Judith Butler : « Israël n’est certainement pas une démocratie »
La philosophe Judith Butler, connue pour ses travaux sur le genre, publie un vif essai sur le sionisme. Dans « Vers la cohabitation. Judéité et critique du sionisme », l’auteure du célèbre « Trouble dans le genre » relie son engagement féministe et en faveur des droits des gays et des lesbiennes à une vigoureuse critique d’Israël et du sionisme politique tel qu’il est entendu depuis 1948. Synonyme de dépossession et d’oppression pour le peuple palestinien. Elle y montre surtout que toute une part de la pensée philosophique juive de la diaspora, de Walter Benjamin à Hannah Arendt, a théorisé l’expérience de l’exil, commune au peuple juif et au peuple palestinien. Ce qui, avec Edward Saïd, lui permet d’espérer une future cohabitation.
Propos recueillis par Olivier Doubre
Vous êtes très connue pour vos études sur les questions du genre. Comment êtes-vous passée de ce domaine de recherche à celui de la judéité et d’une critique du sionisme ? Quel est le lien, s’il y en a un ?
Judith Butler : C’est vrai qu’en France je suis d’abord connue en tant que théoricienne du genre. Mais j’ai aussi beaucoup écrit sur bien d’autres sujets, notamment sur Hegel et les problèmes de la reconnaissance. Quoi qu’il en soit, si vous pensez à mon livre Trouble dans le genre [1], j’y ai travaillé alors que j’étais affectée par la question des personnes que l’on ne pleurait pas, ou qui n’étaient pas « plaignables ». Je parle ici des victimes de la crise du sida qui frappait durement l’Europe et l’Amérique du Nord – et qui continue aujourd’hui, en Afrique notamment.
Au cours de ces premières années, beaucoup de gens étaient malades et mouraient sans reconnaissance publique. J’ai alors observé comment les mouvements de lutte des malades, comme Act Up ou Queer Nation, organisaient des manifestations militantes de « chagrin public ». Il s’agissait d’une lutte contre cet oubli pour battre en brèche la honte et dire que les disparitions des malades du sida n’avaient pas à être ignorées publiquement. En revanche, dans Vie précaire [2], qui a été écrit juste après le 11 Septembre 2001, j’ai commencé à me tourner plus généralement vers des questions géopolitiques. Pourquoi les populations que les États-Unis détruisent sont considérées comme des cibles, et non pas comme des vies humaines ? Alors que les groupes et les individus qui ont péri dans les attentats ont, eux, droit au chagrin public. Je me suis donc mis à travailler sur l’inégale distribution du chagrin. C’est à partir de là que j’ai commencé à me préoccuper de la question du conflit israélo-palestinien, et cela a été compliqué, notamment parce que ma famille et ma communauté – j’ai été élevée ainsi – sont des soutiens fervents de la position qui veut que l’État d’Israël doive être défendu inconditionnellement et que, sans lui, les juifs seraient menacés à nouveau de destruction. Mais, en 2005, j’ai été invitée à Jérusalem pour participer à une conférence réunissant Israéliens et Palestiniens sur la question de la paix. Ce fut un moment très important et très intéressant pour moi. J’ai pu découvrir la parole d’un certain nombre d’écrivains palestiniens, dont Hanane Ashraoui, Omar Barghouti et d’autres, mais aussi d’intellectuels israéliens, sionistes de gauche ou post-sionistes. C’est ainsi que je me suis engagée de plus en plus en faveur de la campagne « Boycott, désinvestissement et sanctions contre Israël »
Vous avez d’ailleurs subi de violentes attaques, en février dernier, lors d’une conférence en soutien à cette campagne à New York…
En effet. Cela a été terrible pour moi car, à nouveau, et comme pour la première fois de ma vie, en août 2012 – qui plus est, en Allemagne –, j’ai été accusée d’être antisémite à cause de ma position sur Israël… J’ai d’abord cru à une blague tellement il était impensable pour moi qu’on puisse même imaginer cela.
Comment votre livre a-t-il été accueilli et quel en est véritablement l’objet ?
Certaines des critiques étaient audibles, dans le sens où elles provenaient d’intellectuels sionistes qui m’ont reproché de ne pas avoir saisi l’histoire, l’héritage et la complexité intrinsèque du sionisme. Ce qui peut s’entendre car je n’ai pas fait une histoire du sionisme. Mais c’est surtout mon engagement en faveur du boycott et des sanctions à l’encontre d’Israël qui a été la cause d’attaques totalement délirantes. Or, ce livre ne traite pas tellement de la campagne de boycott. Il interroge la possibilité de mobiliser certaines ressources intellectuelles juives et de la pensée palestinienne pour réfléchir à la notion de cohabitation. J’ai pris comme point de départ la suggestion d’Edward Saïd qu’une compréhension entre juifs et Palestiniens pourrait émerger sur la base de leurs différentes expériences de l’exil.
