Les femmes à la croisée des chemins dans l’Eglise
Par Joan Chittister
L’American Academy of Religion et son association compagne, la Society of Biblical Literature, sont connues pour rassembler des théologiens avant-gardistes de diverses confessions dans le but de croiser le meilleur de la recherche et de la pensée religieuse. Il n’est donc pas surprenant que lors de la conférence qui s’est tenue à Baltimore cette année 2013, du 22 au 24 novembre, une partie de l’ordre du jour ait été consacrée à une table ronde d’intervenants qui ont ressenti l’intérêt de nous donner leur impression sur le pape François et sur les défis auxquels il est confronté dans le traitement de diverses questions courantes.
Les participants – laïcs et religieux, catholiques ou non, hommes et femmes – ont mis en évidence les enjeux spécifiques de l’Eglise et les premières réponses du pape actuel dans les questions liées à l’œcuménisme, la théologie de la libération, la tradition, la formation spirituelle et, en ce qui me concerne, les questions des femmes et de la vie religieuse.
Dans cet article, je me propose de vous faire partager les remarques que j’ai faites dans le cadre de cette table ronde.
Le philosophe jésuite du 20ème siècle, Pierre Teilhard de Chardin, a écrit : « La seule tâche digne de nos efforts est de construire l’avenir. » Mon souci aujourd’hui est de savoir comment construire un nouvel avenir pour les femmes dans le monde entier à travers l’impact mondial de l’Eglise.
Le philosophe du 6ème siècle Boèce nous rappelle que tout âge qui se meurt est tout simplement un nouvel âge qui vient à la vie. Une deuxième idée qui vient à mon attention est due à Woody Allen, 15 siècles plus tard : « Je n’ai pas peur de mourir, je ne veux simplement pas être là quand ça arrivera. »
Les deux messages sont clairs : d’abord, la continuité peut durer trop longtemps. Deuxièmement, rater la rencontre avec le moment où nous sommes, peut nous faire manquer l’avenir qui viendra, avec ou sans nous, et que nous le voulions ou non.
Mon point est : nous sommes à un moment clé de l’histoire.
C’est le moment où l’histoire a découvert les femmes.
En fait, les hommes intelligents ainsi que les femmes intelligentes se rendent compte aujourd’hui que le féminisme n’est pas la féminité. Il ne s’agit ni de chauvinisme féminin ni de machisme de femmes. Et il ne s’agit certainement pas de femmes qui veulent agir comme des hommes.
Le féminisme consiste à permettre à chaque membre de l’espèce humaine de devenir un adulte humain pleinement accompli, de faire ses choix à tous les niveaux de la société, de participer à la prise des décisions qui affectent sa vie, d’être financièrement indépendant, d’être en sécurité dans les rues, en sûreté dans sa maison, d’avoir une voix dans les tribunaux et les organismes constitutionnels du monde – en d’autres termes, de bénéficier, dans une totale égalité, des droits civiques.
Il s’agit d’apporter à la visibilité publique et aux agendas des organismes publics les connaissances et la sagesse de l’autre moitié de l’espèce humaine.
Il s’agit de prendre leurs idées et leurs plans au sérieux. Non ! Correction : il s’agit de prendre la théologie de la Création au sérieux.
En d’autres termes, il s’agit de « la proclamation d’émancipation » des femmes de ce siècle.
Et comme c’est 2000 ans après que Jésus en ait lui-même fourni le modèle, on peut difficilement prétendre que nous précipitions les choses.
Le pape François, manifestement sensible à la question, a lui-même évoqué l’idée de lancer une étude sur les femmes : vu de l’extérieur, espérer voir Rome faire quelque chose de sérieux sur le sujet est considéré comme un véritable tremblement de terre.
Trois questions en particulier mesureront l’authenticité – la moralité – de la réponse de l’Eglise à la question des femmes. Les questions de la maternité, de la nature humaine et de la pauvreté sont les points clés sur la façon dont nous serons perçus dans les années à venir.
