Pascal Blanchard : « On n’a toujours pas décolonisé les imaginaires »
Pascal Blanchard remet en perspective historique les attaques racistes contre Christiane Taubira. Pour en comprendre l’origine, il faut revenir au passé colonial de la France.
Spécialiste du « fait colonial » et des immigrations, Pascal Blanchard relie les attaques racistes contre Christiane Taubira à l’histoire du racisme, souvent vif dans la société française depuis la fin du XIXe siècle. En soulignant l’importance d’une analyse en fonction du temps long.
Entretien
Propos recueillis par Olivier Doubre
Dans la France noire et la France arabo-orientale [1], vous montrez que la cohabitation avec les minorités dites visibles est ancienne. Comment se déroule-t-elle ?
Pascal Blanchard : Penser que ce qui se passe aujourd’hui avec Christiane Taubira est une simple explosion sans lien avec l’histoire est une erreur. Nous avons connu d’autres moments de tensions. On ne peut rien comprendre à ce qui s’est passé dans le Sud de la France en 1973, où une trentaine de Maghrébins ont été tués, si on n’intègre pas la donnée du temps long. Si je vous demande pourquoi l’Amérique lynchait les Noirs, vous pourrez me répondre, car nous avons intégré la perspective historique liée à l’esclavage dans ce pays. Idem pour les populations juives en Russie ou en Pologne. Mais si je vous demande pourquoi, en France, la haine envers les populations maghrébines tue alors que le racisme à l’encontre des Noirs, pourtant extrêmement violent, passe surtout par les mots, vous ne pourrez me répondre, car le racisme, dans notre pays, n’est pas historicisé.
Ce que nous avons essayé de montrer, dans les deux livres que vous avez cités, c’est qu’il y a une histoire de ce rapport à l’autre, coloniale, esclavagiste, un rapport très ancien. Et le discours sur la banane, le discours sur la proximité du corps d’une femme ou d’un homme noirs avec celui de l’animal, renvoie à une culture populaire très ancienne sur l’image du Noir proche du singe, mais aussi à l’image de la publicité Banania. C’est d’abord parce que nous avons, dans notre culture populaire, cet imaginaire raciste né à l’époque coloniale.
Y a-t-il eu des périodes, comme sans doute à la Libération, où le racisme n’avait plus droit de cité, même s’il restait latent ?
En effet, il y a des hauts et des bas, des périodes de violence extrême et de survisibilité de ces énoncés racistes, et des périodes d’interdit. C’est lié à l’histoire. On ne peut plus, par exemple, professer d’énoncés antisémites en 1945. Mais, au même moment, on tue 30 000 Algériens autour de Sétif et Guelma, des milliers d’Indochinois, sans oublier les 25 000 morts à Madagascar en 1947. C’est-à-dire qu’il ne peut pas y avoir de vision globale de la question. La France de 1881 qui met en place le droit de la presse sera une des France les plus antisémites. Et je rappelle comment on caricaturait le capitaine Dreyfus : comme un singe ! Peindre Dreyfus ainsi, c’est dire que les Juifs ne font pas partie de l’humanité. Et, comme le disait Maurras, « Dreyfus est coupable par sa race ».
Nous avons affaire à des mécanismes qui dépassent telle ou telle population, mais, en même temps, les crispations, les angoisses, les peurs, les phobies correspondent toujours à des cycles historiques. Chrisitiane Taubira est attaquée car elle symbolise un certain nombre de choses : une femme, noire, qui donne des leçons par ses engagements républicains, et une femme ultramarine. L’outre-mer ose donner des leçons à la métropole ! Elle a porté deux lois emblématiques de la République qui ont été des marqueurs de gauche : la loi sur le mariage pour tous et la loi de 2001 sur l’esclavage comme crime contre l’humanité. En même temps, elle ne doit qu’à elle-même d’être arrivée là car elle n’y est pas parvenue par la désignation par le prince, comme Rama Yade, Rachida Dati ou Fadela Amara ; elle s’est même opposée aux socialistes en 2002, elle a mérité sa place ! Les attaques contre la garde des Sceaux me rappellent celles de Léon Daudet (de l’Action française) contre Blaise Diagne, premier Noir élu à la Chambre. Et n’oublions pas qu’en 1958 l’un des principaux manuels d’histoire réservait sa dernière page au sujet suivant : « Pourquoi la race blanche gouverne-t-elle le monde ? » Nos parents ont donc appris cela à l’école. On a certes décolonisé la société française, mais toujours pas les imaginaires.
Aujourd’hui, à quel point la société française vous semble-t-elle raciste ?
Il se trouve que je présente en ce moment la France arabo-orientale dans des débats aux quatre coins de la France. Ce que j’entends actuellement est terrible. Je n’ai pas entendu cela depuis plus de trente ans. La parole raciste semble totalement libérée : « On n’est pas pareil. Ils nous envahissent », etc. Mais, ce qu’il faut bien comprendre, c’est pourquoi l’extrême droite s’est emparée du cas Taubira. D’une certaine façon, la garde des Sceaux normalise le processus d’intégration, en démontrant qu’on peut être ministre, femme, noire, ultramarine et en plus emblématique, avec Manuel Valls dans un gouvernement : elle occupe l’aile gauche et Valls l’aile droite. Tenter de l’abattre, c’est vouloir abattre les idéaux de gauche, le rôle des femmes en politique, les outre-mer, la négritude, le symbole d’une femme noire qui a fait voter la loi sur la repentance vis-à-vis de l’esclavage. Elle symbolise en quelque sorte ce que Maurras appelait l’anti-France.
Pascal Blanchard est historien, chercheur associé au CNRS et codirecteur du groupe de recherche Achac (colonisation, immigration, postcolonialisme).
[1] A lire :
• La France noire. Trois siècles de présence, Ed. La Découverte, 360 pages, 59,90 €, 2011. Présentation de l’éditeur.
• « La France arabo-orientale. Treize siècles de présence » (collectif), Ed. La Découverte, 360 pages, 55 €, Octobre 2013. Présentation de l’éditeur.
Complément : Un précédent italien
Première ministre noire de l’histoire italienne, Cécile Kyenge, en charge de l’Intégration, est régulièrement victime d’insultes racistes et sexistes – et même d’un appel au viol – provenant (mais pas exclusivement) d’élus de la xénophobe Ligue du Nord (LN). Un parti qui a participé à tous les gouvernements Berlusconi. Ainsi, l’ancien garde des Sceaux et actuel vice-président du Sénat, Roberto Calderoli (LN), l’a comparée à un « orang-outang ». Coutumier du racisme, Eminio Boso, toujours LN, l’a invitée « à rentrer chez elle, au Congo » – pays où elle est née avant de s’installer en Italie en 1983 et d’acquérir la nationalité en se mariant à un Italien en 1994. Les groupuscules néofascistes ne sont évidemment pas en reste, on lui a même jeté des bananes alors qu’elle prononçait un discours sur une estrade. Mais la Ligue du Nord est particulièrement agressive à son encontre, car Cécile Kyenge tente d’instaurer le droit du sol et d’abolir le « délit de clandestinité » institué par les ministres de la Ligue. O.D.
Source : entretien publié dans l’hebdomadaire Politis n° 1278 du 21 novembre 2013, dans le cadre du dossier société « Racisme : les causes profondes ». En kiosque (3,30 €) et sur internet à : http://www.politis.fr/
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