C’est pourquoi vous soulignez que, d’abord, « aucun peuple ne saurait s’attribuer le monopole de la dépossession »…
Tout à fait. Saïd relie le fait que le peuple juif a connu l’exil et la dépossession pour soutenir qu’il y a une possibilité de compréhension mutuelle entre juifs et Palestiniens. Bien sûr, cela est compliqué par le fait que le projet sioniste et les implantations israéliennes, dès 1948, sont directement la cause de l’exil et de la dépossession des Palestiniens. Mais, pourtant, il voyait la tradition d’exil du judaïsme comme le possible fondement d’une compréhension. Et, si l’on y pense, cela fait sens puisque les juifs ont été des réfugiés qui ont vu dans l’État d’Israël une sorte de sanctuaire. Mais en dépossédant les Palestiniens, ils ont produit une nouvelle classe de réfugiés. C’est bien ce qui a fait voir à Hannah Arendt la contradiction du sionisme politique en 1948. Elle s’était battue, avec d’autres, en faveur d’un autre type de sionisme qui aurait inclus une autorité binationale ou fédérative pour la Palestine. Mais elle a perdu sur ce point. À ce moment-là, cette autre idée du sionisme s’est évanouie. Or, au sein même de la communauté juive durant les années 1920, 1930 et même 1940, après le génocide, on débattait de savoir si le sionisme supposait – ou non – la cohabitation entre les deux peuples en Palestine et une souveraineté partagée. Ce que je pense est que, à partir du moment où vous avez un État dominé par la seule souveraineté juive, qu’au moins 20 % de sa population est non-juive et souffre d’être considérée comme des citoyens de seconde zone, cet État ne repose pas sur un concept de justice. Aussi, le sionisme devrait soit revenir en arrière – ce qui est difficilement envisageable –, soit faire en sorte qu’une nouvelle forme d’organisation politique naisse. Non seulement pour les Palestiniens citoyens israéliens, mais aussi pour ceux qui vivent en Cisjordanie, dans la bande de Gaza et dans les camps de réfugiés, en Jordanie et au Liban. Sans oublier les Palestiniens de la diaspora. C’est pourquoi je ne crois pas aux négociations de paix actuelles, qui partent de la situation d’aujourd’hui sans la modifier. Car vous ne pouvez pas demander aux gens de vivre dans une situation d’injustice institutionnalisée. Toutefois, je ne sais pas si la solution est celle d’un seul État binational ou bien de deux États ; c’est aux gens qui vivent là-bas de décider. Cependant la situation doit changer, en se fondant sur l’égalité, pour assurer la possibilité d’une coexistence. Autant pour la sécurité des Palestiniens que, surtout, pour celle des Israéliens – et donc de tous les juifs à travers le monde.
Des sites web de la droite israélienne expliquent qu’en tant que lesbienne juive américaine de gauche, vous devriez plutôt défendre l’État d’Israël car il serait le seul État démocratique dans la région et le seul qui défende les droits des gays et des lesbiennes.
Israël n’est certainement pas une démocratie. Je sais bien que ce pays utilise sa protection des droits des gays et des lesbiennes pour détourner l’attention de l’occupation des territoires palestiniens, de l’oppression des Palestiniens à l’intérieur, et de leur expulsion en dehors de ses frontières. Par ailleurs, je ne pense pas que le mouvement gay et lesbien puisse demeurer un mouvement identitaire tourné uniquement vers la reconnaissance de ses droits. Il doit au contraire faire partie d’un mouvement plus large, en faveur de la justice, sociale et politique. Sans quoi il ne deviendrait qu’un énième groupe identitaire, seulement préoccupé par ses propres intérêts, synonymes de repli sur soi, au détriment des autres. Nous devons refuser ce type de position qui sert à ce que l’on appelle aux États-Unis « pink washing », c’est-à-dire le fait de détourner l’attention sur les violations des droits de l’homme dans un pays, en soulignant sa défense des droits des gays et des lesbiennes. C’est ce que tente de faire Israël, alors qu’il multiplie les violations des droits des Palestiniens. Il est temps que cela cesse.
Propos recueillis et traduits de l’anglais par Olivier Doubre
Notes :
[1] Trad. fr. par Cynthia Kraus, La Découverte, 2005. [2] Trad. fr. par Jérôme Rosanvallon et Jérôme Vidal, Éd. Amsterdam, 2005.Souce : article paru dans l’hebdomadaire Politis n° 1277 du 14 novembre 2013. En kiosque (3,30 €) et sur internet à : http://www.politis.fr/
Abonnement : http://boutique.politis.fr/public/c/Abonnement/000005
A LIRE :
« Vers la cohabitation. Judéité et critique du sionisme » Judith Butler, traduit de l’anglais (Etats-Unis) Gildas Le Dem, Ed. Fayard, Collection A Venir, 360 pages ; 23 €, 2013.
Présentation par l’éditeur :
Comment fonder une nouvelle éthique en Israël / Palestine ? Et peut-on renouer, politiquement, avec la solution d’un État unique et binational ? Dans cet ouvrage, Judith Butler s’interroge sur la possibilité d’articuler les expériences juives de la diaspora et du déplacement et les expériences palestiniennes de la dépossession pour repenser la situation dans la région. Elle place au centre de sa réflexion la notion de cohabitation, une condition de notre vie politique et non quelque chose que nous pouvons refuser. Nul n’est en droit de choisir avec qui cohabiter sur cette terre. Selon Butler, l’éthique de la judéité exige une critique du sionisme. La célèbre philosophe puise ainsi dans la pensée juive des instruments pour mettre en question la violence, le nationalisme et le colonialisme de l’État d’Israël. Elle engage la discussion avec des auteurs comme Hannah Arendt, Emmanuel Levinas, Primo Levi, Martin Buber, Walter Benjamin, mais aussi Edward Said ou Mahmoud Darwich. Elle se confronte aux problèmes du droit des dépossédés et des apatrides, du traumatisme de l’Holocauste, de l’oppression et de l’exil. Elle renouvelle, au nom du caractère irréductible de la pluralité humaine, les concepts classiques de droit, d’État-nation, de citoyenneté ou encore de souveraineté. Mêlant éthique, philosophie et politique, ce grand livre affirme un idéal de cohabitation, de justice sociale et de démocratie radicale.
Judith Butler est philosophe, professeure à l’Université de Californie à Berkeley.
http://www.fayard.fr/vers-la-cohabitation-9782213672243