Pour commencer, la question du rôle des femmes dans l’Eglise et la société n’est pas l’un des 39 domaines de préoccupation mentionnés dans le questionnaire que le Vatican a envoyé aux évêques du monde entier en octobre, demandant une ample réponse des catholiques à des questions concernant la vie de famille. Alors, quelle importance voit-on aux rôles et aux droits de la femme – en tant que femme – dans l’élaboration même de la famille ? Réellement.
Deuxièmement, la récente déclaration du pape sur les femmes, lors d’une réunion de la Section des femmes du Conseil Pontifical pour les Laïcs à Rome, s’est concentrée presque exclusivement sur la maternité, qui occupe – au mieux – 20 ans de la vie d’une femme. Les données démographiques indiquent que la plupart des femmes aujourd’hui vivent encore au moins 35 à 40 ans après que le plus jeune de leurs enfants ait quitté la maison. Et après ? Quel est alors son rôle ? La maternité est-elle la seule valeur, sa définition perpétuelle ? Que fait-elle maintenant avec ses talents personnels, ses idées, ses charismes, dont ils nous disent qu’ils sont donnés pour le salut du monde ?
Et comment le monde compensera-t-il la perte d’une telle expérience, intelligence et sagesse de l’autre moitié de l’espèce humaine, si on ne pense pas, on ne souhaite pas que les femmes participent à sa mise en forme ?
Mais sans la participation des femmes, l’humanité ne voit que d’un œil, n’entend que d’une oreille et ne pense qu’avec seulement la moitié de l’esprit humain.
Ou, encore, pourquoi une femme est-elle définie par la maternité, qu’elle soit ou non mère, quand un homme est rarement, sinon jamais, défini par sa paternité plutôt que par son travail, son génie, son leadership, son héroïsme ?
Le pape François dit dans sa désormais célèbre interview avec le magazine jésuite Civiltà Catholica , qui a été diffusée dans le monde entier en septembre, « Nous devons travailler plus intensément pour développer une théologie profonde de la femme. C’est seulement en réalisant cette étape, qu’il sera possible de mieux réfléchir sur leur fonction au sein de l’Eglise. »
D’accord. Mais la question est de savoir qui va faire cette étude ? Les mêmes types cléricaux, patriarcaux qui l’ont fait pendant les 2 000 dernières années lorsque les pères de l’Eglise ont d’abord dit, entre autre, que les femmes « ont la malice à la fois du dragon et de l’aspic. »
Ou quand Thomas d’Aquin a traité les femmes de « mâles illégitimes. » Pas vraiment l’étalon-or de l’espèce humaine.
Et quand les théologiens médiévaux ont déclaré que la femme était par nature subalterne, secondaire dans l’ordre de la création, plus émotionnelle que rationnelle.
Et aujourd’hui, ici et maintenant, un document du Vatican peut dire : « les formes de féminisme hostiles à l’Eglise sont parmi les questions de profonde préoccupation », mais sans jamais mentionner le machisme ou les structures mêmes du patriarcat comme une source de préoccupation.
Et encore, l’Eglise ne traite jamais les femmes comme des adultes totalement indépendantes, encore moins comme disciples de Jésus, baptisées, à part entière. Et ce malgré des siècles de diaconesses, un chœur de femmes saintes et des centaines d’années de femmes administratrices religieuses qui ont construit la plus grande partie des systèmes de services sociaux de l’Eglise.
Et, le plus important de tout, sur quel siècle de science anthropologique et théologique fondent-ils leurs idées sur les femmes de ce temps ? Quels écrivains féministes, quels chercheurs féministes, quels philosophes féministes, quels scientifiques, quels théologiens et canonistes, à la fois femmes et hommes, feront la théologie de cette époque ?
