème : le Luxembourg, qui joue un rôle central dans l’évasion fiscale internationale, mais profite de son appartenance à l’Union et de son droit de veto pour bloquer toute évolution de politique fiscale. Ce pays qui a cofondé l’Union européenne n’a plus rien à voir avec ce qu’il était en 1958. La finance a supplanté l’acier. Une finance opaque, qui s’est bâtie sur le secret bancaire et représente 40 % du PIB. Le Luxembourg vit du secret bancaire. Les fonds d’investissement y recyclent l’argent de Suisse et de Singapour. Au nom de quoi cette situation est-elle tolérable ? Aucun Etat n’est allé aussi loin dans la commercialisation de sa souveraineté, en laissant les entreprises choisir leurs contraintes réglementaires. Je pose la question de l’exclusion du Luxembourg de l’Union européenne.
Vous proposez aussi d’établir un cadastre financier mondial. Qu’est-ce donc ?
Il faut établir d’urgence un registre mondial des titres de propriété financiers en circulation – actions, obligations, dérivés… -, pour savoir qui possède quoi et où. De tels registres existent déjà dans des entreprises privées comme Clearstream et Euroclear. Je propose d’en transférer la gestion au Fonds monétaire international (FMI). Il s’agit de créer le cadastre financier du monde, sur le modèle du cadastre immobilier de 1791, pour soumettre à l’impôt les super-riches qui veulent s’y soustraire en se dissimulant derrière des sociétés écrans offshore ou des trusts.
Une fois ce cadastre créé, il faut instaurer un impôt global sur le capital, prélevé à la source par le FMI et levé sur la base du fichier, tous les ans, à hauteur de 2 % de la valeur de chaque titre financier. Ceux qui déclarent leurs titres à l’administration fiscale de leurs pays récupèrent l’impôt. Il n’y a plus de fraude possible.
Propos recueillis par Anne Michel
Source : publié dans le Cahier du « Monde » n° 21401 (Eco&Entreprise) daté du 8 novembre 2013.
En savoir plus :
• Un économiste de la « nouvelle vague »
A 27 ans, Gabriel Zucman, jeune professeur de la prestigieuse London School of Economics et chercheur à l’université de Berkeley (Californie), incarne la « nouvelle vague » de l’économie. Celle tournée vers le concret et l’empirique, loin de la « vieille » science économique qui a prévalu jusqu’aux années 2000, davantage préoccupée par les questions abstraites.
Diplômé de l’Ecole normale supérieure de Cachan (Val-de-Marne) et titulaire d’un doctorat de l’Ecole d’économie de Paris – son directeur de thèse est Thomas Piketty – M. Zucman commence sa carrière de chercheur à la fin des années 2000, au moment où le monde bascule avec l’une des plus graves crises financières de l’histoire.
Ce séisme le conduit à s’intéresser au monde des paradis fiscaux dont les médias et les dirigeants politiques sentent confusément qu’il participe des déséquilibres économiques mondiaux. « J’ai tout de suite été frappé par le contraste entre l’omniprésence des paradis fiscaux dans les statistiques macroéconomiques et le peu de recherche académique sur le sujet, explique M. Zucman. J’ai voulu comprendre ce que ces masses d’argent représentaient, comprendre ce qui était légal et illégal, réfléchir à la façon dont les Etats pouvaient appréhender ce problème et mettre en place la fiscalité du XXIe siècle. »
« Dans nos sociétés, les patrimoines se portent très bien, le nombre de super-riches explose. Si l’on veut réduire les inégalités et taxer ces richesses, il faut les mesurer », poursuit-il. Alors qu’aucune évaluation précise n’existe, l’économiste recense les données susceptibles de l’aider. Les exploite, les compare. Jusqu’à publier, en 2011, dans une revue d’Harvard, ce chiffre choc : 8 % du patrimoine financier des ménages (comptes bancaires, actions, obligations, assurances-vie, etc.) se trouve dans les paradis fiscaux… et échappe à toute taxation.
Deux ans plus tard, dans La Richesse cachée des nations (Le Seuil-La République des idées, 128 pages, 11,80 euros), M. Zucman livre un constat détonnant : il n’y a jamais eu autant d’argent dans les centres offshore ! De quoi relativiser les déclarations des dirigeants du G20, convaincus que la fraude recule.
Anne Michel (Texte encadré faisant suite à l’entretien ci-dessus).
• Présentation de l’ouvrage par l’éditeur :
« Zurich, Hong Kong, les Bahamas, les îles Caïmans, le Luxembourg… Ces noms évocateurs dissimulent une sinistre réalité : la fraude fiscale d’une minorité d’ultra-riches au détriment de l’immense majorité. Grâce à une méthode inédite, l’auteur a pu évaluer l’ampleur du phénomène : 5 800 milliards d’euros, soit 8 % du patrimoine financier des ménages, sont détenus dans les paradis fiscaux. C’est la première fois que les circuits de l’évasion sont ainsi disséqués en toute clarté, sur la base d’une enquête économique couvrant plus d’un siècle de données et les pays du monde entier. Mais ce livre ne se contente pas de chiffrer le scandale. Il propose aussi un plan d’action cohérent et réaliste pour lutter contre l’opacité financière : mettre en œuvre des sanctions commerciales, élaborer un cadastre financier à l’échelle mondiale, instaurer un impôt global sur le capital. Les paradis fiscaux sont au cœur de la crise économique et démocratique, mais les nations ont la possibilité de réagir : aucun territoire ne peut s’opposer à la volonté commune des États-Unis et des grands pays de l’Union européenne. »
• Lire l’introduction : « Agir contre les paradis fiscaux » (12 pages). Téléchargeable en cliquant ci-après :