Sera-ce tout simplement une autre série de « les hommes font ceci » et « les femmes font cela », une anthropologie dualiste qui voit les femmes en tant que simples soignantes et les hommes comme les constructeurs exclusifs du monde, une anthropologie qui nie notre humanité commune, essentiellement et entièrement notre nature humaine commune ? Malgré le travail de nos Dorothy Day et Raïssa Maritain, de nos Maman Jones [1] et Rosemary Haughton, en tant que dirigeantes nationales et théologiennes à part entière ?
Et si oui, que peut-on éventuellement faire pour sauver le monde que cette division a bâti ?
Le fait est que la religion – toutes les religions – a été utilisée pour justifier l’oppression, la servitude, l’invisibilité des femmes, siècle après siècle. Effectivement, la religion après le Jésus historique a beaucoup à se repentir pour ce qui concerne les femmes, et parmi elles le catholicisme et le christianisme.
Et le résultat de ce passé – « religieux », comme il a pu lui-même se nommer, sincère comme il l’était peut-être – c’est qu’un peu partout sur la planète les femmes sont encore, aujourd’hui, à cette heure, comme le rapporte le Fonds de développement des Nations Unies pour les femmes, les deux tiers des analphabètes du monde. Les femmes sont toujours les deux tiers des affamés du monde. Les femmes sont encore les deux tiers des plus pauvres des pauvres, partout dans le monde. Même ici, même maintenant.
Cela ne peut pas être un accident. C’est une politique. Quelqu’un, quelque part, a décidé que les femmes ont besoin de moins, méritent moins, et sont moins dignes que les hommes.
Et tout cela au nom de Dieu.
Quand les défenseurs de cette thèse passent à la trappe, le seul sexiste qui reste à bord, c’est Dieu.
Le pape François a gagné le cœur du monde en étant humble, simple et pastoral – le visage chaleureux et attentionné de l’Eglise, un homme comme Jésus qui est un homme des pauvres.
Mais de toute évidence, personne ne peut prétendre être pour les pauvres, comme Jésus l’était, et ne rien faire, rien, rien pour l’égalité des femmes. S’en prendre aux phénomènes de classe, ne suffit pas à résoudre les problèmes qui viennent du sexisme.
Pourtant, lorsque les membres de la Conférence de direction des Religieuses (LCWR [2]) s’engagent de nouveau – comme elles l’ont fait si souvent dans le passé – à faire pour les femmes ce qui doit être fait pour la cause de l’Evangile, et le bien de l’Église, on les taxe de « féminisme radical » et leur cas est étudié comme hérésie.
La pleine humanité des femmes, l’anthropologie humaine et nos efforts pour éradiquer la pauvreté sont en effet parmi les questions qui permettront de mesurer à la fois comment cette papauté et cette Eglise vont sortir d’un époque qui est en train de mourir pour entrer dans l’âge nouveau qui vient à la vie.
Sinon, nous serons peut-être tous là pour voir venir la mort.
En 1998, le pape Jean-Paul II a enseigné aux évêques du Michigan et de l’Ohio lors de leurs visites ad limina à Rome que « Le génie de la femme doit être à tout jamais la force vitale de l’Église du prochain millénaire – comme il l’était dans les premières communautés des disciples du Christ. »
Ce qui, pour moi, conduit directement à la question que les femmes trouvent de plus en plus lassante : « Si ce n’est pas maintenant – 15 ans plus tard – quand ? »
Sr Joan Chittister – 11 décembre 2013
Traduction française par Lucienne Gouguenheim
Sr Joan Chittister est religieuse bénédictine et écrivaine aux Etats-Unis. Elle a été supérieure de sa communauté et présidente de la LCWR [2]. Elle collabore régulièrement au journal NCR.
Source : article publié le 11 décembre 2013 dans National Catholic Reporter (NCR).
(http://ncronline.org/blogs/where-i-stand/we-are-crossroads-women-church)
Source illustration : http://ncronline.org/authors/joan-chittister
Notes de la traductrice :
[1] Mary Harris Jones, plus connue sous le nom de Mother Jones était une militante syndicaliste et socialiste américaine, membre des Industrial Workers of the World.
[2] LCWR : Leadership Conference of Women Religious.